Droit à la l’information et protection de la vie privée

Dans l’un des nombreux volets de ladite « affaire Bettencourt » qui, compte tenu de ses diverses implications, a longuement suscité l’attention et la curiosité des médias et du public, la cour d’appel de Versailles statue, par un arrêt du 4 juillet 2013, comme cour de renvoi d’un arrêt de la Cour de cassation (Cass. civ., 6 octobre 2011, n° 10-21.823) ayant statué sur un arrêt de la cour d’appel de Paris (Paris, Pôle 1, ch. 1, du 23 juillet 2010, n° 10/13989) qui avait validé une ordonnance de référé du tribunal de grande instance de Paris (TGI Paris, réf., 1er juillet 2010, n° 10/55839). Celle-ci avait écarté la demande, présentée par Mme Bettencourt, visant notamment à obtenir la condamnation de Mediapart à retirer de son site les éléments d’enregistrements clandestins réalisés, à son insu, à son domicile, par son majordome, dans des conditions qu’elle considérait comme constitutives d’atteinte à sa vie privée. La juridiction saisie devait donc arbitrer entre les arguments contraires mis en avant d’un côté par Mme Bettencourt, en faveur de la protection de sa vie privée et, de l’autre, par le site Mediapart, se prévalant de la liberté d’expression et du droit à l’information.

Se conformant à l’analyse de la Cour de cassation, la cour de Versailles conclut, en cette espèce, différemment des juges parisiens. Apparaît donc la difficulté, en pareilles circonstances, de trancher entre ces deux droits contradictoires. Un bref rappel des arguments échangés par les deux parties et des apports de la décision rendue permet d’en prendre la mesure.

Arguments échangés

Aux arguments de Mme Bettencourt, en faveur de la protection de la vie privée, s’opposent ceux de Mediapart, tentant de justifier son comportement par le droit à l’information.

Protection de la vie privée

Comme elle l’avait fait dans les étapes précédentes de la procédure, Mme Bettencourt se plaint d’une atteinte portée à sa vie privée. Par la voie judiciaire, elle tente notamment d’en obtenir l’interruption par la suppression des contenus litigieux.

Pour cela, Mme Bettencourt demande à la cour de constater que Mediapart « a porté à la connaissance du public et maintenu en ligne sur son site des extraits sonores, ainsi que leur transcription, d’enregistrements effectués à son domicile, sans son consentement, de paroles tenues à titre privé ou confidentiel » et de juger que « la publication de ces enregistrements qui portent atteinte à l’intimité de sa vie privée constitue un trouble manifestement illicite que ne légitime pas le droit à l’information ».

Pour fonder sa demande, elle ajoute encore que, au regard de l’article 226-1 du code pénal (qui réprime le fait de « porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui : 1) en captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel », tandis que l’article suivant vise le fait « d’utiliser de quelque manière que ce soit tout enregistrement ou document obtenu à l’aide de l’un des actes prévus par l’article 226-1 »), « il convient de s’attacher aux conditions de la captation et non pas au contenu de l’enregistrement pour caractériser un trouble manifestement illicite » et que « tel est bien le cas des enregistrements litigieux, effectués à son insu et à celui de ses visiteurs, et dont la diffusion fait entrer le lecteur dans son intimité ».

Droit à l’information

En sens contraire, Mediapart et ses différents collaborateurs font valoir, pour leur défense, que « la liberté d’expression est un principe à valeur constitutionnelle » et que « de nombreux engagements internationaux souscrits par la France » en assurent la protection ; que « toute restriction à cette liberté ne peut être qu’une exception à ce principe » ; et que, si la presse n’est « pas dispensée de mettre en balance son intérêt de publier et la protection de la sphère notamment privée de la personne concernée […] néanmoins, plus la valeur informative pour le public […] est grande, plus devient relative la protection de la vie privée ».

S’opposant à l’argumentation de Mme Bettencourt, ils indiquent que les articles 226-1 et 226-2 du code pénal « ne visent qu’à prévenir et réprimer les atteintes à l’intimité de la vie privée d’autrui ; que cette atteinte ne se déduit pas du seul procédé utilisé » et que « la captation à l’insu des personnes concernées de conversations ayant trait à la vie professionnelle n’est pas protégée par ces articles ». Ils affirment avoir poursuivi « l’objectif légitime d’informer le public ».
C’est entre ces arguments contraires que les juges saisis devaient trancher.

Apports de la décision

De l’arrêt de la cour d’appel de Versailles, il convient de retenir la motivation et la portée de la décision.

Motivation de la décision

Pour trancher le litige, l’arrêt retient « qu’il n’est pas contesté par les défendeurs que les enregistrements ont été effectués dans un salon particulier du domicile privé » de l’intéressée, « à son insu et à celui de ses visiteurs », et qu’ils « avaient conscience du caractère illicite de la provenance de ces enregistrements ». Il ajoute que « ces enregistrements, pratiqués de façon clandestine, ont, par leur localisation et leur durée, nécessairement conduit leur auteur à pénétrer dans l’intimité des personnes concernées et de leurs interlocuteurs » et qu’il « importe peu que les défendeurs aient procédé à un tri au sein des enregistrements diffusés pour ne rendre publics que les éléments ne portant pas atteinte, selon eux, à la vie privée des personnes concernées ».

La cour d’appel de renvoi considère en outre qu’il résulte « de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que l’exercice de la liberté de recevoir ou de communiquer des informations comporte des responsabilités et peut être soumis à certaines restrictions qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles » et que, d’autre part, « l’exigence de l’information du public […] ne peut légitimer la diffusion, même par extraits, d’enregistrements obtenus en violation du droit au respect de la vie privée d’autrui, affirmé par l’article 8 de ladite Convention ».
C’est en conséquence de cette analyse que la cour prend sa décision.

Portée de la décision

La cour d’appel de Versailles infirme l’ordonnance de référé du tribunal de grande instance de Paris, telle qu’elle avait été confirmée par la cour d’appel de Paris, mais dont l’arrêt avait été l’objet d’une cassation avec renvoi.

Elle ordonne le retrait du site mediapart.fr, sous astreinte « de 10 000 euros par jour de retard et par infraction constatée, de toute publication de tout ou partie de la retranscription des enregistrements illicites » et « fait injonction à la société Mediapart de ne plus publier tout ou partie des enregistrements illicites ».

Il sera cependant noté que, bien que s’agissant d’une procédure d’urgence, la présente décision intervient plus de trois ans après les faits et que seul le site Mediapart est ainsi visé, et non pas tous les autres médias ayant repris ces informations et les autres sites sur lesquels les données litigieuses demeureraient accessibles ou qui seraient prêts à s’en faire le relais.

Suscitant l’émotion et la critique des médias qui y ont vu une grave atteinte à la liberté d’information, la cour condamne en outre la société Mediapart et ses collaborateurs à verser, à Mme Bettencourt, « la somme de 20 000 euros à titre de provision à valoir sur la réparation de son préjudice moral », qui dépend cependant d’une décision des juges du fond.

Objet de décisions en sens contraire, dans une procédure qui n’est pas encore arrivée à son terme et qui est susceptible de rebondissements, du fait des juges nationaux et européens, la présente espèce illustre la difficulté d’établir un juste équilibre entre le droit à l’information et le respect de la vie privée. Même intervenant avec un certain retard par rapport aux faits reprochés, une procédure de référé, dont est attendu le retrait des contenus litigieux ou une interdiction de leur publication, exige une plus grande prudence encore, tant elle est de nature à porter atteinte à la liberté d’information. A la tradition française de recherche de conciliation ou d’équilibre des droits s’oppose, en la matière, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui a le plus souvent tendance à faire prévaloir la liberté d’expression.

Professeur à l’Université Paris 2

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