Deep Shift Technology Tipping Points and Societal Impact

Pour Erik Brynjolfsson, du Massachusetts Institute of Technology, « voici venu le temps du deuxième âge de la machine. Les ordinateurs et les avancées numériques font au pouvoir mental (mental power) – la possibilité d’utiliser notre cerveau pour comprendre et façonner nos environnements – ce que la machine à vapeur et ses descendants ont fait pour la puissance musculaire (muscle power) ». Le changement de paradigme induit par le numérique modifie tous les aspects de la vie courante, de la façon dont les gens interagissent entre eux à la manière dont la vie économique se transforme.

C’est dans cette perspective que le Global Agenda Council du Forum économique mondial sur « le futur du logiciel et de la société » (the Future of Software & Society) a lancé, en mars 2015, une enquête de prédiction sur les points de basculement entre la conception de nouveaux services numériques et leur utilisation courante. Après avoir analysé 21 domaines qui vont profondément changer d’ici à 2025 – de la première offre commerciale de smartphone implanté dans le corps à la production de voitures avec des imprimantes 3D, en passant par la première ville de plus de 50 000 habitants sans feux de signalisation –, le Forum a mené une enquête auprès de 800 professionnels des technologies de l’information et de la communication. Il leur a été demandé de prédire à quelle date ces 21 changements technologiques se répandraient dans la société, entre aujourd’hui et 2025, avec pour chacun une liste des impacts qu’ils soient positifs ou négatifs.

L’étude commence par identifier six grandes tendances qui refaçonnent la société. La première, « Les gens et l’internet », s’intéresse à la manière dont les individus interagissent entre eux grâce à de nouvelles technologies (wearable computer et implantable technologies), qui « améliorent la présence numérique leur permettant d’interagir avec des objets et dans des formes nouvelles ». La deuxième tendance, « L’informatique, les communications et le stockage partout (computing, communications and storage everywhere) », prédit, du fait de la baisse du coût des composants informatiques combinée à la réduction de leur taille, une informatique ubiquitaire (ubiquitous computing), utilisée par tout un chacun. La troisième tendance est « L’internet des objets » (voir La REM n°18-19, p.76) : plus petits, moins chers et plus intelligents, de nouveaux capteurs s’invitent partout, à domicile, dans les habits et les accessoires, dans les villes, les réseaux de transports, les réseaux d’énergie, mais également dans les processus de fabrication industrielle. « L’intelligence artificielle et le Big data », quatrième tendance, concerne la numérisation généralisée et dont la croissance est exponentielle, créant autant de données à propos de tout et sur quiconque. En parallèle, la sophistication des problèmes que peuvent traiter des logiciels, et leur capacité à apprendre par eux-mêmes évoluent très rapidement. La montée en puissance de l’analyse de données et l’influence de l’intelligence artificielle, ainsi que de la robotisation commencent à avoir des répercussions sur les « prises de décisions » et « l’emploi ». Cinquième tendance : « L’économie du partage et la confiance distribuée », à travers le réseau, les plates-formes sociales et les nouveaux modèles économiques, qui bouleversent la manière dont les gens s’auto-organisent. Et enfin, la sixième tendance, « la numérisation de la matière », s’intéresse aux objets physiques imprimés à partir d’imprimantes 3D.

Pour 91,2 % des répondants, 10 % des gens porteront des vêtements connectés à internet en 2025. Les résultats détaillés de l’étude sont les suivants :

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Dans une seconde partie, l’enquête s’attache à analyser la transversalité de ces impacts sur la société et l’économie.

Tout d’abord, sur l’emploi et la nature du travail. Les technologies permettent d’automatiser des tâches jusqu’ici réalisées par des humains. Et cela s’applique à la fois aux emplois de cols bleus, dont les robots et l’internet des objets prennent le relais, mais également aux emplois de cols blancs, avec l’intelligence artificielle. Une étude menée en 2013 par l’Université d’Oxford estime que 47 % des emplois aux Etats-Unis pourraient être remplacés par des robots d’ici à 20 ans. Pour certains, de nouveaux emplois vont être créés, comme la révolution industrielle avait autrefois détruit tout autant d’emplois qu’il s’en était inventé. Ainsi, selon le Center for Research Innovation & Future Development, neuf emplois sur dix parmi les plus demandés en 2012, n’existaient pas en 2003. Mais d’autres, comme Lawrence Summers, professeur à Harvard et secrétaire américain du Trésor entre 1999 et 2001, se posent au contraire la question de savoir si le travail des humains sera toujours aussi nécessaire. Ce qu’imagine la science-fiction depuis bien longtemps maintenant, une société où les hommes pourraient se libérer du travail pour se livrer à de plus nobles tâches. Il est certain, en outre, que les normes sociales et le système économique ne sont pas du tout prêts à ce genre « d’utopie ». La question à se poser serait plutôt « dans quelle sorte de société souhaitons-nous vivre ? ».

Le rapport s’attache ensuite à rappeler combien la sécurité est un facteur déterminant dans une économie s’appuyant sur le logiciel. En l’occurrence, il s’agit de mettre au point les méthodes afin de sécuriser, non seulement les réseaux, mais également les données elles-mêmes. En plus de la sécurité, qu’elle soit physique ou virtuelle, le rapport s’intéresse aux notions de « transparence, confiance et privacy ». Les 21 points de basculement étudiés dans la première partie de l’étude comporte presque tous des risques et des opportunités liés à la sécurité et la privacy. Une chose semble sûre : pour entrer de plain-pied dans cette société guidée par les logiciels, « les gouvernements devront s’assurer que leur système juridique ait une politique adéquate pour équilibrer les intérêts personnels, corporatifs, et gouvernementaux ».

Du point de vue de l’organisation économique, une société « d’abondances gérées » ne semble plus si farfelue : « La montée en puissance de l’impression 3D va considérablement réduire les coûts de production des produits quotidiens, ainsi que les frais généraux de transport et de logistique. L’automatisation et l’intelligence artificielle feront partie d’un monde dans lequel les produits seront fabriqués pour un peu plus que le coût de leurs matériaux et leurs coûts de conception. Une surveillance accrue des données pourrait aider à rationaliser les chaînes d’approvisionnement et veiller à ce n’importe quel type de bien ou de services soient à la bonne place, au bon moment ». De nombreux espoirs portent également sur les technologies qui seraient capables « d’atténuer la dégradation environnementale » des biens et des services, et donc la réduction de leurs coûts directs pour les consommateurs. Mais si ces technologies portent en elles un énorme potentiel émancipateur et égalitaire, elles doivent être correctement gérées, au risque de créer de nouvelles scissions entre ceux qui innovent et ceux qui ne peuvent pas, conduisant à la monopolisation des services de l’internet par seulement quelques grandes firmes.

Dans ce contexte, les institutions traditionnelles devront être repensées, et les gouvernements pourraient « assumer le rôle de facilitateur engagé plutôt que de commandant suprême ». Les gouvernements devront jouer le jeu de l’ouverture de données, afin que le public puisse s’en emparer, mais aussi procéder à une réforme de fond où celui-ci passe « d’une « autorité top-down«  à un « hub de données«  basé sur le réseau ». Finalement, une manière d’interagir avec des communautés d’individus dont la citoyenneté devient de plus en plus autonome et engagée, et qui s’auto-organisent déjà de la sorte.

Le dernier point sur lequel se penche l’étude est le changement de la notion de propriété. Alors que cette dernière « a toujours été vue comme un facteur important de richesse, de stabilité et de pouvoir dans la société », l’économie de partage ou l’économie collaborative fait autrement : les voitures sont partagées sur Lyft ou Uber, les appartements sont loués sur AirBnB, etc. : « Les gens sont plus intéressés pour payer l’accès que la propriété, ce qui a un impact sur les individus, la société et l’économie. »

Pour conclure, le rapport estime que les changements induits par le logiciel auront deux conséquences fondamentales : la connectivité numérique de tout le monde à tout, partout et à tout moment et un ensemble de mécanismes et d’outils pour analyser et utiliser les données associées à presque tous les aspects de la vie quotidienne. Les potentialités, mais aussi les risques, de ces technologies sont immenses, et touchent tous les individus, tout type d’organisations, à but lucratif ou non, et toutes les formes de gouvernements. Si la vitesse des changements reste difficile à évaluer, en revanche, on ne peut éviter de constater la mutation en cours vers un monde au fonctionnement inédit d’ici dix ou quinze ans. Ainsi, la sensibilisation aux changements, et la compréhension de leurs implications, sont une façon de s’y préparer.

Deep Shift Technology Tipping Points and Societal Impact (PDF), The World Economic Forum, Survey Report, September 2015.

Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good

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