Cour de cassation de Belgique, 29 avril 2016.
Cour de cassation française, 12 mai 2016.
A quelques jours d’intervalle, la Cour de cassation de Belgique, le 29 avril 2016, et la Cour de cassation française, le 12 mai 2016, se sont prononcées, en sens contraire, sur la possibilité, pour chacun, d’obtenir, au nom de ce qui est désormais qualifié de « droit à l’oubli numérique » (et qu’il serait plus exact de dénommer « droit à la désindexation » ou « droit au déréférencement »), la suppression de l’utilisation de ses noms et prénoms dans les archives d’un journal ou comme instruments d’indexation permettant notamment, grâce à un moteur de recherche, de retrouver facilement des informations le concernant telles qu’elles avaient été anciennement et légalement publiées.
Par leurs décisions, les juges belges visent à assurer la protection de ce qui est considéré comme une composante de la vie privée, tandis que les juges français font prévaloir la liberté d’information. La Belgique et la France sont pourtant membres des mêmes organisations européennes (Conseil de l’Europe et Union européenne) et, en conséquence, soumises aux mêmes règles communes (notamment la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la directive 95/46/CE, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement de données à caractère personnel, appelée à être remplacée par le règlement (UE) 2016/679, du 27 avril 2016, ayant le même objet) et à l’interprétation ou l’application qu’en font les deux juridictions européennes (Cour européenne des droits de l’homme et Cour de justice de l’Union européenne). Laquelle de leurs décisions est dès lors la plus conforme aux exigences du droit européen ?
Décision belge
A l’origine de l’arrêt de la Cour de cassation de Belgique, il y avait une procédure engagée par une personne qui reprochait, à la société éditrice d’un journal, d’avoir archivé et mis en ligne un article précédemment publié le mettant en cause et de l’avoir ainsi maintenu alors qu’il en avait sollicité le retrait ou, à tout le moins, l’ « anonymisation ».
Le juge de première instance avait condamné cet éditeur « à remplacer, dans la version de l’article […] figurant sur le site […] et toute autre banque de données placée sous sa responsabilité », par la lettre X, le prénom et le nom de la personne ainsi mise en cause. Considérant que l’éditeur poursuivi « a commis une faute en refusant de respecter le légitime droit à l’oubli […] composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée » et porté ainsi « indéfiniment et gravement atteinte à la réputation » de l’intéressé et que la demande de retrait ou d’anonymisation « ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression de la presse », la Cour d’appel a conclu qu’il n’y avait « pas lieu à annulation du jugement » de condamnation.
Estimant que « l’arrêt attaqué justifie légalement sa décision » en considérant que, en refusant « d’accéder à la demande d’anonymisation de l’article litigieux », l’éditeur exploitant le site a commis une faute, la Cour de cassation belge « rejette le pourvoi ». C’est pourtant en sens contraire que se prononce la Haute Juridiction française.
Décision française
A l’origine de l’arrêt rendu par la Cour de cassation française, deux personnes avaient, sur la base de la loi du 6 janvier 1978, dite « informatique et libertés », assigné la société éditrice d’un journal « aux fins de voir ordonner la suppression des données à caractère personnel les concernant des traitements automatisés du site internet » de ce journal, « au motif que l’utilisation de leur nom de famille comme mot-clé sur les moteurs de recherche de ce site donnait accès […] à un article, archivé sur le même site », précédemment publié dans le journal.
Pour reprocher à l’arrêt d’appel (Paris, 26 février 2014) contesté d’avoir rejeté leur demande, les deux personnes firent notamment valoir, dans leur moyen au pourvoi, « leur droit […] de s’opposer, pour des motifs légitimes, à ce que des données à caractère personnel les concernant fassent l’objet d’un traitement ». Ils contestèrent la référence faite, par les juges du fond, aux dispositions dérogatoires de la loi de 1978 autorisant les « traitements de données à caractère personnel mis en œuvre aux seules fins […] d’exercice, à titre professionnel, de l’activité de journaliste ». Ils lui reprochèrent encore de s’être fondé « sur l’absence d’inexactitude entachant l’article de presse », alors que, selon le moyen, « l’exactitude du contenu d’articles de presse ne peut pas priver les intéressés de leur droit à l’oubli numérique ».
Dans son attendu, l’arrêt de la Haute Juridiction pose que « le fait d’imposer à un organe de presse, soit de supprimer du site internet dédié à l’archivage de ses articles […] l’information elle-même contenue dans l’un de ces articles, le retrait des nom et prénom des personnes visées […] privant celui-ci de tout intérêt, soit d’en restreindre l’accès en modifiant le référencement habituel, excède les restrictions qui peuvent être apportées à la liberté de la presse ». La Cour de cassation en conclut que, par son refus, « la Cour d’appel a légalement justifié sa décision ». En conséquence, elle « rejette le pourvoi ».
Droit européen
Sont en contradiction les décisions rendues par les deux juridictions nationales (belge et française) quant à la reconnaissance, ou non, d’un « droit à l’oubli » susceptible d’être opposé à un éditeur de presse pour lui demander de supprimer les éléments d’identification ou, à tout le moins, d’indexation du nom des personnes concernées par des informations contenues dans des articles journalistiques archivés. Cela conduit à s’interroger sur celle des deux analyses qui serait susceptible d’être considérée la plus conforme aux exigences du droit européen, pour autant que celui-ci soit suffisamment clair à cet égard.
En ses articles 8 et 10, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme consacre, tout à la fois, la protection de la vie privée et la garantie de la liberté d’expression, entre lesquelles un juste équilibre devrait être établi. La directive du 24 octobre 1995, en vigueur à l’époque des faits, pose, en son article 6, que « les Etats membres prévoient que les données à caractère personnel doivent être […] conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire à la réalisation des finalités pour lesquelles elles sont collectées », et, en son article 12, qu’ils « garantissent à toute personne concernée le droit d’obtenir du responsable du traitement […] l’effacement ou le verrouillage des données dont le traitement n’est pas conforme » aux règles qu’elle énonce.
Appelé à remplacer la précédente directive, le règlement du 27 avril 2016 consacre, en son article 17, au titre du « droit à l’effacement » ou « droit à l’oubli », le droit, pour la personne en cause, d’obtenir, pour diverses raisons, « du responsable du traitement, l’effacement […] de données à caractère personnel la concernant ». Il pose cependant, comme le fait l’article 67 de la loi française du 6 janvier 1978, qu’un tel droit ne s’applique pas dans la mesure où le traitement « est nécessaire […] à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information ».
Dans un arrêt du 13 mai 2014 (Google Spain c. Agencia espanola de proteccion de datos, C-131/12, voir La rem, n°30-31, p.9), la Cour de justice de l’Union européenne, se fondant sur les dispositions de la directive d’octobre 1995, pose qu’un moteur de recherche peut être « obligé de supprimer de la liste des résultats, […] des liens vers des pages web, publiées par des tiers et contenant des informations relatives » à une personne, « même lorsque leur publication en elle-même sur lesdites pages est licite ». Elle renvoie aux juridictions nationales le soin, dans une situation concrète, d’« examiner si la personne concernée a un droit à ce que l’information en question relative à sa personne ne soit plus, au stade actuel, liée à son nom ».
En dépit de l’intérêt et de l’utilité de leur apport et de leurs usages, les traitements de données à caractère personnel constituent, dans le même temps, des menaces pour le respect des droits des personnes en cause. Se pose, à leur égard, la question de la possibilité, pour les individus concernés, d’obtenir, au titre du « droit à l’oubli », sinon l’effacement d’informations anciennes, au moins leur anonymisation et désindexation des moteurs de recherche.
Convient-il, en l’occurrence, d’accorder, comme le font la loi française et le règlement européen récent, un régime de faveur aux traitements nécessaires « à l’exercice du droit à la liberté d’expression et d’information » ? N’est-ce pas de ces usages, à la nature ou limite bien incertaine, que viennent les menaces les plus graves pour les droits des personnes ? Un juste équilibre des droits est-il ainsi assuré ? En ces affaires, les juridictions belge et française en ont, pour le moment, jugé différemment…