The Platform Press : How Silicon Valley reengineered journalism

Selon les chercheurs du Tow Center établi au sein de l’école de journalisme de l’Université Columbia (New York), les start-up de la Silicon Valley, devenues mastodontes du monde numérique, bouleversent non seulement les pratiques, mais aussi l’économie du journalisme. L’intérêt de leur rapport est notamment d’insister sur les conséquences à en tirer pour la démocratie – en l’occurrence la démocratie américaine –, les chercheurs consacrant de nombreuses pages à l’exemple des articles relayés par Facebook durant la campagne présidentielle américaine de 2016.

Les plates-formes collaboratives et les réseaux sociaux modifieraient plus profondément le système journalistique – et par suite le système politique – que ne l’a fait, il y a quelques années, l’arrivée du support numérique, concurrent du support papier. Les auteurs de l’enquête soulignent combien Facebook, Snapchat, Google ou Twitter tendent de plus en plus à subroger, en tout ou partie, les éditeurs et distributeurs traditionnels, obligeant nombre de journalistes à revoir leurs habitudes de travail, à s’accoutumer à de nouveaux formats, à de nouvelles contraintes éditoriales. Les réseaux sociaux deviennent même le cœur de l’activité de certains. Et cela ne manque pas de poser toujours plus les questions de la précarisation, d’une part, et de l’indépendance, d’autre part, des journalistes et des éditeurs.

Il reste que les acteurs de la Silicon Valley sont en train de définir de nouveaux canons pour le journalisme et que le mérite de ce rapport est de mettre en lumière cette révolution silencieuse – surtout du point de vue européen, où le phénomène, s’il est bien présent, n’atteint pas encore le même degré d’aboutissement qu’outre-Atlantique. En imposant certains cadres et certaines règles au travail des journalistes, les géants du Net usent abondamment de leur pouvoir normatif à l’égard du « quatrième pouvoir ». Et ce n’est évidemment pas anodin. Ils s’adonnent à une activité éditoriale, tout en obligeant à se conformer à diverses règles de conception. Ces plates-formes sont décrites comme « une passerelle incontournable tant [elles] ont le contrôle de l’accès au public et à l’audience ». Si ces mutations concernant les médias et les nouvelles technologies de l’information, se produisent en premier lieu dans leur pays d’origine, elles préfigurent toujours ce qui se produira en Europe quelques années plus tard.

« Depuis cinq ans, l’écosystème de l’information a changé de façon plus spectaculaire qu’au cours des 500 années qui ont précédé ». C’est en ces termes que s’exprimait Emily Bell, ancienne responsable des éditions numériques du quotidien britannique The Guardian, lors d’un discours prononcé en mars 2016 à Cambridge. On peut en particulier redouter la capacité des plates-formes et des médias sociaux à prendre, notamment grâce au mobile, une place centrale et incontournable dans la distribution et la monétisation des contenus journalistiques. Et cela dans un cadre juridique pour l’heure quasi absent. Or les éditeurs risquent de perdre, avec cette « plateformisation » des contenus, le lien précieux qui les reliait jusqu’à présent aux lecteurs et aux annonceurs.

Aux États-Unis, notent les chercheurs de la Journalism School et du Tow Center for Digital Journalism de l’Université Columbia, les éditeurs de journaux et magazines traditionnels sont de plus en plus tentés – ou contraints – de renoncer aux missions journalistiques qui étaient hier encore le cœur de leurs activités. Trois données expliquent ce phénomène : le passage au numérique, le développement des réseaux sociaux et la prise de pouvoir de l’internet mobile ; autant de changements radicaux qui ont obligé les éditeurs à repenser en profondeur leurs modes de commercialisation et de distribution de la presse, et leurs modes d’accès au public.

C’est dans ce contexte que prospère « le journalisme de plate-forme ». La manne financière des revenus de la publicité en ligne profite très essentiellement à Google et Facebook. Il en va de même de l’attention des internautes, qui est largement captée par ces acteurs. Dans ces conditions, si le journalisme souhaite profiter quelque peu de l’une et de l’autre, il doit se rapprocher de ces acteurs. Et, aux États-Unis du moins, c’est ce qu’il fait allègrement, d’autant plus que les GAFA l’accueillent à bras ouverts.

C’est ainsi que Facebook et le journalisme en viennent à se rejoindre, phénomène qui peut surprendre mais qui est une réalité, Facebook souhaitant de la sorte sortir du cadre limité du réseau social pour devenir un média multidimensionnel, si ce n’est « omnidimensionnel ». Les auteurs du rapport vont jusqu’à se demander si les géants du Net ne vont pas porter le coup de grâce, à court ou moyen terme, à la presse traditionnelle. Pour que cela n’advienne pas, notent-ils, « il faudrait observer un revirement dans les habitudes de consommation de l’information » – revirement dont le « Trump Bump » (reprise des abonnements aux titres de presse classiques depuis l’élection de Donald Trump) pourrait être annonciateur. Ils posent en tout cas avec gravité la question de l’avenir de la presse, ainsi que des formes de journalisme et des journalistes qui l’accompagnent depuis des décennies.

De plus, si les éditeurs de contenus journalistiques se tournent vers les acteurs de la Silicon Valley, espérant que ceux-ci leur fourniront de nouveaux débouchés, de nouveaux moyens d’accéder au public, de nombreuses difficultés en sont la contrepartie : dégradation de l’effet de marque, manque de mesure des audiences, migration des revenus publicitaires, mise en concurrence avec des journalistes professionnels mais aussi amateurs de plus en plus nombreux, difficulté à évaluer les attentes des lecteurs etc. De telle sorte que, bien que le journalisme de plate-forme ne demande pas un investissement initial important, le retour sur investissement est loin d’être assuré. Potentiellement, le public visé grâce à ces médias de masse est gigantesque. Mais il est difficile de sortir de la longue traîne, y compris lorsqu’on est un journaliste reconnu.

Par ailleurs, les auteurs du rapport rappellent combien Facebook a dû s’employer à imposer une véritable éthique aux auteurs d’articles d’actualité utilisant sa plate-forme. Tant de fausses informations, soutenant théories du complot et autres modes de réinformation, y ont été publiées, en particulier à l’occasion de la campagne présidentielle américaine de 2016, qu’il est apparu indispensable de mettre en place un système de signalement et de filtre. Reste que le mal était fait et que cela a durablement discrédité le journalisme façon Facebook. Et le rapport de souligner à quel point « les plates-formes sociales incitent à la diffusion de contenus de mauvaise qualité ». C’est à l’internaute, utilisateur du réseau social, d’opérer le tri entre le bon grain et l’ivraie – alors qu’à une certaine époque, on pouvait se plonger sans crainte et en toute connaissance de cause dans la lecture des grands périodiques imprimés.

Si Facebook s’est engagé à plus de responsabilité, il ne semble pas prêt à opérer un contrôle et une sélection semblables à ceux qu’effectuerait un véritable comité de rédaction. Pour longtemps, seuls des algorithmes se chargeront du travail de rédacteur en chef et de secrétaire de rédaction. Aussi les chercheurs américains peuvent-ils regretter cette situation quand « les nuances du journalisme nécessitent un jugement éditorial. Mais les éditeurs de contenus produisent de plus en plus d’écrits et de vidéos dont ils ne peuvent savoir ce que Facebook en fera. Ils sont à la merci de l’algorithme ».

Or, rappellent-ils, le journalisme est le quatrième pouvoir, il est prescripteur et a toujours une influence, plus ou moins décisive, sur la vie politique et notamment sur les résultats des élections. En outre, il joue un rôle de vigie et de gendarme lorsqu’il porte son regard sur les éventuels abus de pouvoir, détournements de fonds et autres manœuvres anti-démocratiques, opérées par un personnel politique parfois peu scrupuleux. Mais il n’est pas assuré que le journalisme puisse continuer longtemps à jouer ce rôle ou, du moins, à le jouer pleinement et efficacement. Et le rapport d’insister sur le danger de voir la presse, progressivement et insidieusement, se retrouver sous la coupe de Google et Facebook, de nombreux journalistes perdant leur indépendance.

C’est pourquoi les chercheurs de l’Université Columbia en viennent à poser la question suivante : « Les organes de presse font face à un dilemme critique : doivent-ils maintenir contre vents et marées leurs entreprises coûteuses, avec leurs propres infrastructures d’édition, avec de petits publics, mais avec la pleine maîtrise de leur marque, de leur lectorat et de leurs revenus ? Ou bien doivent-ils céder le contrôle de leurs contenus et de leurs données en échange de la croissance de leur audience promise par Facebook et autres plates-formes ? ».

The Platform Press : How Silicon Valley reengineered journalism, Emily Bell and Taylor Owen, Tow Center for Digital Journalism at Columbia’s Graduate School of Journalism, march 2017           

Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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