Reprise du signal, publicité personnalisée et coupures de pub : les chaînes de télévision en ordre de bataille

Le lobbying des chaînes en clair s’intensifie en France pour préserver leur marché publicitaire. La publicité adressée, la coupure publicitaire dans les JT de TF1, ou encore la volonté de faire payer aux opérateurs la reprise du signal trahissent ainsi l’évolution d’un paysage télévisuel de plus en plus concurrentiel.

Alors que le marché publicitaire se complique pour les médias historiques, du fait notamment de la concurrence de l’internet et des plates-formes comme Google ou Facebook (voir La rem n°42-43, p.92 et p.99), les chaînes de télévision multiplient les initiatives pour conserver au moins leur part de marché publicitaire. Après l’annonce le 28 août 2017 des résultats décevants de ProSiebenSat.1, l’équivalent allemand du Groupe TF1, les cours en Bourse des chaînes européennes en clair, financées par la publicité, ont été chahutés : les investisseurs craignent désormais un transfert des budgets des annonceurs de la télévision vers l’internet, parce que l’internet garantit notamment un ciblage des audiences beaucoup plus fin pour des tarifs nettement inférieurs. Les chaînes rappellent de leur côté la puissance de leurs écrans en termes de mémorisation, ce qui les positionne encore comme des acteurs incontournables pour la communication de marque. Il reste qu’elles doivent prendre des initiatives pour résister à ces concurrences nouvelles.

Parmi ces initiatives, la principale est d’essayer de reproduire à la télévision ce que l’internet propose par ailleurs, à savoir développer la publicité ciblée. À cet égard, un lobbying intense est déployé par les chaînes nationales pour que soit autorisée en France la publicité dite « adressée », à ce jour interdite par décret du 27 mars 1992. Concrètement, la publicité « adressée » ou « segmentée » consiste à diffuser des messages publicitaires différents pour une même émission, afin de les adapter aux foyers qui reçoivent le programme. Impossible dans un mode de diffusion classique, de type analogique ou TNT, la publicité adressée est techniquement facile à déployer à mesure que la réception des chaînes de télévision bascule sur internet, via notamment les box des opérateurs. À vrai dire, les grilles de programmes des chaînes segmentent déjà les publics, mais la publicité adressée, parce qu’elle peut être géolocalisée, ouvre surtout le marché à de nouveaux annonceurs pour qui une communication nationale est sans intérêt, ou alors à des annonceurs plus spécialisés qui ne seraient autrement jamais venus sur les chaînes nationales. C’est ce que fait Sky au Royaume-Uni depuis 2014, qui a annoncé le 15 juin 2017 s’allier à Virgin pour mutualiser leurs écrans. Ensemble, les deux groupes peuvent proposer aux annonceurs un inventaire de publicité TV ciblée qui est sur le marché britannique une véritable alternative à Facebook ou Google.

À ce jour, les chaînes nationales françaises ne peuvent cibler leur publicité que sur les interfaces en ligne, quand elles sont consultées depuis un PC, un smartphone ou une tablette, qu’il s’agisse de leur interface de replay ou de leur site web. Si d’aventure la publicité adressée devait être autorisée au niveau national, les radios comme la presse quotidienne régionale ne manqueraient pas de dénoncer une décision qui les fragilise : tant que TF1 et M6 n’ont pas accès aux annonceurs locaux, la radio et la PQR restent les premiers interlocuteurs des annonceurs dans les régions avec, uniquement pour la télévision, les décrochages de France 3 et les espaces publicitaires des chaînes locales. D’ailleurs, le Groupe France Télévisions a lancé en mai 2017 adressable.tv, une offre d’espaces sur tous les terminaux qui, outre les supports connectés, propose également des écrans géolocalisés grâce aux décrochages régionaux de France 3. L’intérêt pour la publicité adressée explique encore l’investissement du Groupe Altice dans les chaînes locales : après le lancement de BFM Paris sur la TNT fin 2016, le groupe envisage de créer en France d’autres chaînes de télévision locale.

Le lobbying des chaînes nationales pour étendre le marché en augmentant le nombre de leurs annonceurs porte également sur l’ouverture des écrans publicitaires à la grande distribution pour la promotion de produits, ou encore au cinéma et à l’édition. Cette mesure aurait des conséquences beaucoup plus importantes que l’autorisation de la publicité adressée pour les chaînes nationales, qui engendrerait un chiffre d’affaires publicitaire supplémentaire de 80 millions d’euros pour le seul ciblage des foyers, et jusqu’à 200 millions d’euros si la géolocalisation était autorisée. Mais la publicité adressée est symbolique : face aux géants de l’internet, elle permet aux chaînes de montrer leur capacité à cibler les audiences, tout en mettant en avant la puissance des spots TV comme meilleur moyen de toucher rapidement et efficacement une grande partie de la population.

C’est finalement la prise en compte des concurrences nouvelles venues de l’internet plutôt que le souci de préserver l’équilibre entre médias historiques sur le marché publicitaire qui pourra faire évoluer la position du législateur. Au moins l’air du temps est-il à un soutien plus marqué aux chaînes en clair. Ainsi, dans le cadre de la renégociation de leur convention auprès du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), les chaînes TF1 et M6 ont obtenu chacune des assouplissements de leurs obligations. Concernant M6, les obligations musicales de la chaîne sont allégées, puisqu’elles peuvent être désormais mutualisées à l’échelle du groupe, donc avec W9 et 6ter, en contrepartie de quoi M6 s’engage à promouvoir la diversité et à lutter contre les stéréotypes. Le même engagement est pris par TF1 qui voit le CSA accéder à l’une de ses demandes, à savoir l’autorisation d’une coupure publicitaire dans les JT de plus d’une demi-heure. Cette coupure est autorisée par la loi, mais la convention entre TF1 et le CSA l’excluait : TF1 devient donc une chaîne comme les autres, ce qui n’est pas totalement exact, car TF1 est la seule chaîne française à proposer chaque jour deux JT de plus d’une demi-heure, celui de 13 heures et celui de 20 heures, qui ensemble représentent 13 % des recettes publicitaires de la chaîne. Si TF1 a annoncé ne pas envisager couper ses JT de publicité, au moins en a-t-il désormais la possibilité, ce qui lui permettrait d’augmenter ses recettes publicitaires sur le carrefour d’audience crucial que constitue la tranche 20 heures – 21 heures. La mesure pourrait ainsi rapporter près de 50 millions d’euros de recettes publicitaires supplémentaires à TF1.

Le Groupe TF1 ne s’est pas seulement lancé dans la reconquête des marchés publicitaires. Il a également engagé un bras de fer avec les opérateurs de télécommunications afin que les chaînes en clair ne tombent pas progressivement sous leur dépendance. Évoquée dès 2016, la menace d’une coupure du signal de TF1 et de ses services en ligne associés (MyTF1) auprès des fournisseurs d’accès à internet a été une première fois mise en œuvre en avril 2017. Le Groupe TF1 a envoyé un courrier recommandé aux quatre opérateurs français leur interdisant de reprendre le signal de ses chaînes sur leur interface web, à savoir TF1, TMC, NT1, HD1 et LCI, et leur interdisant de reprendre le signal de ses chaînes dans leur box dès l’été 2017, sauf à accepter de rémunérer le Groupe TF1 pour la mise à disposition de ses contenus. TF1 espère ainsi facturer 100 millions d’euros par an pour la reprise de ses chaînes. La date butoir du 30 avril 2017 ne concernait dans un premier temps que SFR et Canal+ (pour ses bouquets de chaînes), ces demandes étant en effet formulées dans le cadre de la renégociation des contrats de diffusion, qui arrivent progressivement à terme. Le 30 avril 2017, aucun accord de rémunération supplémentaire n’avait été signé entre le Groupe TF1 d’une part, SFR et Canal+ d’autre part, qui n’avaient pas supprimé MyTF1 de leur service web. Entre-temps, SFR avait saisi le CSA pour résoudre le conflit l’opposant à TF1, amorçant ainsi une sortie de crise possible. Mais cela n’aura pas suffi : le 29 juillet 2017, jour où expirait le contrat de reprise des chaînes par SFR, le Groupe TF1 coupait son service MyTF1 aux abonnés SFR et Numericable, et demandait à SFR de supprimer également le signal des chaînes de ses box, ce que SFR n’a pas fait. La même menace planant sur Orange, l’opérateur historique français a porté plainte contre TF1 auprès du tribunal de commerce de Paris début juillet 2017, Orange reprochant au Groupe TF1 de profiter de sa position dominante sur le marché de la télévision en clair pour exiger des opérateurs une rémunération que la loi ne prévoit pas. En définitive, le vrai problème est la concurrence nouvelle entre chaînes de télévision et opérateurs, qui conduit les premières à ne plus considérer les seconds comme de simples « tuyaux » de diffusion, alors même qu’ils déploient chacun à sa façon des services audiovisuels au nom de la convergence.

Le Groupe TF1 exige désormais d’être rémunéré pour la reprise de ses chaînes en clair par les opérateurs télécoms parce que le contexte du marché a changé. Télévision et télécoms convergeant de plus en plus, le Groupe TF1, qui représente quelque 25 % de l’audience des chaînes en clair, sait que ses contenus sont au cœur de la consommation audiovisuelle des abonnés des opérateurs. Les opérateurs ne manquent pas de rappeler qu’il s’agit d’une reprise avec contrepartie, puisque plus de 50 % des téléspectateurs des chaînes du Groupe TF1 reçoivent les émissions via leur box. Or, cette audience est valorisée par TF1 sur le marché publicitaire sans qu’il rémunère les opérateurs, les opérateurs ayant en contrepartie une offre de contenus standard à proposer à leurs abonnés. À cet égard, l’argument est valable tant que le marché publicitaire TV est florissant et que les canaux de distribution sont rares. Sauf qu’avec la hausse des débits, les opérateurs se sont lancés dans une course à l’enrichissement de leurs offres pour fidéliser leurs abonnés et augmenter le coût moyen du forfait. Ils ont notamment contribué à déployer une offre importante de chaînes de télévision et de services audiovisuels via les box TV, faisant de facto émerger une concurrence nouvelle face aux chaînes historiques. Ainsi, TF1 ne manque pas de rappeler que les fournisseurs d’accès à internet peuvent proposer jusqu’à 200 chaînes en accès libre, ce qui mécaniquement émiette les audiences. Si ce nouveau canal de distribution est pour les petites chaînes un moyen d’étendre leur audience, à l’inverse c’est une concurrence nouvelle pour les grandes chaînes, qu’elles alimentent paradoxalement du fait de leur présence sur les box : sans leur notoriété, très peu d’abonnés seraient conduits à utiliser les box des FAI (fournisseurs d’accès à l’internet) pour regarder la télévision, ce qui limiterait d’autant la découverte des offres élargies de chaînes que les FAI proposent. Enfin, les opérateurs télécoms s’engagent eux aussi dans la création de chaînes et la production de contenus, devenant des concurrents directs du Groupe TF1 sur le marché des programmes, SFR en tête. À ce titre, le Groupe TF1 estime être fondé à exiger que la reprise de ses contenus soit facturée.

Les opérateurs, de leur côté, s’opposent à la demande du Groupe TF1, prétextant que leur apport d’audience comme distributeur est essentiel pour les chaînes en clair, et rappelant l’importance de leurs investissements publicitaires dans les chaînes en clair. Mais l’exercice est délicat car la rémunération des chaînes en clair pour la reprise de leur signal par les opérateurs est une pratique courante ailleurs en Europe. C’est le cas en Allemagne, en Belgique, en Pologne ou au Portugal. Au moins cette pratique doit-elle être justifiée, Orange ayant laissé ouverte une porte de sortie en indiquant que toute rémunération implique une offre enrichie par rapport au service classique de la TNT (télévision numérique terrestre), la distribution par box permettant notamment de proposer, outre le replay, le start-over ou des contenus additionnels, ce que fait déjà TF1 avec TF1 Xtra. À vrai dire, l’enjeu est majeur sur le plan concurrentiel puisqu’il s’agit d’enrichir l’expérience télévisuelle sur les box des opérateurs. Ainsi, l’ARCEP (Autorité de régulation des télécommunications électroniques et des postes) rappelle que la reprise du signal de contenus attractifs, si elle devenait payante, pourrait conduire à des accords d’exclusivité créant un déséquilibre concurrentiel important entre les opérateurs. Quant au CSA, saisi par SFR, il a décidé le 6 septembre 2017 de se tourner vers l’Autorité de la concurrence pour régler ce différend, prenant ainsi acte qu’il s’agit d’abord d’un problème de droit de la concurrence.

Sources :

  • « TF1 lance un ultimatum aux « telcos » et à Canal pour se faire payer », Nicolas Madelaine, David Barroux, Les Echos, 2 mai 2017.
  • « Orange refuse de payer pour la diffusion des chaînes du groupe TF1 », Sandrine Cassini, Le Monde, 22 avril 2017.
  • « TF1 : pas d’écran noir sur les interfaces Web de SFR et de Canal », Nicolas Madelaine, Les Echos, 2 mai 2017.
  • « Le CSA va arbitrer le conflit entre les télés et les opérateurs télécoms », Caroline Sallé, Le Figaro, 3 mai 2017.
  • « Orange assigne TF1 en justice », Thomas Chenel, Fabienne Schmitt, Les Echos, 19 juillet 2017.
  • « TF1 entame un bras de fer avec SFR », Fabienne Schmitt, Les Echos, 31 juillet 2017.
  • « France Télévisions Publicité lance une offre adressée en TV géolocalisée et digital », Thierry Wojciak, cbnews.fr, 15 mai 2017.
  • « Pourquoi les chaînes veulent adapter leurs pubs aux téléspectateurs », Nicolas Madelaine, Les Echos, 20 juin 2017.
  • « TF1 pourrait obtenir une coupure de pub dans ses JT », Nicolas Madelaine, Les Echos, 17 juillet 2017.
  • « TF1 obtient une coupure de pub dans ses JT de 13 heures et 20 heures », Nicolas Madelaine, Les Echos, 20 juillet 2017.
  • « Publicité : les marchés inquiets pour les chaînes de télévision », Nicolas Madelaine, Véronique Richebois Les Echos, 31 août 2017.
  • « Les ambitions d’Altice dans la télévision locale », Alexandre Debouté, Le Figaro, 12 septembre 2017.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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