Si les technologies numériques se répandent presque partout dans le monde, leurs dividendes – les avantages concrets que procurent ces technologies sur le plan du développement économique et social –, tardent à se concrétiser, selon la Banque mondiale.
Les technologies numériques sont à la source de profondes transformations. Dans les pays en développement, « les ménages qui possèdent un téléphone mobile sont plus nombreux que ceux qui ont accès à l’électricité ou à de l’eau salubre, et près de 70 % des personnes appartenant au quintile inférieur de l’échelle économique sont propriétaires d’un portable ». Les TIC (technologies de l’information et de la communication) réduisent considérablement « le coût des transactions économiques et sociales, notamment celui de la recherche et de l’acquisition d’informations, des négociations et de la prise de décisions, ainsi que du suivi et de la réalisation des transactions ». Ainsi, l’avantage des TIC peut être une plus grande « inclusion » : « Nombreux sont les pauvres qui ont aujourd’hui accès à des services financiers parce que les prêteurs peuvent vérifier leur solvabilité à l’aide de relevés de téléphones mobiles.» En réduisant le coût de l’information par une diminution des frais de transaction, les entreprises, mais également les administrations et les individus, tirent profit de ces nouvelles technologies. Un autre effet positif des TIC est de créer des biens d’information dont « les coûts de transaction marginaux deviennent quasiment nuls, comme c’est le cas pour les plates-formes de commerce électronique, de musique numérique et d’information en ligne », ce qui favorise l’innovation.
Cependant, le rapport tempère ces avantages en rappelant que, « si les entreprises sont toujours plus connectées, la croissance de la productivité mondiale a ralenti ». Si les technologies numériques transforment le monde du travail, « les marchés de l’emploi se sont davantage polarisés et les inégalités se sont creusées au sein des pays ». Enfin, si l’internet favorise le débat, « certains indicateurs de gouvernance comme la proportion d’élections libres et régulières reculent ».
Les principales raisons avancées par le rapport sont que, d’une part, la fracture numérique demeure profonde et que, d’autre part, les avantages portés par le numérique s’accompagnent de nouveaux risques à encadrer.
L’internet haut débit à large bande reste hors de portée pour 6 milliards d’individus : près de 4 milliards de personnes sont totalement coupées du web et près de 2 milliards ne possèdent pas de téléphone mobile. C’est donc 60 % de la population mondiale qui n’a toujours pas accès à l’internet et se trouve de facto exclue de l’économie numérique.
Les écarts persistent partout : « En Afrique, les 60 % les plus riches de la population ont près de trois fois plus de chances d’avoir accès à l’internet que les 40 % les plus pauvres, et les jeunes citadins y ont deux fois plus accès que les personnes plus âgées et les ruraux. » En Europe, « trois fois plus de citoyens utilisent des services en ligne dans les pays les plus riches que dans les pays les plus pauvres, et l’écart est le même entre les riches et les pauvres dans chaque pays ».
La réduction de cette fracture numérique passe, selon le rapport de la Banque mondiale, « par des marchés de télécommunications concurrentiels, des partenariats public-privé et une réglementation efficace du secteur ». Alors certes, de nouveaux emplois sont créés, « mais l’automatisation des fonctions intermédiaires contribue à l’érosion du marché du travail. Et, parce que les aspects économiques de l’internet favorisent les monopoles naturels, l’absence d’un cadre économique concurrentiel se traduit par une concentration des marchés, qui bénéficie aux entreprises en place ». Ce sont donc les personnes les plus instruites et les mieux connectées qui s’accaparent les avantages de la révolution numérique.
A cela s’ajoutent plusieurs grands débats qui ne peuvent être menés qu’à un niveau mondial. Sont ici visées les questions supranationales autour du filtrage des contenus, de la censure, de la cybercriminalité, mais aussi les questions relatives aux enjeux liés à la vie privée et à la protection des données personnelles.
Pour la Banque mondiale, les plus grands obstacles ne sont pas d’ordre technologique. D’autres facteurs, que le rapport appelle « compléments analogiques », sont également à mettre en œuvre pour que les dividendes du numérique se répartissent de manière plus égalitaire entre tous. Ces « compléments analogiques » concernent « les réglementations qui permettent aux entreprises de se connecter et d’affronter la concurrence ; des compétences que les technologies améliorent au lieu de remplacer ; et des institutions capables et responsables ».
En effet, le rapport pointe du doigt certains lobbyings de l’ancien monde qui freinent l’adoption du numérique, mais aussi les entreprises en ligne qui profitent de leur position dominante et « portent préjudice aux consommateurs et aux fournisseurs ». En parlant d’Uber et d’Airbnb, la Banque mondiale constate combien les autorités de régulation peinent à protéger les intérêts des consommateurs et des travailleurs, « quand la plus grande compagnie de taxis ne possède aucun véhicule et la première entreprise hôtelière, aucun bien immobilier ». La Banque mondiale souligne ainsi qu’il « existe encore un écart important entre la technologie et les institutions », et lorsque le secteur public n’est pas véritablement tenu de rendre des comptes, « les technologies numériques aident souvent à contrôler les citoyens, au lieu de les émanciper. »
Ces « compléments analogiques » qui devraient devenir « des priorités de l’action publique » se répartissent, selon les pays, suivant leur adoption du numérique.
Dans les pays où l’accès à l’internet est encore limité et où l’économie numérique est toujours émergente, les réformes devraient porter sur la mise en œuvre de TIC de base et d’infrastructures de soutien, accompagnée d’un assouplissement de la réglementation des marchés de produits et de la baisse des droits de douanes appliqués aux biens numériques, qui dépassent parfois 25 % dans certains pays. Dans ces pays, les TIC pourraient jouer un rôle clé dans l’éducation des jeunes, pour l’apprentissage des compétences de base en lecture, écriture et calcul, mais aussi pour encourager l’alphabétisation des adultes. Dans le secteur public, les TIC devraient permettre d’offrir « des services d’information simples via les téléphones mobiles, de renforcer les contrôles et d’avoir recours à des acteurs non étatiques pour la prestation des services ».
Dans les pays où l’accès à l’internet et le niveau d’utilisation des technologies numériques sont plus élevés, il conviendrait d’adopter des règles pour libéraliser les secteurs protégés. Dans le domaine de l’éducation, la priorité devrait être donnée au développement des compétences qui préparent à des carrières plutôt qu’à des emplois précis « étant donné que moins de la moitié des écoliers actuels peut espérer occuper un emploi qui existe aujourd’hui ». Dans le secteur public, il faudrait développer et encourager les services publics numériques tout en améliorant la transparence.
Enfin, dans les pays les plus avancés dans la transformation numérique, il s’agirait principalement d’offrir au secteur commercial un environnement concurrentiel loyal ou les plates-formes ne pourraient pas abuser de leur position dominante. Le système éducatif devrait aussi donner une plus large place aux TIC avancées, et accompagner les populations tout au long de leur vie. Dans les services du secteur public, déjà engagés dans leur transformation numérique, les TIC devraient « faciliter une collaboration plus étroite entre toutes les branches de l’Etat, permettre une intégration totale des services publics et privés et faire en sorte que les citoyens participent davantage au processus d’élaboration des politiques ».
Le rapport met ainsi en lumière le décalage entre l’adoption des TIC, indépendamment de leur adoption par chaque pays, et leurs « compléments analogiques », sans lesquels l’impact du numérique sur le développement peut être décevant. Le monde a besoin « d’établir un socle analogique solide pour faire en sorte que tous, peu importe où ils se trouvent, profitent des dividendes du numérique ».
World Development Report 2016: Digital Dividends, Deepak Mishra et Uwe Deichmann, rapport de la Banque mondiale, 13 janvier 2016.