Publicité en ligne : les médias s’allient contre les géants du Net

Deux alliances, Gravity qui fédère une quinzaine de médias, Skyline qui fédère Le Monde et Le Figaro, donnent naissance à des régies en ligne capables de s’imposer comme des alternatives à Google et à Facebook. Il y a urgence, ces derniers captant la quasi-totalité de la croissance du marché publicitaire en ligne.

Après les chiffres 2016, qui montraient le contrôle de Google et de Facebook sur le marché publicitaire en ligne en France (voir La rem n°42-43, p.92), le bilan du premier semestre 2017 de l’Observatoire de l’e-pub rappelle les enjeux soulevés par ce duopole. En effet, si le marché de la publicité en ligne a crû en France de 9,8 % au premier semestre 2017, pour représenter en tout 1,8 milliard d’euros, 96 % de la croissance a été captée par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux, sous-entendu Google et Facebook, dont la position est écrasante sur leurs marchés respectifs. Le mobile reste trusté par les moteurs de recherche et les réseaux sociaux qui représentent ensemble 92 % de la totalité du marché publicitaire. À ce rythme, la publicité sur Facebook va bientôt représenter en France un montant supérieur à celui des recettes publicitaires en ligne de tous les éditeurs de presse réunis, ce qui est déjà le cas pour Google.

Pour résister sur le marché des bannières, celui sur lequel ils sont positionnés, les éditeurs de presse en ligne n’ont donc d’autre choix que de s’aligner sur les standards du marché, que Google et Facebook ont de facto imposés, à savoir la publicité à la performance, ce qui suppose de cibler au maximum la communication commerciale et de recourir à la publicité programmatique. Cela n’est en outre efficace qu’à la condition de pratiquer des tarifs très bas, l’offre d’espaces très supérieure à la demande ayant favorisé une baisse des tarifs publicitaires malgré la personnalisation avancée des campagnes grâce à l’exploitation des données des internautes. Certes, Google et Facebook ont pour eux de pouvoir s’appuyer sur des économies d’échelle massives, mais la stratégie du tout gratuit mal financé par de la publicité vendue à bas prix commence à les pénaliser également.

Ainsi, malgré des revenus en hausse, Alphabet, la maison mère de Google, a dû afficher des bénéfices en baisse au deuxième trimestre 2017. Cette baisse s’explique certes par l’amende de la Commission européenne, mais aussi par la baisse de la marge opérationnelle, passée de 28 % à 16 % sur un an, du fait des frais de plus en plus importants d’achat de trafic (commissions reversées aux partenaires reprenant dans leur offre des services Google) et de la baisse continue des prix par clic sur le mobile. Facebook a de son côté doublé son chiffre d’affaires au second trimestre 2017, grâce notamment à la publicité sur mobile, le groupe ayant plus que Google réussi le passage de son modèle publicitaire du desktop vers le mobile.

Pour les éditeurs, maîtrise des données, maîtrise des plates-formes de commercialisation automatisée des bannières et économies d’échelle sont donc le principal moyen, si ce n’est l’unique, d’espérer pouvoir résister à Google et à Facebook sur le marché de la publicité en ligne. Des alliances entre éditeurs s’imposent donc pour atteindre la taille nécessaire permettant de s’imposer en alternative crédible face à Google et à Facebook. Certes, les éditeurs en sont conscients depuis longtemps. Ils s’étaient déjà associés en 2012 dans des places de marché pour commercialiser leurs inventaires, à l’instar de La Place Media et d’Audience Square (voir La rem n°25, p.5).

Mais la donne a désormais changé et la captation du marché par les réseaux sociaux et les moteurs de recherche se transforme progressivement en exclusion programmée des éditeurs de presse, sauf à dépendre des formats de publication proposés par Google ou Facebook, qu’il s’agisse d’AMP ou d’Instant Articles, ce qui entraîne une dépendance totale à l’égard de ces services qui contrôlent ainsi les audiences de la presse, ses formats, enfin les données de ses lecteurs. Dès 2016, Rolf Heinz, à la tête de Prisma Media en France, s’en alarmait dans les colonnes des Echos et appelait de ses vœux une alliance entre éditeurs, inspirée des initiatives israéliennes, afin de rééquilibrer la relation avec Google et Facebook qui restent des apporteurs d’audience essentiels.

Face à l’urgence de la situation, le marché de la publicité mobile étant en train d’échapper complètement aux éditeurs, plusieurs alliances ont été annoncées au début de l’été 2017 pour une mise en œuvre avant la fin de l’année. Le 4 juillet 2017, Les Echos – Le Parisien, Lagardère, SoLocal et SFR (dont NextRadioTV), rejoints par une partie de la presse quotidienne régionale (Sud-Ouest, La Dépêche, Le Télégramme de Brest), de la presse magazine (Prisma Media et Condé Nast), des sites web (pôle web de M6) et des e-commerçants (Fnac-Darty) annonçaient une alliance de grande envergure dans la publicité en ligne, baptisée Gravity. Il s’agit d’une société par actions simplifiées dont l’activité principale est une activité de régie, ses bénéfices servant à investir dans l’outil informatique de datamanagement, essentiel au développement d’une offre de publicité programmatique performante.

L’inventaire d’espaces, comme les données clients sont donc les deux actifs principaux de Gravity. En ce qui concerne l’inventaire, l’alliance regroupe principalement des médias et garantit ainsi aux espaces publicitaires un affichage sur des pages protégées et premium, où le risque d’une association avec des contenus racistes ou violents est peu probable, ce qui peut être le cas sur les plates-formes programmatiques plus généralistes. Enfin, les espaces commercialisés étant apportés par toutes les régies des médias associés, le taux de pénétration est élevé, puisqu’il doit atteindre à l’automne 2017 50 % des Français, juste après Google avec 60 %, et Facebook avec 70 %. Quant aux données, elles sont apportées par les partenaires, les données apportées notamment par La Fnac-Darty étant essentielles, les e-commerçants disposant de données sur les habitudes d’achat que les éditeurs de presse ont plus difficilement.

Cette mise en commun des données est valorisée, Gravity rémunérant les régies associées quand un espace publicitaire est vendu, mais aussi quand leurs données ont été utilisées pour commercialiser un espace sur l’un des sites des partenaires, qui peuvent être par ailleurs des concurrents dans les kiosques. Gravity prend acte du fait que le contrôle et la qualification des données des utilisateurs sont désormais un actif essentiel des entreprises, ce qui explique pourquoi un groupe comme Fnac – Darty peut être intéressé par cette alliance. Outre quelques espaces publicitaires sur ses sites web, cette alliance lui permet de valoriser économiquement ses bases de données d’e-consommateurs grâce au marché publicitaire, y compris celui affecté à la presse en ligne.

Une seconde initiative a également vu le jour le 6 juillet 2017, deux jours après l’annonce du lancement de Gravity. Cette seconde initiative, baptisée Skyline, associe les deux groupes leaders de la presse quotidienne d’information générale et politique, à savoir les groupes Le Monde et Le Figaro. Ensemble, le Groupe Figaro et le Groupe Le Monde touchent 44 % des internautes français quotidiennement et 80 % de la population d’internautes chaque mois (35 millions), tous supports et médias confondus. Ils ont en outre l’avantage de présenter une offre clairement identifiable, limitée aux deux groupes et proposant des espaces premium associés à des marques fortes. En effet, seuls les espaces les plus recherchés par les annonceurs sont commercialisés par Skyline pour le compte du Monde et du Figaro. Les annonceurs disposent ainsi d’un outil pour une communication globale, presque similaire à ce qu’une campagne sur Google ou Facebook autorise, mais dans des environnements où l’affichage est mieux valorisé du fait de la garantie éditoriale apportée par les deux groupes.

Au nombre de formats limités s’ajoutent donc des cibles bien identifiées, ce qui est moins évident avec Gravity du fait de la multiplicité et de la diversité des partenaires. Cette cohérence est revendiquée par le Groupe Le Monde et Le Figaro qui ont donc préféré faire cavaliers seuls et ne pas rejoindre Gravity. Leur objectif était d’éviter, selon Louis Dreyfus, président du directoire du Groupe Le Monde, de s’engager dans « une usine à gaz numérique dans laquelle nous aurions gaspillé notre temps et nos moyens, exposé nos internautes et sans doute abîmé nos marques ». En revanche, les deux groupes ne mutualisent pas leurs données et se contentent donc de proposer d’abord une offre d’espaces premium ciblée dans un premier temps par thématiques, Le Figaro citant les suivantes « actualité, économie, féminin et life style, loisirs, culture et high-tech ». Cette place de marché commune permet ainsi aux deux groupes de se passer des intermédiaires pour leurs espaces les plus valorisés, les deux groupes ayant annoncé qu’ils allaient progressivement retirer ces espaces des régies tierces.

Ce faisant, ils récupèrent la marge des intermédiaires qui, par agrégation d’audiences et qualification de profils, contrôlaient l’essentiel du chiffre d’affaires publicitaire en ligne des deux partenaires. C’est ce qu’a concédé Marc Feuillé, directeur général du Groupe Figaro, qui indiquait à l’occasion du lancement de Skyline ne récupérer « qu’environ 30 % de la valeur » de l’inventaire d’espaces commercialisés. À l’évidence, entre Gravity et Skyline, la différence se joue entre la puissance des marques, Gravity ayant une approche œcuménique pour proposer l’inventaire le plus large possible face à Google et Facebook, quand Skyline mise d’abord sur la capacité de distinction des marques que les deux partenaires contrôlent. À cet égard, l’ambition de Skyline est de s’étendre à l’avenir, mais à l’échelle internationale, afin de proposer un inventaire premium international et toucher les annonceurs dont la communication est globalisée.

La même logique d’alliance se retrouve aux États-Unis, où certains quotidiens pourraient à l’avenir devenir des partenaires de Skyline. Outre-Atlantique, les alliances sont toutefois plus difficiles à nouer car les dispositifs antitrust américains les interdisent. Pour infléchir la régulation, 2 000 titres de presse états-uniens et canadiens se sont associés dans la News Media Alliance afin d’exiger une modification de la régulation, une demande en ce sens ayant été transmise au Congrès américain le 10 juillet 2017. L’objectif est de pouvoir négocier d’une seule voix face à Google ou Facebook. En effet, ces derniers monopolisent ensemble 70 % du marché publicitaire en ligne aux États-Unis, ce qui crée un déséquilibre dans les relations entre les deux géants et les titres de presse.

Si d’aventure la demande de la News Media Alliance n’était pas suivie d’effets, il y a fort à parier que la presse américaine poursuivra sa politique de développement des paywalls, le succès de Google et Facebook sur le marché de la publicité en ligne ayant alors pour contrepartie la disparition progressive des médias en accès libre, financés par la publicité. La presse française suit la même voie, comme en témoigne son intérêt pour la start-up Markelys interactive et sa régie ViewPay, qui débloque des contenus payants en échange du visionnage de publicités. Le verrouillage de l’accès à l’information risque ainsi de devenir progressivement la norme si les équilibres entre les grands intermédiaires en ligne et les sites de presse ne sont pas trouvés.

Il reste que, pour l’instant, la logique d’alliance l’emporte afin de tenter de reconquérir le marché publicitaire en ligne. Outre Gravity et Skyline, les initiatives plus ciblées se multiplient. Ainsi la presse magazine alimentaire française veut-elle créer sa propre régie en associant ses espaces en ligne pour proposer un guichet unique aux marques alimentaires. Le projet, dénommé Food Brand Trust, associe Mondadori, Lagardère et Prisma Media. L’objectif est de jouer sur la puissance des marques de presse pour crédibiliser les messages commerciaux des marques alimentaires, victimes d’une crise de confiance de la part des consommateurs, et de regagner ainsi les budgets perdus.

Sources :

  • « Prisma appelle les éditeurs à s’allier face à Google et à Facebook », Nicolas Madelaine, Les Echos, 20 septembre 2016.
  • « ViewPay peut-il séduire la presse ? », Press News, 24 janvier 2017.
  • « Pub en ligne : Les Echos, Lagardère, SoLocal et SFR s’allient », Nicolas Madelaine, Les Echos, 23 juin 2017.
  • « L’initiative commerciale du mois », Les Clés de la presse, 27 juin 2017.
  • « Publicité : les médias français alliés pour mieux contrer les Gafa », Nicolas Madelaine, Les Echos, 5 juillet 2017.
  • « Le Monde et Le Figaro : « Une alliance historique entre deux groupes en croissance » », interview de Marc Feuillé, directeur général du Groupe Figaro, et Louis Dreyfus, président du directoire du Groupe Le Monde, par Enguérand Renault, Le Figaro, 7 juillet 2017.
  • « Publicité en ligne : Le Monde et Le Figaro s’allient à leur tour », Nicolas Madelaine, Les Echos, 7 juillet 2017.
  • « Facebook et Google resserrent leur emprise sur la publicité en ligne en France », Benjamin Ferran, Le Figaro, 13 juillet 2017.
  • « Les médias américains veulent négocier d’une seule voix face aux Gafa », N. M., Les Echos, 11 juillet 2017.
  • « Les revenus d’Alphabet progressent, pas les bénéfices », Anaïs Moutot, Les Echos, 26 juillet 2017.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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