Droits sportifs : l’Europe fragilise les exclusivités territoriales

Le championnat le plus riche d’Europe, l’English Premier Ligue, a perdu une bataille face aux autorités européennes de justice sur la protection de l’exclusivité territoriale des droits, qui s’arrête où commence la libre prestation de services entre pays européens. La décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) pourrait avoir des conséquences notables sur le marché européen des droits sportifs, mais également des droits audiovisuels et cinématographiques, en introduisant une concurrence là où elle n’existe pas encore. Toutefois, l’appel d’offres sur les droits de retransmission de la Ligue des champions en France, où Al-Jazeera s’est à nouveau illustrée, n’a pas empêché la surenchère nationale sur une compétition par définition non domestique.

La CJUE favorise la libre prestation de services au détriment des exclusivités territoriales

Dans un arrêt du 4 octobre 2011, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a considéré que les « accords d’exclusivité territoriale » passés entre les ligues de football et les chaînes payantes qui retransmettent les matchs ne sauraient l’emporter sur la libre prestation de services dans l’Union européenne. Cette décision fait suite à la saisie de la CJUE par la Cour britannique, après la condamnation d’une patronne de bar britannique à 8 000 livres d’amende (9 270 euros) pour avoir contourné l’opérateur national BSkyB au profit du grec Nova, afin de diffuser les matchs de la Premier Ligue britannique, sans s’acquitter du coût élevé de l’abonnement au Royaume-Uni. En 2004, Karen Murphy, la patronne du bar en question, a en effet opté, sous un faux nom grec, pour un abonne- ment au bouquet satellitaire Nova, qui diffuse le championnat britannique, et a résilié son abonnement à BSkyB, réduisant ainsi sa facture de 700 livres par mois à 800 livres par an.

L’English Premier Ligue, qui détient le record européen des droits récoltés pour la compétition qu’elle commercialise, n’aura pas toléré cette entorse à son modèle économique : outre les 2 milliards de livres pendant la période 2010-2013 pour les droits domestiques, l’English Premier Ligue a commercialisé pour 1,4 milliard de livres ses droits à l’échelle internationale. Pour atteindre de tels montants, l’English Premier League vend les droits pays par pays, assortis d’une exclusivité : si les matchs du championnat britannique se monnaient au prix fort avec BSkyB, leur coût chute en Grèce pour un public étranger par définition moins disposé à payer pour une compétition britannique. En prenant un abonnement en Grèce et en exploitant la faille ouverte par les télévisions payantes par satellite, Karen Murphy a donc menacé la rentabilité des opérateurs nationaux et, par conséquent, des ligues de football qui commercialisent les droits auprès d’eux. En effet, seule la diffusion des chaînes étrangères par satellite est concernée, les télévisions en clair étant protégées par leur diffusion nationale et l’Internet étant parfaitement capable de repérer les frontières en fonction de la localisation de l’adresse IP. Or la télévision par satellite a ceci de particulier qu’elle a inspiré l’idée du marché commun européen en matière audiovisuelle, incarné dans la directive Télévision sans frontières de 1989 (devenue Services de médias audiovisuels), et dont les juges de la CJUE ont dû se réclamer. C’est en effet au nom de la libre prestation des services audiovisuels que la CJUE a considéré comme contraire au droit européen, non pas la commercialisation de droits bénéficiant d’une exclusivité territoriale, mais l’interdiction pour les téléspectateurs de s’abonner à des bouquets étrangers. L’exclusivité n’est donc pas interdite, elle n’est plus protégée, en revanche, dès lors qu’une offre européenne alternative existe.

Pour les ligues, qui détiennent les droits, l’enjeu demain sera de continuer à valoriser leurs droits à l’international sans menacer les droits nationaux qui sont les plus rémunérateurs. Au-delà, cette décision de la CJUE pourrait avoir des conséquences importantes sur le marché des droits audiovisuels et cinématographiques. La surenchère sur les droits des séries américaines et des films produits par l’industrie hollywoodienne repose également sur les exclusivités territoriales, des exclusivités qu’il sera demain encore plus facile de contourner, grâce aux téléviseurs connectés. Autant dire que les détenteurs de droits seront probablement obligés, à l’avenir, de proposer une offre globale ou harmonisée au moins au niveau de l’Union européenne, ce qui ne manquera pas de dévaloriser les droits qu’ils monnayaient au prix fort auprès des différents diffuseurs nationaux. Avec la fin des exclusivités protégées, la mondialisation des droits pourrait donc s’accélérer, ce qui ne signifie pas pour autant la fin des droits cher payés, comme l’atteste en France l’appel d’offres sur les droits de retransmission de la Champions Ligue.

Les droits de la Champions Ligue battent des records sous la pression d’Al-Jazeera

En France, l’appel d’offres sur les droits de retransmission de la Ligue des champions pour les saisons 2012-2015 aura montré que la libre prestation de services peut à l’inverse renforcer la concurrence au sein des marchés domestiques et soutenir le montant des droits que les chaînes sont prêtes à payer pour disposer d’une offre de football. En effet, sous la pression d’un acteur étranger et mondialisé, la chaîne qatarie Al-Jazeera, les droits ont connu une envolée surprenante qui confirme la mondialisation du marché stratégique des droits sportifs, au moins pour les compétitions les plus prestigieuses (voir REM n°20, p.26).

Après avoir découpé en cinq lots les droits de la Ligue des champions, l’UEFA, qui les commercialise, a confirmé, le 5 décembre 2011, avoir attribué quatre des cinq lots – 133 matchs en tout – à Al-Jazeera Sport, la chaîne sportive du groupe qatari qui doit être lancée en France courant 2012. Al-Jazeera Sport renforce donc son offre de football après l’acquisition en juin 2011 d’une partie des droits du championnat français de football. Mais le contexte a désormais changé : en juin, Al-Jazeera s’était contentée de proposer le prix de réserve fixé par la Ligue professionnelle de football, récupérant ainsi un lot sur lequel Canal+, acheteur historique des droits, n’avait pas misé. Tout s’est donc passé comme si Al-Jazeera s’était substituée à Orange qui, lors du précédent appel d’offres, avait concouru pour lancer Orange Sport face à Canal+, un projet désormais abandonné (voir REM n°17 p. 21). Mais pour s’emparer des 133 matchs de la Ligue des champions, jusqu’ici détenus par Canal+ pour 31 millions d’euros par an, Al-Jazeera a proposé 61 millions d’euros à l’UEFA, doublant ainsi la mise.

A l’évidence, les moyens financiers d’Al-Jazeera, sa stratégie mondiale, lui permettent de surpayer les droits, au moins de proposer des montants sans commune mesure avec les capacités d’amortissement sur le marché national. Les acteurs locaux sont donc menacés, au premier rang desquels Canal+, qui justifie la commercialisation de ses chaînes payantes par son offre de football notamment. Jusqu’alors, les 133 matchs de la Ligue des champions que le groupe diffusait alimentaient par exemple Foot+ et Canal+ Sport. Pour éviter la disparition de la Ligue des champions de son offre, Canal+ a dû se résoudre à jouer à son tour la sur-enchère. Le 9 décembre 2011, le groupe s’emparait ainsi du dernier lot de l’appel d’offres, à savoir le lot portant sur les 13 plus belles affiches de la compétition. Ce lot, diffusé en clair par TF1 depuis 1992, bascule ainsi dans l’univers de la télévision payante, le montant des droits rendant irréaliste une tentative d’amortissement sur le seul marché publicitaire.

Pour s’emparer des 13 plus belles affiches de la Ligue des champions, Canal+ a accepté de verser entre 40 et 50 millions d’euros par an, soit près du double de TF1, qui versait jusqu’alors 25 millions d’euros par an. Autant dire que sur l’ensemble de l’appel d’offres, l’UEFA double la mise, parvenant à commercialiser la Ligue des champions aux alentours de 100 millions d’euros. Paradoxalement, la perte des droits des 13 matchs par TF1 a donné une indication moins positive sur la logique économique qui préside à une telle surenchère, TF1 dénonçant un prix « exorbitant » pour une compétition qui perd de son attrait auprès des téléspectateurs. Ainsi, pour la saison en cours, le meilleur match a réuni 5,2 millions de téléspectateurs, loin des performances des séries américaines bien meilleur marché, et la part d’audience de TF1 sur la Ligue des champions entre la saison 2008-2009 et 2010- 2011 a chuté de 27,4 % à 22,6 %.

En basculant les matchs dans un univers entièrement payant, TF1 perdant les grandes affiches au profit de Canal+, le reste étant diffusé sur la chaîne payante que doit lancer Al-Jazeera, l’audience de la Ligue des champions chutera encore, diminuant de manière naturelle la dimension exceptionnelle de la compétition qui réunit les meilleurs clubs d’Europe, à défaut notamment d’une exposition grand public sur une chaîne en clair. Toutefois, la finale est considérée comme un « événement d’importance majeure » (voir REM n°18-19, p.6), ce qui obligera Canal+ à la diffuser en clair sur dérogation, ou alors sur Direct 8 (voir infra). Enfin, l’augmentation du coût des droits pèsera à coup sûr sur le coût de la grille de Canal+, donc en partie sur les films et séries originales que la chaîne finance, aux dépens de la création audiovisuelle et cinématographique française à laquelle cette chaîne contribue.

Sources :

  • « Coup de tonnerre dans les droits sportifs à la TV en Europe », Sandrine Cassini, La Tribune, 5 octobre 2011.
  • « La justice européenne ouvre une brèche dans l’exclusivité des droits TV du football », Christophe Palierse et Nathalie Silbert, Les Echos, 5 octobre 2011.
  • « Football : les droits de retransmission menacés par un arrêt européen », Xavier Ternisien, Le Monde, 6 octobre 2011.
  • « L’Europe malmène les exclusivités TV », Parle Gonzales, Le Figaro, 6 octobre 2011.
  • « Al-Jazeera sort Canal + de la Ligue des champions », F.C. et C.P., Les Echos, 6 décembre 2011.
  • « Al-Jazira Sport sera lancée en France d’ici juillet 2012 », Paule Gonzales, Le Figaro, 6 décembre 2011.
  • « Ligue des champions et Al-Jazira : droits du foot et effet domino », Philippe Bailly, Le Figaro, 7 décembre 2011.
  • « Canal+ prive TF1 de la Ligue des champions, Paule Gonzales, Le Figaro, 9 décembre 2011.
  • « Ligue des champions : Canal+ parvient à limiter la casse », Fabienne Schmitt, Les Echos, 12 décembre 2011.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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