Le lancement d’Apple Music fin juin 2015 fait espérer un véritable décollage du marché du streaming payant, déjà très dynamique. Mais le succès d’Apple n’est pas garanti face aux innovations des pure players Spotify et Deezer, déjà bien installés sur le marché, ou encore face aux initiatives de Google, qui mise également sur l’écoute gratuite. Les artistes, quant à eux, exigent toujours une meilleure répartition des bénéfices tirés de ces nouveaux services.
La publication, le 3 février 2015, des chiffres du marché français de la musique enregistrée pour 2014 confirme les tendances déjà observées en 2013 sur le marché mondial (voir La REM n°30-31, p.73). Globalement, le marché français poursuit sa baisse (-5,3 % à 570,6 millions d’euros) après une année atypique de hausse en 2013. Les facteurs de baisse sont principalement les ventes de CD (-11,5 %) qui représentent toujours 325,3 millions d’euros, soit 71 % du marché. S’ajoute à la baisse des ventes physiques une baisse du téléchargement de -14 %, quand ce segment de marché avait accompagné l’envol du marché numérique depuis 2003 et la naissance d’iTunes Music Store. Pour autant, le marché numérique affiche une croissance de 6 % des ventes, à 133,3 millions d’euros, tiré par les performances du streaming (+ 34 %), la part du streaming dans le marché de la musique numérique (55 %) ayant dépassé en 2014 celle du téléchargement. Concernant le streaming, la part représentée par les abonnements (35,8 millions d’euros) est deux fois plus élevée que celle liée au financement publicitaire (18,2 millions d’euros), alors même que seuls 2 millions de Français bénéficient aujourd’hui d’un abonnement à une offre de streaming musical. Si le streaming par abonnement est sans conteste rentable et laisse espérer l’émergence d’un écosystème vertueux pour le financement de la musique, reste qu’il est encore minoritaire et que le gratuit l’emporte massivement dans les pratiques, l’enjeu étant de convertir les fans de musique à l’abonnement.
Ce nouveau contexte, où le téléchargement recule alors que le streaming se développe très rapidement, aura sans aucun doute convaincu Apple de revenir sur la croyance de son fondateur, Steve Jobs, persuadé que ses utilisateurs voulaient posséder leurs morceaux, ce qu’a incarné le succès d’iTunes couplé avec l’iPod puis avec l’iPhone. A l’évidence, le modèle iTunes vit ses dernières heures, d’abord parce qu’il est économiquement intenable pour l’utilisateur (remplir légalement une bibliothèque musicale numérique coûte plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’euros), ensuite parce que le streaming répond à la fois aux attentes des utilisateurs souhaitant une consommation illimitée de titres, et voulant retrouver leurs morceaux favoris sur leurs différents terminaux connectés. Le passage s’opère d’ailleurs déjà pour une première major, Warner Music, qui a annoncé avoir réalisé un chiffre d’affaires plus important dans le streaming qu’avec les ventes numériques sur le premier trimestre 2015. Fort de ce constat,Apple a tenté une première incursion sur les terres du streaming avec le rachat de la société Beats pour 3 milliards de dollars en mai 2014 (voir La REM n°33, p.56), le fabricant de casques audio ayant également déployé Beats Music, un service de streaming qu’Apple n’a pas depuis vraiment popularisé. Finalement, le groupe a présenté, le 8 juin 2015, son propre service de streaming musical, baptisé Apple Music et proposé depuis le 30 juin 2015 à tous les possesseurs d’iPhone.
Avec Apple Music, le groupe, certes, cherche à inventer le remplaçant d’iTunes et à diversifier ses revenus dans les services, l’iPhone comptant de plus en plus dans les bénéfices du groupe californien, au point de l’exposer très fortement à tout retournement du marché. En effet, sur les neuf premiers mois de l’année 2015, les ventes d’iPhone ont représenté 67 % du chiffre d’affaires total d’Apple, contre 56 % en 2014. Avec Apple Music, le groupe cherche donc aussi, et prioritairement, à renforcer l’attrait des consommateurs pour l’iPhone grâce à un service de streaming dédié, à l’instar d’iTunes qui a en son temps donné toute sa valeur commerciale à l’iPod. Le nouveau service de streaming d’Apple est proposé de manière classique à 9,99 dollars par mois. La nouveauté tient au fait qu’il n’y a pas de version gratuite financée par la publicité. Apple ayant annoncé viser 100 millions d’abonnés, c’est donc un milliard de chiffre d’affaires mensuel qui est a minima attendu. S’ajoute aussi un forfait « famille » original qui, pour 14,99 dollars par mois, permet à six membres du foyer de profiter d’Apple Music. Apple compte parvenir à ses fins grâce à la fidélité de ses fans, le groupe disposant d’un pouvoir de prescription important et de facilités dont ne disposent pas ses concurrents, les acteurs historiques du streaming musical que sont Deezer et Spotify. Apple bénéfice en effet de ses appareils qui vont accueillir par défaut son application Apple Music et la banaliser, une situation qui a conduit la FTC (l’autorité de concurrence américaine) à enquêter sur le nouveau service de musique d’Apple qui, de facto, pourrait se trouver privilégié sur l’Apple Store face aux applications musicales concurrentes. Apple dispose également des comptes iTunes et des coordonnées bancaires de quelque 800 millions de clients, le groupe comptant donc convaincre un utilisateur sur huit de s’abonner à son service. Pour y parvenir, le service Apple Music est proposé trois mois gratuitement à l’essai, autant dire que les premiers chiffres d’abonnement ne seront disponibles qu’après l’automne 2015. Début juillet 2015, Apple a ainsi confirmé l’activation d’Apple Music par 11 millions d’Américains, dont 2 millions avaient déjà opté pour un forfait familial. Dans les faits, il ne s’agit toutefois que d’un utilisateur sur huit d’iPhone aux Etats-Unis pour la version d’essai d’Apple Music. A contre-courant de cette annonce optimiste, le cabinet MusicWatch a publié le 18 août les résultats d’un sondage effectué auprès de 5 000 utilisateurs américains qui révèlent que 48 % des utilisateurs d’Apple Music ont abandonné le service, avant même la fin de la période gratuite d’essai. Enfin, deux tiers des utilisateurs encore actifs se disent prêts à s’abonner mais 61 % d’entre eux ont désactivé l’option de renouvellement du service. Apple devra donc se faire plus convaincant, d’autant qu’il est confronté à des concurrents de plus en plus agressifs.
L’arrivée annoncée d’Apple sur le marché lucratif du streaming payant a en effet conduit les deux leaders du secteur, Spotify et Deezer, à renforcer leur offre. Deezer, qui comptait 16 millions d’utilisateurs en 2014 et 6 millions d’abonnés, a ainsi annoncé, le 19 mai 2015, intégrer des podcasts à son offre en France, en Suède et au Royaume-Uni, après avoir signé des partenariats avec Radio Nova, Télérama, RFI pour les francophones, la BBC, Slate, NPR, le Financial Times pour les anglophones ou encore la Sveriges Radio pour le marché suédois. Après les playlists, qui facilitent l’écoute de musique en proposant des univers fidèles aux attentes de l’auditeur, le leader français du streaming musical « localise » l’écoute grâce à ses partenariats avec des médias nationaux. Enfin, Deezer compte renforcer son déploiement à l’échelle internationale et accélérer les recrutements d’abonnés pour barrer la route à Apple. Le groupe a ainsi annoncé son entrée en Bourse, le 22 septembre 2015, ce qui devrait lui permettre de lever 300 millions d’euros. Spotify emprunte la même voie. Après une nouvelle levée de fonds en juin 2015, Spotify se donne les moyens de développer et fidéliser sa base d’abonnés. Fort de 75 millions d’utilisateurs fin août 2015 pour 20 millions d’abonnés,Spotify a ajouté des contenus vidéo à son offre dès mai 2015 pour se positionner face à YouTube et ses clips vidéo, Spotify ayant noué des partenariats avec ABC, la BBC, ESPN, Slate, Vice, Maker Studios ou encore MTV. S’ajoutent à ces contenus vidéo des podcasts radio, sur le modèle retenu par Deezer. Enfin, Spotify a communiqué sur un nouvel algorithme de recommandation. Ce service, qui a fait le succès de Netflix dans la vidéo, permet en effet d’aider l’utilisateur dans ses choix parmi les dizaines de millions de titres proposés, un service désormais stratégique pour faciliter et développer la consommation musicale des utilisateurs.
Enfin, après Deezer et Spotify, Apple n’a pas échappé aux critiques des artistes quant aux conditions de rémunération des offres en streaming (voir La REM n°33, p.54). Après le retrait de Taylor Swift de l’offre de Spotify, la star des charts américains s’en est prise à Apple qui avait pourtant communiqué sur un partage à l’avantage des producteurs, Apple Music reversant 71,5 % de ses revenus contre 70 % pour Spotify. Le 21 juin 2015, dix jours avant le lancement d’Apple Music, Taylor Swift a publié une lettre ouverte à Apple sur le très apprécié réseau social Tumblr, dans laquelle elle jugeait l’offre d’Apple Music « choquante, décevante et totalement contraire aux valeurs d’Apple ». Taylor Swift reproche à Apple de ne pas rémunérer les artistes durant les trois mois de test gratuit d’Apple Music, un manque à gagner qui témoigne des relations tendues entre Apple et les labels, le groupe électronique étant à l’évidence parvenu à imposer ses conditions. Comme on ne prend pas le risque de s’attirer le courroux des stars et de leurs fans, Apple a aussitôt décidé de rémunérer les artistes durant la période gratuite d’essai d’Apple Music. A vrai dire, les artistes comptent sur l’engouement qu’est capable de susciter Apple pour que se banalise enfin le recours au streaming payant, la gratuité étant pour l’instant ultra-dominante (voir La REM n°29, p.56). Cette gratuité risque toutefois de perdurer, voire de se renforcer, d’autres géants du numérique misant sur elle, comme Google qui a annoncé, juste avant le lancement d’Apple Music, la mise à disposition d’un nouveau service gratuit d’écoute de musique pour les Américains, une déclinaison de Google Play Music (le service de streaming payant de Google lancé en 2013) aux fonctionnalités restreintes. Avec ce service gratuit, disponible sur le web et sur les smartphones, l’utilisateur ne peut pas choisir ses morceaux et doit se contenter de choisir une ambiance ou un genre musical, Google lui proposant des playlists comme il le fait déjà avec YouTube.
Sources :
- Bilan 2014 du marché de la musique enregistrée, SNEP, 2014, 26 pages.
- « Le marché de la musique a basculé dans le streaming », Benjamin Ferran, Le Figaro, 4 février 2015.
- « Le streaming n’enraye pas encore la baisse du marché musical », Nicolas Madelaine, Les Echos, 4 février 2015.
- « Le streaming prend le pouvoir chez les majors », Benjamin Ferran, Le Figaro, 13 mai 2015.
- « Pour se démarquer des « gros bras », Deezer mise sur la radio », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 20 mai 2015.
- « Spotify et Deezer se renforcent avant l’arrivée d’Apple », Benjamin Ferran, Le Figaro, 21 mai 2015.
- « Spotify se rêve en juke-box absolu », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 21 mai 2015.
- « Apple se lance dans le streaming musical », Elsa Conesa, Les Echos, 8 juin 2015.
- « Apple se lance dans le streaming musical et bascule dans un nouveau modèle », Benjamin Ferran, Le Figaro, 9 juin 2015.
- « Pourquoi Apple veut croquer dans la musique à la demande », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 9 juin 2015.
- « Face à Apple, Spotify lève 526 millions de dollars », Jules Darmanin, Le Figaro, 11 juin 2015.
- « Apple Music se met à dos les artistes », Chloé Woitier, Le Figaro, 22 juin 2015.
- « Streaming : les stars de la pop imposent leurs règles », Jules Darmanin, Le Figaro, 23 juin 2015.
- « Taylor Swift fait reculer Apple sur le streaming gratuit », Elsa Conesa, Les Echos, 23 juin 2015.
- « Google teste la musique gratuite », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 25 juin 2015.
- « Les trois défis d’Apple dans la musique par abonnement », Benjamin Ferran, Le Figaro, 30 juin 2015.
- « Concurrence : Apple Music sous l’œil de la FTC », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 15 juillet 2015.
- « Un détenteur américain d’iPhone sur huit teste Apple Music », Julien Dupont-Calbo, Les Echos, 7 août 2015.
- « Apple Music ne convainc pas les Américains », Pierre d’Almeida, Le Figaro, 20 août 2015.
- « Apple tente de soutenir une croissance hors norme avec plusieurs nouveautés », Lucie Robequain, Les Echos, 10 septembre 2015.
- « Deezer, premier site de streaming musical à tester son modèle auprès de la Bourse », Nicolas Rauline et Lucie Robequain, Les Echos, 23 septembre 2015.