Cour européenne des droits de l’homme, Grande Chambre, 23 avril 2015, Morice c. France, n° 29369/10.
Un avocat a été condamné par les juridictions françaises, pour les termes, jugés diffamatoires, d’une lettre, rendue publique dans un journal (propos qu’il a confirmés dans un entretien à ce même journal), adressée à la garde des Sceaux pour se plaindre de l’attitude d’une juge d’instruction qu’il accusait notamment de négligence dans le suivi d’une affaire et de connivence avec des autorités judiciaires étrangères et à l’encontre de laquelle il demandait, pour cela, l’engagement d’une mesure disciplinaire.
Saisie de cette condamnation, dans un premier arrêt, du 11 juillet 2013, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) avait conclu, de manière sans doute assez inhabituelle, qu’il n’y avait pas eu, de ce fait, violation de l’article 10 de la Convention (européenne) de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH) qui consacre le principe de liberté d’expression.
Sur recours du requérant contre cette décision, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre de la même Cour. Dans un arrêt du 23 avril 2015, celle-ci conclut, en sens contraire et de manière assurément plus habituelle, qu’une telle condamnation constitue une atteinte à la liberté d’expression.
La compréhension de la nouvelle décision rendue conduit à prendre en considération ce qu’ont été, en l’espèce et à ce stade, les appréciations des juridictions françaises et les appréciations de la juridiction européenne des propos litigieux, s’agissant du cas particulier d’un avocat, de ses déclarations et de son action supposée en défense des intérêts de son client.
Appréciations des juridictions françaises
Publiquement mise en cause, la juge d’instruction visée a déposé une plainte devant les juridictions françaises, avec constitution de partie civile pour diffamation envers un fonctionnaire public, contre le directeur du journal, le journaliste et l’avocat dont les propos litigieux avaient été reproduits. La singularité de la situation de l’avocat tenait au fait que, aux termes de l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, déterminant diverses formes d’immunité, ne donneront notamment « lieu à aucune action en diffamation, injure ou outrage […] les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux ». Cela peut-il s’appliquer aussi à son expression à travers les médias ?
En première instance, le tribunal, estimant que la lettre dont certains termes, confirmés par une déclaration faite à un journaliste, avaient été reproduits, n’était pas un acte de saisine du Conseil supérieur de la magistrature, rejeta les exceptions de nullité tirées de l’immunité de l’article 41 de la loi de 1881 invoquée par l’avocat poursuivi. Considérant que « l’accusation d’impartialité et de déloyauté à l’encontre d’un juge constitue, à l’évidence, une imputation particulièrement diffamatoire » et écartant tout autant l’offre de preuve de la vérité des faits diffamatoires que la bonne foi, une peine d’amende pour complicité de diffamation fut prononcée.
La cour d’appel confirma le jugement. Mais l’arrêt fut cassé et l’affaire renvoyée devant une nouvelle cour d’appel. La cour d’appel de renvoi confirma le rejet de l’exception d’immunité et la condamnation pour diffamation. Dans un nouveau pourvoi, l’avocat réclamait le bénéfice de « l’immunité de l’article 41 de la loi sur la presse, soutenant qu’il vise à garantir les droits de la défense et protège l’avocat au regard de tout propos prononcé ou tout écrit produit dans le cadre de tout type de procédure juridictionnelle, notamment disciplinaire » et se prévalait de la liberté d’expression, reconnue à chacun, à propos d’une affaire d’intérêt général. La Haute Juridiction rejeta alors le pourvoi et estima que la cour d’appel avait justifié sa décision de condamnation. Les voies de recours internes étant ainsi épuisées, l’avocat saisit la Cour européenne des droits de l’homme.
Appréciations de la juridiction européenne
Dans un premier arrêt, de juillet 2013, la Cour européenne des droits de l’homme, estimant que l’avocat requérant « ne s’était pas limité à des déclarations factuelles concernant la procédure en cours, puisqu’il les avait assorties de jugements de valeur mettant en cause l’impartialité et la loyauté d’une juge » et qu’il avait « dépassé les limites que les avocats doivent respecter dans la critique publique de la justice », et du fait de la « gravité des accusations lancées », conclut que la condamnation prononcée par les juridictions françaises n’était pas constitutive de violation de l’article 10 de la Convention.
Saisissant alors la Grande Chambre de ladite Cour, l’intéressé fit valoir que « le droit des avocats à intervenir dans la presse, dans l’optique de la défense de leurs clients, est admis explicitement et que la tolérance européenne à l’égard des critiques d’avocats visant des magistrats est en principe conséquente, même lorsqu’elles sont proférées dans l’espace public et médiatique ». Il ajoutait que le premier arrêt rendu « témoigne des graves incertitudes et variations jurisprudentielles qui affectent l’exercice de cette liberté, tout particulièrement hors de l’enceinte du prétoire ». Il reprit l’ensemble de ses arguments en faveur de la liberté d’expression.
A l’opposé, les autorités françaises firent valoir que la restriction apportée à la liberté d’expression, du fait de la condamnation prononcée, « tendait à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, ainsi que la protection de la réputation ou des droits d’autrui » et que « la dénonciation violente dans la presse, alors qu’il existe des moyens juridiques » de remédier aux erreurs alléguées, « n’est pas justifiée par des impératifs d’une défense efficace du client de l’avocat et contribue à jeter le trouble sur la probité du système judiciaire ».
Intervenant à l’appui des arguments de leur confrère, diverses organisations professionnelles nationales et européennes d’avocats firent valoir que, s’agissant de « la liberté d’expression en dehors du prétoire, les limites devraient également tenir compte du fait que, dans les affaires sensibles et médiatisées […] l’avocat n’a parfois pas d’autre choix que de dénoncer publiquement les obstacles au bon déroulement de la procédure » et que « la césure entre l’expression judiciaire et extra-judiciaire est […] aujourd’hui dépassée », la parole de l’avocat procédant en outre, selon elles, du « devoir d’information ».
Se référant à de nombreuses décisions précédemment rendues, le second arrêt pose que « la liberté d’expression vaut aussi pour les avocats » et que ceux-ci ont « notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites ». Considérant que « la question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat », il est ajouté que « ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant à la liberté d’expression de l’avocat […] peut passer pour nécessaire dans une société démocratique » et que, s’agissant de « propos tenus en dehors du prétoire […] la défense d’un client peut se poursuivre avec une apparition dans un journal télévisé ou une intervention dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur les dysfonctionnements de nature à la bonne marche d’une instruction ».
Considérant notamment que « la question centrale des déclarations concernait le fonctionnement d’une information judiciaire, ce qui relevait d’un sujet d’intérêt général et ne laissait donc guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression », et qu’« un avocat doit pouvoir attirer l’attention du public sur d’éventuels dysfonctionnements judiciaires », le nouvel arrêt rendu en cette affaire conclut que « la condamnation du requérant pour complicité de diffamation s’analyse en une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression de l’intéressé qui n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique » et qu’il y a donc eu, du fait des juridictions françaises, violation de l’article 10 de la Convention.
Aux analyses et appréciations contradictoires des juridictions françaises sur les garanties et les limites de la liberté d’expression d’un avocat pour la défense des intérêts de son client, à travers les médias et en dehors des conditions et des moyens envisagés par l’immunité que lui accorde l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881, s’ajoutent les mêmes hésitations et contradictions dans les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme. Dans le présent arrêt, la Grande Chambre, allant à l’encontre de la première décision et se conformant à une tendance jurisprudentielle majoritaire, sanctionne la condamnation pour diffamation prononcée par les juridictions françaises et consacre ainsi la liberté d’expression des avocats. Depuis quelque temps déjà, les avocats ont pris l’habitude de ne plus se contenter des voies de l’action en justice mais, de manière complémentaire au moins, de s’exprimer aussi par le truchement des différents médias d’information. La CEDH conforte ainsi le recours à de tels moyens extrajudiciaires.