Mozilla prend ses distances vis-à-vis de Google

En choisissant d’installer Yahoo! dans la barre de navigation de Firefox pour les cinq ans à venir, certes sur le seul marché américain, la fondation Mozilla abandonne en partie Google, jusqu’alors son partenaire exclusif, et prend le risque de voir ses recettes diminuer, celles-ci étant liées à l’audience générée grâce aux moteurs partenaires du navigateur. Mais Mozilla n’a pas le choix car Google, son financeur historique, est devenu également son principal concurrent depuis que la fondation souhaite déverrouiller aussi l’internet mobile en plus du marché des navigateurs. Or, dans ce domaine, Android et Chrome dominent largement.

La fondation Mozilla a fêté en 2014 les dix ans du navigateur Firefox. Créée en 2003 par des anciens de Netscape, alors sous le giron d’AOL-Time Warner, Mozilla a pour ambition, depuis toujours, de garantir un internet libre et ouvert, en faisant notamment tomber les barrières constituées par les environnements logiciels propriétaires. Le navigateur Firefox, puis la messagerie Thunderbird, ont ainsi eu pour objectif de remettre en question la domination de Microsoft sur les navigateurs et la messagerie professionnelle dans l’univers PC. Mais, depuis 2012, Mozilla travaille d’abord pour s’imposer sur l’internet mobile, celui des smartphones et des tablettes, où l’intégration entre terminal, système d’exploitation, navigateur et marché d’applications donne l’avantage aux deux géants du smartphone : d’un côté, Apple avec ses iPhone qui poussent le navigateur Safari et imposent l’App Store ; de l’autre, Google, avec Android, qui exige l’installation par défaut du navigateur Chrome et du Play Store. Pour Mozilla, l’enjeu est de conserver sur mobile la capacité d’influence que la fondation était parvenue à obtenir grâce à Firefox dans l’univers des connexions PC.

Pour s’imposer, Mozilla a lancé fin 2012 un système d’exploitation baptisé Firefox OS, cheval de Troie pour déployer aussi son navigateur Firefox dans les smartphones bon marché, 4 milliards de terriens restant à connecter (voir La REM n°22-23, p.55). Mais celui-ci fait des premiers pas timides dans les quelques pays où il a été lancé, Google dominant le marché d’entrée de gamme des smartphones avec Android, qu’il met à disposition gratuitement comme l’est Firefox OS. Sans surprise, Chrome s’est d’ailleurs imposé comme le premier navigateur au monde en 2012. Autant dire qu’avec Firefox et Firefox OS, Mozilla est concurrent de Google, sinon l’un de ses principaux concurrents. En effet, Mozilla vise à décloisonner le marché des smartphones, donc à remettre en question l’hégémonie d’Android comme système d’exploitation grand public, quand Apple est de ce point de vue moins menaçant, parce qu’il se cantonne au haut de gamme.

Cette situation nouvelle, où Mozilla s’oppose frontalement à Google, parce que ce dernier est venu sur le marché des navigateurs avec Chrome, ou parce que Mozilla vient sur le marché des systèmes d’exploitation avec Firefox OS, a sans aucun doute conduit la fondation Mozilla à chercher à limiter sa dépendance financière à l’égard de Google. Celle-ci est très forte en effet. En 2004, pour le lancement de Firefox, la fondation Mozilla a trouvé dans les moteurs de recherche des financeurs indépendants et non concurrents : en échange de l’intégration d’une barre de recherche dans le navigateur et en contrepartie de l’audience apportée par Firefox pour chaque recherche effectuée, les moteurs de recherche ont accepté de rétribuer Mozilla. Et Google est devenu le premier partenaire de Mozilla, voire son partenaire exclusif depuis 2012. Google est depuis cette date inclus par défaut dans Firefox sauf en Chine où Google n’est pas présent pour cause de censure, laissant ainsi la voie ouverte à un partenariat entre Firefox et le moteur chinois Baidu. Ainsi, en 2012, les derniers chiffres communiqués par la fondation Mozilla indiquent un chiffre d’affaires de 311 millions de dollars, dont 280 millions de dollars apportés par le partenariat avec Google.

C’est ce partenariat élargi et la forte dépendance de Mozilla à l’égard de Google, qui ont été remis en question à l’occasion de la renégociation de l’accord entre Mozilla et Google fin 2014. Mozilla a souhaité réévaluer ses partenariats avec les moteurs de recherche en mettant en avant ses valeurs d’indépendance, ce qui a amené la fondation à ne pas reconduire systématiquement Google comme moteur de recherche par défaut dans la barre de navigation de Firefox. En Chine, la question ne s’est pas posée, l’absence de Google obligeant Firefox à accepter d’intégrer Baidu. En Russie en revanche, Firefox accueille de nouveau Yandex par défaut, ce qui était le cas jusqu’en 2011, avant que Google ne s’y substitue de 2012 à 2014, lors de la dernière période de contrat le liant à Mozilla. Mais c’est surtout aux Etats-Unis que Mozilla prend tous les risques, Baidu et Yandex étant dominants dans leur pays respectif. En effet, Firefox abandonne Google sur le sol américain pour lui préférer son concurrent Yahoo!. A vrai dire, Yahoo! bénéficie aux Etats-Unis d’un taux de pénétration suffisamment important pour proposer des résultats de recherche affinés, ce qui lui est impossible en Europe. C’est d’ailleurs probablement la raison qui a conduit Mozilla à continuer à intégrer Google par défaut en Europe et dans le reste du monde, là où le moteur de recherche demeure ultra dominant.

Reste que la stratégie américaine est risquée, même si le contrat avec Yahoo!, de cinq ans contre trois précédemment pour Google, est probablement plus avantageux. En effet, la rémunération de Mozilla dépend de l’audience apportée par Firefox aux moteurs de recherche partenaires, et à Google en particulier jusqu’en 2014, soit environ 100 milliards de requêtes chaque année. Or, si d’aventure les internautes américains décidaient de rebasculer vers Google et d’abandonner la préférence assignée à Yahoo! par Firefox, alors ce dernier verrait sa rétribution chuter fortement. En effet, Firefox impose certes son partenaire, mais laisse ouvert le choix pour d’autres navigateurs, une attitude inverse lui étant naturellement préjudiciable dès lors que la fondation défend un web ouvert. Or, cette ouverture pourrait paradoxalement avoir des conséquences financières importantes pour Mozilla si Google l’emporte encore demain aux Etats-Unis. Les premiers chiffres témoignent toutefois de l’influence de Firefox sur les usages en ligne : en décembre 2014, après le changement de partenariat, Yahoo! Search a vu sa part de marché américaine passer à 10,4 %, contre 7,4 % en décembre 2013, et celle de Google reculer à 75,2  % en décembre 2014, contre 79,3 % un an plus tôt. Dès lors, on comprend mieux l’impératif stratégique de Mozilla sur l’internet mobile. Seule une position forte sur les smartphones permettra à Mozilla d’espérer de nouvelles recettes dans les années à venir, alors que le temps de connexion sur PC est progressivement remplacé par les connexions mobiles, où les marchés d’applications structurent l’offre et l’emportent sur la recherche en ligne.

Sources :

  • « Dix ans après son lancement, Firefox doit faire face à de nouveaux défis », Nicolas Rauline, Les Echos, 7 novembre 2014.
  • « Recherche par défaut : dans Firefox aux Etats-Unis, Mozilla quitte Google pour Yahoo! », Thierry Noisette, blog Esprit Libre, zdnet.fr, 20 novembre 2014.
  • « Mozilla saute dans l’inconnu en changeant de modèle », Nicolas Rauline, Les Echos, 21 novembre 2014.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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