Mieux vaut anticiper les changements que les subir : telle est la doctrine prospective qui, chaque année, anime le Conseil d’État au moment de rédiger son étude annuelle. Ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « uberisation » n’est autre que ce bouleversement de l’économie dû à l’émergence des plates-formes en ligne, elles-mêmes rendues possibles par les révolutions de l’internet et du numérique. Ce nouvel écosystème technologique révolutionne de nombreux secteurs. Ainsi le droit et la politique, étant eux aussi forcément touchés, seront appelés à évoluer et à s’enrichir afin de rendre moins brutaux et plus acceptables les changements qui affectent l’économie. De plus, les nouvelles technologies – des algorithmes aux services dématérialisés – s’inscrivant dans les systèmes juridique et politique et imprégnant leurs rouages, pourront dorénavant les influencer.
C’est pourquoi il n’est guère étonnant que le Conseil d’État ait consacré son étude annuelle à ces questions – après le rapport intitulé « Internet et les réseaux numériques » en 1998 et « Le numérique et les droits fondamentaux » en 2014 (voir La rem n°32, p.61). Dans son étude rendue publique le 28 septembre 2017, le Conseil d’État envisage un grand nombre de problématiques juridiques et politiques, mais aussi économiques et sociales, auxquelles le droit et la politique devront répondre, loin de se contenter de la question de l’« uberisation ». Dans ce travail très dense, qui aboutit à une liste de vingt et une propositions concrètes, il n’en consacre pas moins de nombreuses pages aux nouvelles plates-formes numériques qui permettent la (quasi-) désintermédiation entre offre et demande de services.
Le Conseil d’État observe notamment que la concurrence des plates-formes numériques oblige les services publics à réfléchir à leur valeur ajoutée, à repenser leur organisation et leur fonctionnement, voire à se poser la question de la pertinence de leur existence. Si des plates-formes sont capables de fournir des services publics de meilleure qualité et à un moindre coût que l’État et les collectivités, peut-être ces derniers doivent-ils se concentrer sur d’autres tâches, celles qui ne sont pas « uberisables ». Ainsi le Conseil d’État invite-t-il à réfléchir à la légitimité et à l’adaptation des différents services publics à l’heure des nouvelles technologies de l’information.
Ensuite, il s’interroge plus largement sur l’évolution à venir des politiques publiques du numérique et constate que, jusqu’à présent, le droit et l’État n’ont pas encore opéré leur grande mutation numérique et technologique. Le conservatisme et le traditionalisme, qui sont la marque des milieux juridiques et politiques, tout comme celle et des services publics et des institutions, pourraient s’estomper afin que puissent se concrétiser les opportunités qu’offrent les nouvelles technologies. La modernisation de l’appareil public et, par suite, l’élaboration et l’application d’un droit plus efficient et pragmatique seraient à ce prix.
L’ « uberisation » de l’économie désigne la substitution progressive des plates-formes en ligne et automatisées aux intermédiaires traditionnels de l’économie. Au-delà, il s’agit d’une remise en cause de nombreuses figures structurantes des sociétés modernes. On imagine ainsi un droit sans État, des enseignements sans professeurs, du commerce sans monnaie, des entreprises sans chef d’entreprise, etc… De nouvelles formes d’organisation et de relations se développent grâce aux nouvelles technologies de communication, ce qui, inéluctablement, signifie que de nouvelles formes de droit ou du moins de gouvernance devraient accompagner ces mouvements, tandis que l’État pourrait être tenté de limiter, contrôler ou réorienter ces phénomènes.
Aussi les évolutions induites par le numérique, et notamment par les plates-formes comme Uber, obligent-elles à considérer les forces et les faiblesses du système juridique et des institutions afin d’anticiper les mouvements à venir et de réaliser au plus tôt les ajustements ou innovations juridiques nécessaires, afin d’engager les politiques publiques les plus en phase avec le monde d’aujourd’hui, qui est en grande partie un monde numérisé, dématérialisé et algorithmisé.
L’institution du Palais-Royal, n’hésitant pas à pointer certaines formes d’anachronisme et de passéisme dans le fonctionnement du système juridique et de l’appareil politique français au xxie siècle, n’esquive aucun des sujets difficiles. Il souligne que les normes conçues à l’ère industrielle du xixe siècle peuvent, pour beaucoup, difficilement s’appliquer à l’économie numérique sans adaptation, sinon sans révision complète. Et toutes les branches du droit sont concernées, du droit économique au droit social. Le Conseil suggère par exemple dans son étude l’élaboration d’un statut spécifique pour les travailleurs des plates-formes, qui ne sont ni salariés ni indépendants. Souhaitant « accompagner l’ »uberisation » », le Conseil d’État se propose de comprendre ce phénomène pour mieux le saisir et le maîtriser, afin d’anticiper les prolongements futurs qui ne manqueront pas d’advenir, ne serait-ce que les possibilités offertes par la technologie des blockchain, laquelle pourrait être aux échanges de valeurs ce que l’internet a été aux échanges d’informations.
Le Conseil d’État observe que « quatre caractéristiques concourent à faire des plates-formes numériques des écosystèmes particulièrement performants pour le développement des relations, et donc pour celui des échanges économiques, dont l’ »uberisation » est aujourd’hui le vecteur privilégié :
- la mise en système d’une multitude d’individus qui permet une démultiplication, sans coût supplémentaire, des échanges entre producteurs et consommateurs ;
- un modèle économique quasi exclusivement fondé sur l’individualisation la plus grande possible du service à destination de l’utilisateur ;
- une relation de confiance entre les utilisateurs qui favorise la multiplication des échanges ;
- un coût des transactions réalisées sur les plates-formes qui tend irrémédiablement vers zéro ».
Et le Conseil d’établir la liste des principales caractéristiques de la nouvelle économie née de l’ « uberisation » : « Elle privilégie pour se développer les secteurs réglementés par la puissance publique, en mettant en lumière les vides et les incohérences juridiques ou leur inadéquation avec les évolutions technologiques ; elle accroît la concurrence économique dans les secteurs réglementés comme entre la « multitude » et les opérateurs en place ». Les plates-formes numériques en question tendent à déconstruire et reconstruire le monde économique par un processus de désintermédiation : elles se substituent aux intermédiaires habituels des marchés et captent une part de leurs profits, ce qui peut aller jusqu’à entraîner leur disparition.
Par ailleurs, l’étude annuelle du Conseil d’État est l’occasion pour cette institution de souligner combien les nouvelles technologies de l’information « font droit ». Reprenant la célèbre formule de Lawrence Lessig « Code is Law » (« Le code est la loi »), l’étude relève que ce sont les algorithmes et l’intelligence artificielle qui régissent et modèlent les relations entre utilisateurs des plates-formes numériques. Leur importance interroge donc le droit : d’un point de vue théorique, peut-être faudrait-il répondre différemment à la question « Qu’est-ce que le droit ? » ; mais d’un point de vue pratique, sans doute faudrait-il que l’État intervienne au sujet de la transparence des plates-formes, de leur contrôle, de leur responsabilité ou encore des compétences juridictionnelles.
En outre, le Conseil d’État remarque qu’ « il serait illusoire de croire que les collectivités publiques, les services publics, la puissance publique pourraient échapper au processus d’ »uberisation ». Le besoin d’accompagnement qui va de pair avec les bouleversements en cours et la nécessité de protéger des biens communs tels que la sécurité, l’environnement, la dignité ou les droits fondamentaux ne sauraient permettre de se résoudre à la disparition de toute forme de pouvoirs publics ». L’analyse des conséquences du processus d’ « uberisation » sur trois des fonctions classiques de l’État permet de témoigner de l’ampleur des mutations auxquelles cet État doit faire face :
« 1. La fonction de certification, qui garantit la qualité ou la conformité d’un état par rapport à un référentiel donné, est profondément remise en cause car très largement exercée par des plateformes numériques, sans intervention aucune de l’État. L’ »uberisation » se fait alors au risque de laisser à la « multitude » qui apprécie, atteste et évalue, libre champ pour contester des décisions prises par les professionnels, remettant ainsi en cause leur autorité instituée. L’utilité de formes nouvelles d’intervention publique est ainsi avérée : en témoigne par exemple, dans le domaine de l’identité, la certification numérique proposée par l’application France Connect.
2. Les procédures d’adoption de la décision publique, qui fondent sa légitimité, sont également concurrencées par des procédures spontanément initiées sur des plateformes numériques sous différentes formes, comme les pétitions « en ligne ». Cette évolution invite à réévaluer la pertinence des cadres existants, mais aussi à imaginer des modalités pour enrichir le contenu de ces consultations spontanées.
3. Les administrations ne sont pas non plus à l’abri de la concurrence des plateformes numériques, par exemple dans l’exercice des fonctions de sécurité et de justice. Le développement d’algorithmes « prédictifs » appliqués par exemple à l’analyse des décisions de justice rendues publiques sur l’internet en témoigne ».
La « logique des plateformes », ou « logique des réseaux », modèle un monde « postmoderne » très différent du monde moderne pyramidal. Le droit aussi pourrait passer « de la pyramide au réseau » – pour reprendre le titre du livre publié en 2001 par François Ost et Michel van de Kerchove – en même temps que de la modernité à la postmodernité. Le Conseil d’État, à la faveur de son étude, s’inscrit pleinement dans ce droit « postmoderne » et « réseautique » et plaide grandement pour des politiques législatives et légistiques tournées vers demain plutôt qu’accrochées à hier. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra éviter de rendre le droit par trop « virtuel », c’est-à-dire par trop détaché des enjeux et des besoins concrets ; donc éviter que le droit de l’État, parce que trop inadapté, ne soit concurrencé par le droit d’origine privée façonné par les start-up transnationales.
En premier lieu, les logiques des plates-formes et des réseaux susciteraient une dynamique collaborative. La rencontre et l’association en ligne des individus permettraient de nouvelles constructions collectives, y compris dans les champs politique et juridique. « Cela pourrait impacter les administrations sur leurs processus de prise de décisions », souligne le Conseil d’État. Les décisions ne seraient plus verticales et unilatérales mais horizontales et multilatérales. Les destinataires des normes (individuelles ou générales) seraient parties prenantes à leur élaboration ; ces normes ne seraient plus seulement le résultat d’arbitrages entre différents silos techniques, souvent étanches, de l’administration. La hiérarchie et l’arbitraire seraient voués à laisser leur place à la collaboration, à l’échange, au partage et à la négociation.
Il ne faut cependant pas ignorer que le réseau horizontal et global engendré par les plus grandes plates-formes mondiales ne va pas sans objectifs économiques et capitalistiques risquant de se traduire dans de nouvelles formes de féodalité. Aussi, comme l’observe le Conseil d’État, ne saurait-on s’en remettre entièrement à l’autorégulation. C’est pourquoi la régulation étatique devra toujours veiller à ces pratiques.
Dans son étude, le Conseil aborde encore bien d’autres problématiques. Par exemple, s’agissant des objets connectés, il relève à quel point ceux-ci soulèvent de nombreuses questions « sur le plan juridique – par exemple dans le domaine de l’harmonisation des normes et des standards de connexion comme dans celui de la protection des données personnelles où la question du consentement à leur utilisation est cruciale –, mais également dans les champs de la défense, de la sécurité ou de l’éthique ». Quant à la numérisation des services publics, il note qu’elle « est déjà en cours et facilite les démarches du plus grand nombre. Elle crée de nouvelles possibilités, mais ne fait pas disparaître l’ancien monde ». Pour autant, « l’ »uberisation » doit amener l’administration, étatique ou territoriale, à repenser son organisation ». Et de plaider pour un grand guichet unique : « L’État pourrait mettre en place des plateformes d’échange entre administrations et ne plus fonctionner en silos. Ainsi, par exemple, si une administration demande à un administré un document émanant d’une autre administration, elle devrait pouvoir aller elle-même chercher directement sur une plateforme le document en cause. Cet échange d’informations entre administrations, cet « État-plateforme », permettra d’éviter aux administrés le parcours du combattant qui caractérise parfois les démarches administratives. » Par suite, l’une des vingt et une propositions finales du Conseil consiste à former bien plus sérieusement qu’aujourd’hui, dans le cadre de la formation tout au long de la vie, les agents publics aux techniques et aux langages des technologies numériques.
Pour le Conseil d’État, il s’agit de trouver les moyens de concilier l’exigence toujours accrue de liberté dans la société numérique et la protection des droits et des valeurs essentiels qui permettent à la société de conserver quelques piliers porteurs au sein du nouveau monde que les communications planétaires instantanées dessinent. Or, pour engager ainsi une dynamique positive, il semble décisif de faire œuvre anticipatrice et prospective. Les vingt et une propositions auxquelles l’étude aboutit dans cette direction. Les législateurs (nationaux mais aussi, et peut-être, surtout européens) devraient y prêter la plus grande attention car si les secousses des dernières années ont été importantes, celles qui restent à venir pourraient faire vaciller encore plus les édifices du droit et de l’État.