La Commission européenne considère que les chaînes bonus sont illégales

En confirmant que l’octroi de chaînes compensatoires est contraire au droit de l’Union européenne, la Commission oblige le Gouvernement à repenser l’organisation du paysage audiovisuel français, avec des choix d’avenir sur la norme future de diffusion et sur le poids des différents acteurs du marché.

Le 24 novembre 2010, la Commission européenne avait mis en demeure la France pour l’octroi automatique de chaînes bonus aux acteurs historiques de la télévision, considérant la compensation potentiellement discriminatoire et disproportionnée (voir REM n°17, p.4). Avec cette mise en demeure, la Commission européenne remettait en question l’un des éléments principaux du dispositif prévu par la loi du 5 mars 2007 relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur, à savoir la garantie pour les chaînes historiques de bénéficier, le jour du basculement définitif en numérique, prévu le 30 novembre 2011, d’un canal supplémentaire. En effet, la loi de 2007 prévoyait l’attribution automatique d’une fréquence en compensation du surcoût, pour les chaînes historiques, de la double diffusion en analogique et en numérique de leurs programmes jusqu’au 30 novembre 2011, ainsi que de la réduction de la durée de leur autorisation pour leur fréquence analogique, rendue fin 2011 et non fin 2012 comme le prévoient les autorisations actuelles.

Le 24 février 2011, la France répondait à la Commission européenne et défendait le principe de l’attribution de canaux compensatoires aux chaînes historiques. La réponse s’est articulée autour des deux critiques principales émises par la Commission européenne. La France a notamment mis en avant le fait que la directive concurrence du « paquet télécom » de 2002, qui interdit l’octroi de fréquences sans appel d’offres et mise en concurrence préalable, prévoit des exceptions quand il s’agit de l’intérêt général et du pluralisme des médias. Or l’attribution des chaînes bonus, qui conduira à renforcer pour les éditeurs historiques les obligations de contribution à la production audiovisuelle et cinématographique, relève de cette exception. En second lieu, cette compensation n’est pas jugée disproportionnée par la France, les chaînes historiques bénéficiant en analogique d’un canal qu’elles cesseront d’exploiter.

Cette explication n’aura pas convaincu la Commission européenne qui, le 29 septembre 2011, a rendu un avis motivé demandant à la France de revoir sa procédure d’attribution des canaux compensatoires. Dans cet avis, la Commission européenne note que l’attribution de chaînes bonus ne répond pas à un objectif d’intérêt général, les bénéfices attendus de l’apparition de nouvelles chaînes pouvant être espérés également dans le cadre d’un appel d’offres ouvert. C’est d’ailleurs sur ce dernier point que la Commission considère le dispositif français comme illégal, l’absence d’appel d’offres et l’octroi automatique de fréquences étant considéré comme discriminatoire. Enfin, la Commission européenne juge de nouveau la compensation disproportionnée, au regard des quelques mois où les chaînes ne diffuseront plus en analogique. La France a donc deux mois pour se mettre en conformité avec le droit de l’Union européenne, faute de quoi la Cour de justice de l’Union européenne sera saisie.

A vrai dire, l’avis motivé de la Commission européenne sur les chaînes bonus arrange finalement la France. En effet, entre 2007, quand la décision a été prise d’attribuer les chaînes bonus, dispositif qui renforce les acteurs historiques du marché afin de sanctuariser la production audiovisuelle et cinématographique française, et le 8 septembre 2011, date à laquelle Canal+ a annoncé prendre le contrôle de 60 % du capital des chaînes du groupe Bolloré, Direct 8 et Direct Star, le paysage audiovisuel français a totalement changé. Le risque politique lié aux chaînes bonus est apparu une première fois le 25 mars 2011 avec l’annonce, par le groupe Canal+, d’utiliser son canal bonus pour lancer une chaîne gratuite sur la TNT, baptisée Canal 20. Aussitôt, les opérateurs historiques, TF1 et M6, ont milité pour un moratoire sur les chaînes bonus afin de bloquer le projet de Canal+ qui serait venu, dans ce cas, les concurrencer sur le marché publicitaire audiovisuel. En reportant à 2016 le lancement des nouvelles chaînes bonus, date de la fin de la publicité en journée sur France Télévisions, TF1 et M6 espéraient asseoir leur domination du marché de la TNT, respectivement avec TMC et NT1 d’une part, et W9 d’autre part, tout en ayant à affronter Canal+ dans un contexte publicitaire plus favorable dans les quatre ans à venir. Cette situation n’avait pas été anticipée et les chaînes historiques comme les pouvoirs publics s’attendaient à ce que le canal compensatoire de Canal+ se trans- forme en chaîne de TNT payante. Le 4 avril 2011, au MIP TV à Cannes, Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture et de la Communication, prenait acte de la complexité nouvelle du dossier : « Ce sujet est particulièrement sensible. Il engage l’avenir du paysage audiovisuel et, donc, la responsabilité de l’ensemble des pouvoirs publics ».

Le paysage de la TNT est effectivement à l’aube d’une révolution. Il doit passer de 19 chaînes actuellement à 35, voire 40 chaînes à l’horizon 2016. L’arrêt de la diffusion analogique va libérer des fréquences qui seront en partie réutilisées pour le lancement de nouvelles chaînes de la TNT, deux fréquences pour des chaînes en HD restant par ailleurs à attribuer par le CSA, auxquelles s’ajoutent encore les fréquences des chaînes bonus. L’arrivée de nouvelles chaînes va incontestablement conduire à une évolution des parts d’audience des différents acteurs et donc du marché publicitaire audiovisuel. En termes d’offre et de diversité, les enjeux sont également importants : le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), comme le gouvernement, ont l’occasion de redessiner le futur paysage français au moment de l’attribution des nouvelles fréquences. Il faudra notamment choisir entre le renforcement des groupes audiovisuels historiques – ce qui correspond à l’inspiration des chaînes bonus – ou favoriser l’arrivée de nouveaux acteurs. Le projet Canal 20, en surprenant le régulateur qui s’attendait à un canal bonus sur la TNT payante, a renforcé le besoin de concertation sur le futur du paysage audiovisuel français et a favorisé, au moins dans un premier temps, l’attentisme sur les chaînes bonus. Dès avril 2011, l’avis de la Commission européenne faisait office d’étape à franchir pour statuer sur l’avenir des chaînes bonus, préalable au lancement de l’appel d’offres par le CSA sur les deux chaînes HD dont les fréquences sont déjà disponibles.

Attendre un avis motivé fin septembre 2011 pour décider du lancement ou non de chaînes fin novembre de la même année et de l’attribution de canaux pourtant disponibles, c’était d’emblée jouer la montre et privilégier le moratoire, les chaînes historiques arguant que le marché ne supporterait pas sans difficulté de nouvelles chaînes dans un contexte publicitaire tendu. Cette stratégie a été suivie dans un premier temps avec la possibilité d’imposer à toutes les nouvelles chaînes de la TNT une diffusion dite en DVB-T2, soit une version optimisée pour la HD du DVB-T actuel, format qu’aucun poste de télévision n’est en mesure de recevoir pour l’instant. En août 2011, le gouvernement a ainsi transmis à la Commission européenne, par l’intermédiaire du ministère de l’Industrie, un projet d’arrêté instaurant le DVB-T2. En imposant le DVB-T2, tout en étant obligé par la loi de 2007 d’octroyer des chaînes bonus aux acteurs historiques, le gouvernement a le moyen de limiter la concurrence : les premiers téléviseurs compatibles avec le DVB-T2 étant attendus pour 2013, le lancement de Canal 20 en décembre 2011 correspondra de fait au lancement de la chaîne pour les téléspectateurs recevant la télévision par ADSL ou satellite, soit seulement 45 % de la population. Cette décision, si elle bloque l’intérêt des chaînes bonus, neutralise en revanche les effets de l’octroi des deux fréquences en HD, l’appel d’offres du CSA ayant à l’origine été imaginé en DVB-T afin d’enrichir l’offre actuelle de chaînes. Face à ces diverses incertitudes, le gouvernement s’est finalement résolu à demander à Michel Boyon, président du CSA, un rapport sur l’avenir de la télévision numérique terrestre.

Le rapport de Michel Boyon, remis le 9 septembre 2011 au Premier ministre, milite pour l’adoption rapide de la norme DVB-T2 qui optimise le spectre des fréquences et permet de faire définitivement basculer la TNT dans un univers HD. En suivant cette option, le président du CSA propose de geler le paysage audiovisuel français pour les années à venir, le temps que le parc de téléviseurs soit compatible avec la nouvelle norme de diffusion. Il reporte donc la concurrence même en cas d’octroi des fréquences des chaînes bonus si la Commission européenne les autorise. En cas d’avis négatif de la Commission européenne -ce qui fut le cas-, Michel Boyon a préconisé d’abroger les dispositions législatives sur les chaînes bonus, donc de revoir la loi de 2007. Dans ce cas, le CSA récupère les fréquences réservées pour les chaînes bonus qui seront attribuées par appel d’offres, ce qui donne à l’autorité de régulation les moyens de dessiner comme elle le souhaite le paysage audiovisuel français.

Par l’effet d’un hasard improbable, le rapport du CSA a été remis au Premier ministre le 12 septembre 2011, le lendemain de l’annonce du rachat par Canal+ de Direct 8 et Direct Star : le leader de la télévision payante n’a donc plus besoin de chaînes bonus pour se développer sur le marché de la TNT où il possède désormais trois chaînes, les deux du groupe Bolloré et i-Télé. Dès lors, le gel du paysage audiovisuel français n’empêche pas la concurrence nouvelle de Canal+ sur le marché publicitaire audiovisuel. Ainsi, en dénonçant les chaînes bonus le 29 septembre 2011, l’avis motivé de la Commission européenne n’a pas résolu les problèmes, comme le rapport de Michel Boyon aurait pu le laisser imaginer. Le gouvernement devra certes régler le problème des chaînes bonus et modifier la loi de 2007, mais il doit surtout trancher la question de la norme de diffusion dans un nouveau contexte. En effet, depuis que Canal+ s’est emparé des chaînes du groupe Bolloré ; TF1 et M6, qui militaient initialement pour le moratoire, ne défendent plus nécessairement le basculement en DVB-T2, qui occasionnera des surcoûts et risque de décourager les téléspectateurs, qui ont dû s’équiper une première fois en décodeurs ou téléviseurs TNT au cours de ces six dernières années. D’autant que le DVB-T2 n’est qu’une norme intermédiaire qui a vocation à être remplacée ensuite par le HEVC. Finalement, cette situation nouvelle pourrait satisfaire les nouveaux entrants de la TNT comme NRJ Group et NextRadio TV : l’abandon de la norme DVB- T2 comme préalable à tout lancement de chaîne pourrait permettre au CSA de lancer un appel d’offres pour les deux nouvelles chaînes en HD en DVB-T. Cette solution, couplée au report ou à la suppression des chaînes bonus et au passage de la TNT d’une vingtaine de chaînes à 40 chaînes à l’horizon 2016, permettrait d’ouvrir le paysage audiovisuel dès 2012, sans prendre trop rapidement d’engagements sur l’avenir de la télévision, juste avant l’élection présidentielle française.

Sources :

  • « Chaînes bonus de la TNT : la France répond à Bruxelles », Alexandre Counis, Les Echos, 28 février 2011.
  • « Incertitude sur l’avenir des chaînes bonus de TF1, M6 et Canal Plus », Jamal Henni, La Tribune, 7 mars 2011.
  • « M6 favorable à un moratoire sur les chaînes bonus », Grégoire Poussielgue et Nathalie Silbert, Les Echos, 9 mars 2011.
  • « Nicolas de Tavernost : “M6 est prêt à lancer deux nouvelles chaînes gratuites” », interview par David Barroux et Grégoire Poussielgue, Les Echos, 30 mars 2011.
  • « Mitterrand réservé sur le projet de chaîne en clair de Canal+ », Nathalie Silbert, Les Echos, 5 avril 2011.
  • « Les chaînes « bonus » embarrassent l’Etat », Paule Gonzalès, Le Figaro, 9 avril 2011.
  • « Télévision : les chaînes bonus attendront l’avis de Bruxelles », Nathalie Silbert, Les Echos, 11 avril 2011.
  • « L’Etat reporterait les chaînes bonus à 2012 », Paule Gonzalès, Le Figaro, 12 avril 2011.
  • « Ce serait une grave erreur de geler la TNT », interview de Jean-Paul Baudecroux, PDG de NRJ Group, Le buzz Média Orange – Le Figaro, E.R., 14 avril 2011.
  • « TNT : le gouvernement projette de changer de technologie », La Tribune, 22 août 2011.
  • « Une nouvelle norme de diffusion pour écarter les “chaînes bonus” », Guy Dutheil, Le Monde, 25 août 2011.
  • « Avenir de la TNT : Michel Boyon s’aligne sur la position de TF1 et M6 », Grégoire Puossielgue, Les Echos, 13 septembre 2011
  • « Michel Boyon enterre les chaînes bonus », Paule Gonzalès et Enguérand Renault, Le Figaro, 13 septembre 2011.
  • « Chaînes bonus : Bruxelles somme Paris de revoir sa copie », Alexandre Counis, Les Echos, 28 septembre 2011.
  • « TNT : l’octroi des “chaînes bonus” remis en cause », Guy Dutheil, Le Monde, 29 septembre 2011.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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