CJUE, 25 octobre 2011, eDate Advertising GmbH c. X. et O. et R. Martinez c. MGN Ltd
Même si elle ne lui est ni exclusive ni tout à fait spécifique, l’une des difficultés juridiques majeures qui découlent de l’usage d’Internet tient à la dimension internationale du réseau et, en conséquence, à la très délicate et incertaine détermination de la loi applicable et des juridictions compétentes pour connaître de certains litiges relatifs au contenu de ce à quoi il est ainsi matériellement possible d’accéder et qui produit donc des effets en de multiples endroits, sur le territoire de différents Etats. A cette réalité s’oppose un droit qui, sauf harmonisation internationale ou européenne, demeure essentiellement national.
Un message peut avoir été mis en ligne sur un site implanté dans un pays donné, par un individu ayant une certaine nationalité, mais éventuellement installé dans un Etat différent. Il est susceptible de mettre en cause une ou plusieurs personnes de nationalité différente et résidant dans d’autres pays. Il est accessible par tous et partout à travers le monde, dans tous pays où une infraction se trouve alors commise entraînant ou non un préjudice. Editeurs et prestataires techniques peuvent être de nationalités différentes et avoir des liens de rattachement avec des territoires nationaux distinct.
S’agissant alors de la mise en jeu du régime de responsabilité pour abus de la liberté d’expression ou du fait d’atteintes aux droits de propriété intellectuelle, quelle(s) loi(s) appliquer et quelle(s) juridiction(s) considérer comme territorialement compétente(s) pour en connaître et dont les décisions ne se heurteront pas à des difficultés d’exécution ?
Dans le cadre de « demandes de décisions préjudicielles » formulées par des juges nationaux souhaitant quelques éclaircissements et éléments de solution à cet égard, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a déjà eu à se prononcer (F. Shevill, 7 mars 1995) sur certains aspects de ces questions en matière de publications de presse dont la diffusion est aussi, même si c’est dans une bien moindre mesure, susceptible de déborder des frontières nationales. Il n’y a, à cet égard, qu’une différence de degré et de dimension, et non pas de nature, entre les périodiques ou les livres, les programmes de radio et de télévision et les services de communication au public en ligne. S’agissant d’Internet, la Cour de justice vient à nouveau d’y répondre, dans deux affaires jointes, introduites l’une par des juges allemands et l’autre par des juges français, par un arrêt du 25 octobre 2011, eDate Advertising GmbH et O. et R. Martinez c. MGN Ltd. Dans l’un et l’autre cas, avaient été engagées des actions en responsabilité civile consécutives à la publication d’informations et de photographies sur Internet, perçues comme constitutives d’atteintes aux droits des personnes concernées.
La décision rendue est fondée sur les dispositions du règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil d’Etat, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale et de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (directive sur le commerce électronique).
S’agissant de la détermination de la juridiction compétente, la CJUE répond, en application du règlement susmentionné, que, « en cas d’atteinte alléguée aux droits de la personnalité au moyen de contenus mis en ligne sur un site internet, la personne qui s’estime lésée a la faculté de saisir d’une action en responsabilité, au titre de l’intégralité du dommage causé, soit les juridictions de l’Etat membre du lieu d’établissement de l’émetteur de ces contenus, soit les juridictions de l’Etat membre dans lequel se trouve le centre de ses intérêts ». Elle ajoute que « cette personne peut également, en lieu et place d’une action en responsabilité au titre de l’intégralité du dommage causé, introduire son action devant les juridictions de chaque Etat membre sur le territoire duquel un contenu mis en ligne est accessible ou l’a été ». Elle précise alors que « celles-ci sont compétentes pour connaître du seul dommage causé sur le territoire de l’Etat membre de la juridiction saisie ».
Pour ce qui est de la détermination de la loi applicable, l’arrêt commence par rappeler que, en application de la directive de juin 2000, elle-même respectueuse des principes fondamentaux tant de la liberté d’entreprise, de la libre circulation des produits et de la libre prestation de services, que de la liberté d’information, s’impose, « aux Etats membres, l’obligation de veiller à ce que les services de la société de l’information fournis par un prestataire établi sur leur territoire respectent les dispositions nationales applicables dans ces Etats membres » et qu’interdiction leur est faite « de restreindre, pour des raisons relevant du domaine coordonné, la libre circulation des services de la société de l’information en provenance d’un autre Etat membre » et de soumettre les services d’Internet en provenance de l’étranger « à des exigences plus strictes que celles prévues par le droit matériel en vigueur dans l’Etat membre » d’origine. Dans les domaines coordonnés par cette directive, c’est donc la loi du pays d’origine du message qui s’applique. Du fait même de cette coordination et d’une certaine similitude des régimes politico-juridiques des Etats membres de l’Union, celle du pays de réception ne devrait, en aucun cas, être très différente.
Se trouvent ainsi à peu près résolues, au moins dans le cadre de l’Union européenne, les très délicates questions de la détermination des juridictions compétentes et des lois applicables. Le réseau Internet étant de dimension universelle, en l’absence d’accords internationaux en la matière, les difficultés n’en demeurent pas moins, pour l’heure, insurmontables.
Sources :
- « Du droit applicable dans le « village planétaire » au titre de l’usage immatériel des œuvres », P-Y Gautier, chron.131, Dalloz, 1996.
- Note sous CJCE, 7 mars 1995, Mme Shevill c. Sté Presse-Alliance, G. Parléani, Dalloz, J.61, 1996.
- « Localisation du fait dommageable dans la transmission numérique », A. Lucas, OMPI, Groupe de consultants sur les aspects du droit international privé de la protection des œuvres et des objets de droits connexes transmis sur les réseaux numériques mondiaux, décembre 1998.
- « La compétence universelle des juridictions françaises en matière délictuelle : vers des « enfers numériques » », J-Ph Hugot, Legipresse, n° 185.II.119-123, octobre 2001.
- « A propos de Rome II », P. Lantz, Legipresse, n° 204.I.127-128, septembre 2003.
- Rapport de la Commission spécialisée portant sur la loi applicable en matière de propriété littéraire et artistique, A. Lucas, CSPLA, décembre 2003.
- « L’internationalisation croissante des litiges : les réponses apportées en matière de presse et de droit d’auteur par la proposition de règlement communautaire « Rome II » », J-S. Bergé, Legicom, n° 30, p. 117-125, janvier 2004.
- « Internet et la compétence extraterritoriale des tribunaux français », S. Albrieux, Legipresse, n° 38.II.1-7, janvier 2007.
- « Questions pratiques autour de la diffusion de presse par Internet : Quel juge compétent ? Quelle loi applicable ? Quelle efficacité internationale des décisions rendues ? », J-S Bergé, Legicom, n° 43, p. 37-41, février 2009.
- « Les mal-aimés du règlement Rome II : les délits commis par voie de média », L. Perreau-Saussire, Dalloz, p. 1467, 2009.
- « Droit international de l’internet », B. Audit, RLDI, suppl. n° 63, p. 4-7, août 2010.
- « Droit international de l’internet. Loi applicable et juridiction compétente », CEJEM, RLDI, suppl. n° 63, 37 p., août 2010.
- « Conflit de lois et compétence internationale des juridictions françaises », L. Pech, J. Cl. Comm., fasc. 3000.