L’échec européen de l’ACTA

Si l’on observe pendant quarante ans l’évolution de la balance des paiements en dollars des redevances et licences pour l’utilisation autorisée des brevets, copyrights, marques, procédés industriels et franchises, ainsi que pour l’utilisation de films et de manuscrits, on constate combien les pays les plus impliqués à la mise en place de l’accord commercial anti-contrefaçon (ACAC), plus connu sous l’acronyme anglo-saxon ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) sont précisément ceux dont la balance des paiements enregistre la plus forte inflation entre 1981 et 2011.

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L’accord commercial anti-contrefaçon (ACAC) est un traité international multilatéral sur le renforcement des droits de la propriété intellectuelle et la lutte contre la contrefaçon, portant tout autant sur les marchandises et leur circulation entre pays que sur le droit d’auteur et l’éventuelle responsabilité des intermédiaires techniques. D’abord engagées par le Japon et les États-Unis en 2006, les discussions préliminaires s’élargirent dès 2007 à la Commission européenne, au Canada et à la Suisse. Les premières négociations réunirent une dizaine de pays en 2008. D’abord négocié en secret, la fuite d’un document de travail en mai 2008 par le site Wikileaks permit de mettre en lumière le contenu de l’accord.

Le contenu de l’accord n’a pas évolué significativement depuis notre précédent examen (voir REM n°14-15, p.8), et vise, dans un sens très large, à renforcer le « cadre juridique pour faire respecter les droits de propriété intellectuelle » à travers le monde. Il s’appuie sur l’accord concernant les droits de la propriété intellectuelle liés au commerce (ADPIC, en anglais, Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et vise ainsi tous les secteurs de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire le droit d’auteur et droits connexes, les marques de fabrique ou de commerce, les indications géographiques, les dessins et modèles industriels, les brevets, les schémas de configuration (topographie) de circuits intégrés, la protection des renseignements non divulgués ainsi que le contrôle des pratiques anticoncurrentielles dans les licences contractuelles. Autrement dit, il s’agit de la propriété intellectuelle dans son acception la plus large, qui vise à la fois les droits de la propriété littéraire et artistique d’une part, et les droits de la propriété industrielle d’autre part. L’ACTA a pour objet essentiel, de « lutter contre la contrefaçon et contre le piratage », rapporte la députée européenne Marielle Gallo.

L’article 27 du traité dispose en effet des « moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle dans l’environnement numérique », et ce sont probablement ces mesures qui ont très tôt inquiété des organisations de défense de l’Internet comme l’Electronic Frontier Foundation (EFF). En effet, « une partie (NDLR : un pays signataire) peut prévoir que ses autorités compétentes seront habilitées […] à ordonner à un fournisseur de services en ligne de divulguer rapidement au détenteur du droit des renseignements suffisants pour lui permettre d’identifier un abonné dont il est allégué que le compte aurait été utilisé en vue de porter atteinte à des droits […] relativement à une atteinte à une marque de fabrique ou de commerce ou au droit d’auteur ou à des droits connexes ».

A l’instar de SOPA (Stop Online Piracy Act) et de PIPA (Protect IP Act), ces deux projets de loi proposés à la Chambre des représentants des États-Unis en 2011 et finalement abandonnés après avoir rencontré une forte mobilisation des acteurs du Net, mais aussi de d’éminents juristes, l’ACTA prévoit la responsabilité des intermédiaires techniques, notamment dans la mise en œuvre de l’analyse de contenu des paquets IP transmis par le réseau, comme le DPI (Deep Packet Inspection), permettant à un opérateur de télécommunications de les filtrer ou de les détecter, provoquant ainsi un ralentissement sensible du trafic.

S’attaquer à cet aspect bien précis du fonctionne- ment du réseau Internet ne pouvait au demeurant qu’attirer les foudres des défenseurs de l’Internet, du simple internaute versant parfois dans la provocation aux juristes les plus attentifs au respect de la nature du réseau, comme Mark Lemley de l’université Stanford, David S. Levine de l’université d’Elon et David G. Post de la Temple University, qui ont publié, dans la Stanford Law Review, un article intitulé « Don’t Break the Internet », à la suite des propositions de loi SOPA et PIPA. Pour limiter l’accès à des contenus sous copyright, les projets de loi SOPA et PIPA prévoyaient, entre autres, d’instituer une surveillance des contenus par les fournisseurs de services ainsi qu’une modification de leur serveurs DNS (Domain Name System) afin de bloquer les noms de domaine de sites web étrangers proposant au téléchargement des copies illégales de contenus. Ils prévoyaient aussi un filtrage par les moteurs de recherche ou encore, l’interdiction faite à ces sites web de recourir à des systèmes de paiement comme Paypal.

Or, Internet est avant tout un réseau de transport qui ne s’attache pas à la nature des contenus échangés mais qui s’applique, à la transmission de données, entre deux nœuds du réseau, une méthode de com- mutation par paquets qui fonctionne coûte que coûte. La Cour de justice de l’Union européenne s’est ainsi prononcée le 24 novembre 2011 sur ce type de filtrage en amont dans un arrêt du 24 novembre 2011, Scarlet Extended SA c. Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (SABAM) et autres, en indiquant « qu’une telle surveillance préventive exigerait une observation active de la totalité des communications électroniques réalisées sur le réseau du FAI (fournisseur d’accès à Internet) concerné et, partant, qu’elle engloberait toute information à transmettre et tout client utilisant ce réseau » (voir REM n°21, p.9).

Le texte définitif de l’ACTA a finalement été signé le 1er octobre 2011 par huit pays, États-Unis, Australie, Canada, Corée du Sud, Japon, Maroc, Nouvelle- Zélande et Singapour, puis, le 26 janvier 2012, par 22 des États membres de l’Union européenne dont la France et le Royaume-Uni, à l’exception de l’Allemagne, de Chypre, de l’Estonie et des Pays- Bas. Quant au Brésil, à la Chine, à l’Inde et à la Russie, ces derniers ont tout simplement été écartés des négociations.

Que ce soit sur la forme ou sur le fond, l’ACTA est révélateur des tensions de plus en plus grandissantes entre ceux qui considèrent qu’Internet est un canal de distribution supplémentaire à l’instar de la radio ou la télévision, et dont il faudrait filtrer tous les contenus, et ceux qui s’attachent à protéger la neutralité de la fonction de transport, inhérente au réseau. Sur la forme, l’ACTA fut d’abord présente comme un accord commercial alors qu’il s’agissait plutôt d’un traité multilatéral international, prévoyant la mise en place de mesures pénales au sein des pays signataires (la section 4 s’intitule « mesures pénales »). Ce qui avait commencé comme une proposition pour mieux coordonner des mesures douanières a évolué, au fur et à mesure des négociations, vers un traité international « s’appliquant tout autant au domaine des médicaments génériques, aux brevets sur les semences ou encore à l’Internet et au partage des fichiers numériques » explique la journaliste Céline Develay-Mazurelle. Or un traité international d’une telle portée peut difficilement ne pas reposer sur un processus de concertation publique, permettant de refléter les préoccupations de chacun pour dégager des enjeux communs.

Entre 2008 et 2010, plusieurs documents de travail « fuitèrent » des négociations secrètes, mobilisant à la fois les associations de défense des libertés publiques mais également le Parlement européen, pour exiger plus de transparence sur le contenu du texte et l’éventuelle négociation dont il aurait pu faire l’objet : le 18 décembre 2008 puis le 10 mars 2010, ce dernier adopta par deux fois une résolution commune enjoignant à la Commission européenne de rendre publics les documents des négociations, allant jusqu’à menacer la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne.

Cette insistance à vouloir tenir écartés des négociations les représentants du peuple ainsi que la forte mobilisation de la Toile contre le chapitre 27 du traité portant sur Internet eurent des effets dont les instigateurs de l’ACTA se seraient bien passés. Par exemple, la signature en janvier 2012 par 22 des États membres de l’Union européenne entraîna la démission de l’eurodéputé socialiste français Kader Arif de son poste de rapporteur de l’ACTA, qui dénonçait ainsi la course contre la montre engagée par la Commission européenne pour faire ratifier l’accord par le Parlement européen avant que l’opinion publique ne puisse réellement s’en emparer. Helena Drnovšek Zorko, ambassadrice de Slovénie au Japon, s’excusa publiquement d’avoir signé un accord dont elle n’avait pas mesuré la portée. Nourrie par des associations de défense des libertés publiques, la mobilisation via Internet de la société civile fut sans précédent, allant jusqu’à provoquer des manifestations dès février 2012, notamment en Allemagne où 100 000 personnes descendirent dans la rue, ou encore en Pologne, en Bulgarie, en République tchèque, en Roumanie ou en Slovaquie. Une pétition en ligne lancée par le site avaaz.org et remise à la Commission des pétitions du Parlement européen en mai 2012 recueillit près de 2,5 millions de signatures. Le 25 avril 2012, le désaveu du contrôleur européen de la protection des données (CEPD), qui soulignait dans un avis du 25 avril 2012 que le manque de précision d’ACTA « pouvait avoir des effets secondaires inacceptables sur les droits fondamentaux des individus, si ces mesures n’étaient pas correctement appliquées » contribua également à jeter le doute à l’intérieur même du Parti populaire européen (PPE), principale formation politique du Parlement qui avait toujours été en faveur d’ACTA et qui, la veille du vote en séance plénière, décida de ne pas imposer de consigne de vote.

C’est dans ce climat délétère que le 4 juillet 2012, l’accord final fut repoussé à une très large majorité par le Parlement européen réuni en séance plénière : 478 eurodéputés votèrent contre, 39 pour et 165 s’abstinrent. Sur les 39 députés ayant voté pour, 33 appartenaient groupe PPE, la droite européenne. Et selon le pointage effectué par le site Slate.fr, 21 d’entre eux, soit plus de la moitié, étaient français.

Quel enseignement tirer de cette « épopée » qui s’est achevée par un refus massif des députés européens ? Sur le fond, l’amalgame juridique de 2012, entre la réglementation de la contrefaçon des produits physiques et des produits « numérisables », semble de plus en plus aberrant. La vision « territorialiste » de l’industrie culturelle visant à recréer les frontières physiques du commerce des marchandises pour des œuvres ou des activités numériques, dont les fournisseurs d’accès à Internet seraient les douaniers, prouve une méconnaissance totale du fonctionnement du réseau Internet, par nature neutre et « acentré ». L’amalgame est d’autant plus dangereux que la lutte contre la contrefaçon répond à une impérieuse nécessité à l’heure où les échanges internationaux ne cessent de croître : des jouets contenant des produits dangereux à destination des enfants, des cigarettes contrefaites encore plus nocives que celles vendues légalement, des faux médicaments dont le nombre de victimes se compte en dizaine de milliers tous les ans. Le commerce de produits contrefaits est un fléau qui ne cesse d’empirer, en même temps qu’explose le nombre de dépôts de brevets et de marques à l’OMPI depuis les années 1970.

Quant au « piratage » des œuvres de l’esprit, il met- trait à mal une industrie des droits d’auteur et du copyright fondée sur la copie des supports, essoufflée par la révolution numérique et le développement des nouveaux usages liés aux technologies de l’information et de la communication (TIC), et dont la fuite en avant incite à une extension sans fin des droits patrimoniaux passée de 14 ans renouvelable une fois au XVIIIe à 70 ans après la mort de l’auteur aujourd’hui, faisant progressivement disparaître le domaine public des œuvres culturelles, nécessaire à la créativité et l’imagination de tous.

L’essor de l’informatique a profondément modifié les enjeux de la copie et du commerce de ces mêmes copies. Le syllogisme de Jérémie Zimmerman, fondateur de la Quadrature du Net est assurément simpliste, voire simplificateur : « Voler, c’est soustraire ; si je vole un sac à main, je le soustrais à quelqu’un. Copier, c’est multiplier : si je copie une musique 10 fois sur mon ordinateur, j’en aurai 11 exemplaires, parfaitement similaires. Ainsi, lorsque l’on dit que télécharger, c’est voler (soustraire) alors qu’en fait, c’est le copier (multiplier), on essaie de nous faire croire que la multiplication, c’est la soustraction ». Ce syllogisme a au moins cette vertu de souligner la différence de nature entre la contrefaçon portant sur des biens physiques et la copie des biens immatériels. Le sujet est complexe puisqu’il mêle à la fois la nécessité d’une réforme en profondeur du droit d’auteur tel qu’il fut conçu au XVIIIe siècle, en l’adaptant aux potentialités ouvertes par Internet, réseau de transport de données découpées en paquets plutôt que canal de distribution dont chaque contenu pourrait être filtré.

Comme le souligne Philippe Aigrain, l’impact du numérique, c’est-à-dire le développement durant un demi-siècle de l’informatique et le déploiement du réseau Internet, avec dans son sillage, le développement de nouveaux usages, invoque un écosystème qui repose tout à la fois sur « les pratiques non marchandes des individus, les usages collectifs non marchands, l’économie culturelle et les infrastructures techniques, juridiques et fiscales ». Appréhender séparément chacune de ces facettes contribue à nier l’émergence de ces nouveaux usages, dont la dimension n’est pas d’abord marchande mais sociale, voire sociétale, et dont les travaux de Marcel Mauss et de tant d’autres après lui ont permis, dès 1925, « de se retourner vers des formes lointaines de l’échange interhumain ». Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la politique numérique, plaide également pour une modernisation profonde de la réglementation actuelle : « Aujourd’hui, notre système du droit d’auteur est fragmenté et mal adapté à la véritable essence de l’art, qui n’a pas de frontières. A la place, ce système a fini par donner un rôle plus important aux intermédiaires qu’aux artistes. Cela agace le public qui souvent ne peut pas accéder à ce que veulent offrir les artistes, laissant un vide qui est comblé par les contenus illicites, privant les artistes d’une juste rémunération ».

Séparer l’économie culturelle des échanges non marchands entre individus n’aboutit qu’à des contradictions techniques et juridiques qui dénaturent non seulement l’esprit et le fonctionnement du réseau Internet, mais également la trajectoire qu’une société moderne confère à la culture. Un accord similaire à l’ACTA, le CETA (Canada-EU Trade Agreement – Accord économique et commercial global AECG) est également négocié depuis 2009 dans le plus grand secret.Une version éventée de février 2012 montre une nette ressemblance avec les dispositions du traité ACTA. Interrogé sur les ondes de la radio Le Mouv’ à propos de ces échanges non marchands, Pierre Lescure, responsable de la mission relative à l’acte II de l’exception culturelle, annonçait sur les ondes : « Il y aura forcément une partie de la réponse qui comportera la légalisation des échanges non marchands »…

Sources :

  • « Le système du droit d’auteur est inadapté en Europe selon Neelie Kroes », Julien L., numerama.com, 6 novembre 2010.
  •  « ACTA : une mascarade à laquelle je ne participerai pas », Kader Arif, kader-arif.fr/actualites, 26 janvier 2012.
  •  « ACTA is Europe’s SOPA moment », blog d’Elizabeth Flock, washingtonpost.com, 2 février 2012.
  •  « Des centaines de manifestations contre le traité Acta », Le Monde, 11 février 2012.
  • Communiqué de presse – EDPS/09/12 – Bruxelles, Contrôleur européen de la protection des données (CEPD), 24 avril 2012.
  • « Acta massivement rejeté par les eurodéputés… sauf ceux de l’UMP », Slate.fr, 4 juillet 2012.
  • « Le Parlement européen vote contre le traité anticontrefaçon ACTA », Damien Leloup, Le Monde, 4 juillet 2012.
  • « Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées », Philippe Aigrain, http://paigrain.debatpublic.net, 31 juillet 2012.
  • « L’âpre bataille de l’ACTA », Céline Develay-Mazurelle, RFI, http://atelier.rfi.fr, 2 août 2012.
  • « Pierre Lescure veut intégrer la légalisation des échanges non marchands », Xavier Berne, PC INpact.com, 31 août 2012.
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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