Le 24 août 2017, la Cour suprême de l’Inde a rendu un arrêt qui pourrait constituer une révolution pour les droits et libertés fondamentaux dans ce pays. La boîte de Pandore des libertés civiles est ouverte.
Depuis le 24 août 2017, 1,32 milliard de femmes et d’hommes jouissent d’un nouveau droit. En effet, une décision de la Cour suprême de l’Inde a consacré le droit fondamental au respect de la vie privée des citoyens indiens. Cela constitue une révolution juridique dans un pays où le gouvernement développe depuis plusieurs années des moyens de contrôle et de surveillance de la population très attentatoires à la vie privée et aux données personnelles — à tel point que l’Inde est peut-être le seul pays démocratique dans lequel le « Big Brother » d’Orwell est le plus en passe de devenir une réalité. Cette décision progressiste permet de rééquilibrer la relation entre le citoyen et l’État, de promettre un avenir qui ne sera pas fait d’une surveillance massive et intime de la population. Mais, lorsque des juges, des technocrates, prennent acte des carences du législateur et s’y substituent, alors que ce législateur est le représentant du peuple souverain, n’est-ce pas le signe d’une démocratie qui se cherche ?
« Une victoire historique pour les libertés individuelles en Inde », c’est en ces termes que beaucoup de juristes indiens ont accueilli la décision de la Cour suprême du 24 août 2017. Celle-ci reconnaît que les Indiens bénéficient d’un droit fondamental au respect de la vie privée. « Le droit d’être laissé tranquille [i.e. le droit au respect de la vie privée] est une partie intrinsèque de l’article 21 de la Constitution qui protège la vie et la liberté », selon la Cour. Ainsi, si la Constitution formelle de l’Inde (le texte de la Constitution), vieille de soixante-sept ans, ne consacre guère de droit à la vie privée, il en va désormais différemment de la Constitution matérielle (qui intègre la jurisprudence de la Cour suprême).
Des recours engagés contre Aadhaar, le grand fichier des données personnelles
des Indiens
Cette décision pourrait entraîner d’importantes conséquences. En premier lieu, elle est susceptible de limiter grandement le gigantesque programme de relevés des données (notamment biométriques : photographies d’identité, empreintes digitales et scanners de l’iris des yeux) entrepris par le gouvernement. À l’ère du big data et des algorithmes, les autorités indiennes souhaitent profiter pleinement de ces nouvelles possibilités. Aussi ont-elles mis en œuvre un vaste chantier de collecte et d’enregistrement des informations personnelles des Indiens. C’est ainsi qu’est née Aadhaar (« fondation » en hindi), gigantesque base de données biométriques : créée en 2009, elle est présentée par le gouvernement comme un outil de développement censé permettre de garantir à la fois l’ordre public et l’intérêt général. La population indienne est obligée de s’y enregistrer pour avoir accès aux services publics et aux aides sociales, pour demander des subventions, pour ouvrir une ligne téléphonique ou encore pour suivre des formations et passer des examens.
Certains défenseurs des libertés fondamentales ont engagé des recours contre Aadhaar qui ont abouti à la décision de la Cour suprême. C’est ainsi que les juges ont pu reconnaître le caractère « naturel » du droit à la vie privée, un droit comptant au nombre de ceux qui, selon eux, « forment la pierre angulaire de la Constitution ». La constitutionnalité du droit au respect de la vie privée à présent consacrée, la justice indienne pourra, au cours des prochains mois, examiner les autres actions intentées contre le programme Aadhaar – alors que le gouvernement envisage de l’étendre au e-commerce, aux services bancaires ou encore à l’achat de billets de train ou d’avion.
Le gouvernement indien contraint d’édulcorer Aadhaar
Les pouvoirs publics indiens soutiennent que le respect de la vie privée ne saurait constituer un enjeu supérieur susceptible de l’emporter sur l’intérêt général résidant dans le développement social et économique de la nation. D’après eux, Aadhar serait indispensable afin de proposer les meilleurs services, notamment de santé ou d’accès à l’eau, permettant de mener une vie digne ; autant d’enjeux qui, en Inde, figurent parmi les priorités. Mais les données biométriques et, plus encore, les informations relatives à la religion ou à la caste d’appartenance sont-elles à ce point nécessaires pour proposer de tels services ? Le gouvernement de Narendra Modi affirme que le programme Aadhar permettrait d’éviter que les subventions publiques soient détournées par des individus se cachant derrière des identités multiples. La Cour suprême répond que « le même refrain selon lequel les pauvres n’ont pas besoin de droits civiques et politiques et ne s’inquiètent que de leur bien-être économique a été utilisé tout au long de l’histoire en entraînant les violations des droits de l’homme les plus ravageuses ».
Ensuite, la Cour suprême précise dans quelles conditions le programme Aadhar pourra être poursuivi sans enfreindre la constitutionnalité indienne : si les atteintes à la vie privée qu’il génère sont raisonnables, fondées sur une procédure loyale et équitable, objectives et non arbitraires – ce qui suppose une absence de ciblage ou de profilage. La Cour ajoute que de telles atteintes à la vie privée peuvent toutefois être justifiées par « l’intérêt supérieur de l’État », une brèche dans laquelle le gouvernement indien pourrait bien se précipiter sans hésiter.
D’autres libertés civiles promues
Ce nouveau droit pourrait motiver la dépénalisation de l’homosexualité, sujet encore tabou en Inde. En 2014, les juges de la Cour suprême avaient estimé qu’il revenait au Parlement de décider de modifier ou non l’article 377 du code pénal, hérité de la période coloniale et qui punit les comportements allant « contre l’ordre naturel ». Dans leur décision du 24 août 2017, ils affirment cette fois que « la discrimination contre un individu sur la base de son orientation sexuelle est une atteinte profonde à la dignité et au respect de l’individu ». Ils retiennent que l’orientation sexuelle est une composante essentielle de l’identité qui, à ce titre, doit être protégée.
Et la Cour suprême de profiter de sa décision du 24 août 2017 pour soutenir en outre que les textes relatifs à la vie privée doivent s’appliquer y compris aux mineurs (ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent), que chacun a le droit de refuser de suivre un traitement ou d’arrêter de se nourrir (bien que la mort médicalement assistée soit prohibée) ou que le droit des femmes à interrompre volontairement une grossesse fait partie des libertés fondamentales qu’il conviendra désormais de protéger. En consacrant le droit au respect de la vie privée, les juges de la Cour suprême de l’Inde semblent bel et bien avoir ouvert la boîte de Pandore des libertés civiles.
Toutefois, s’ils ont souligné que les nouvelles libertés individuelles consacrées ne sauraient être mises en avant afin de justifier des pratiques patriarcales violentes, dans un pays où la loi ne réprime pas le viol conjugal, ils n’ont pas pour autant émis le souhait que le législateur intervienne en la matière. Tous les droits et libertés fondamentaux ne sauraient venir en une seule fois. Dans un pays aux mœurs archaïques (d’un point de vue occidental), on peut espérer que le droit montre la voie mais, souvent, il ne saurait être mieux que le reflet de la société. De ce point de vue, la décision du 24 août 2017 apparaît à la fois importante et courageuse. Peut-être en appelle-t-elle d’autres, d’autant plus qu’elle a été rendue à l’unanimité des neuf juges constituant la Cour, chose rare en Inde.
Progressisme et audace de la Cour suprême indienne
La Cour suprême de l’Inde, en bafouant le principe de séparation des pouvoirs et en faisant ainsi œuvre largement créatrice – bien qu’elle masque cela derrière l’idée qu’il existerait des droits « naturels et innés » qu’elle se bornerait à recenser – prend le relais d’autorités législatives par trop conservatrices et sclérosées à ses yeux, cela dans un pays pourtant autrement plus démocratique que son voisin chinois. Or, justement, les élus ne sont-ils pas les représentants de la population qui les élit, volonté souveraine que la Cour a l’audace de bafouer ?
Il reste que, tandis que la vie privée des individus semble de plus en plus s’opposer à la vie publique de l’État, comme les intérêts privés peuvent entrer en contradiction avec l’intérêt général, la jurisprudence constitutionnelle, en Inde, a clairement choisi son camp ; et cela pourrait avoir une incidence importante sur nombre de régimes juridiques applicables aux médias et aux moyens de communication. Ainsi les sites d’e-commerce ne devraient-ils plus pouvoir collecter et utiliser les informations relatives aux habitudes et centres d’intérêt de leurs clients sans leur autorisation expresse.
« L’Inde ne pouvait espérer plus beau cadeau pour le 70e anniversaire de son indépendance », s’est félicité le quotidien indien Hindustan Times. Et l’un des neuf juges de la Cour suprême de conclure en ces termes son avis accompagnant la décision : « Le vieux monde cède sa place à un nouveau ».
Sources :
- « Oui, la vie privée est un droit fondamental ! », Courrier international, n° 1400, 31 août 2017 (traductions d’un article initialement paru dans The Hindu et d’un abécédaire initialement paru dans The Indian Express).
- « Right to Privacy : A Right for the Future », Arvind P. Datar, IndianExpress.com, 25 august 2017.
- « A Phenomenal Verdict & its Effects », Smriti Parsheera, EconomicTimes.IndiaTimes.com, 25 august 2017.
- « Supreme Court Gives India a Private Life », Amit Anand Choudhary, Dhananjay Mahapatra, TimesOfIndia.IndiaTimes.com, 25 august 2017.