Le quotidien tout numérique québécois La Presse+ appelle à l’aide

Les lecteurs l’ont plébiscité mais les recettes publicitaires n’ont pas suivi. La question de la survie de ce titre centenaire, l’un des principaux quotidiens de la province du Québec, accessible exclusivement en version numérique depuis janvier 2018, relance le débat sur un nécessaire soutien financier du gouvernement canadien à la presse de qualité.

Après avoir perdu 63 % de ses revenus publicitaires en cinq ans et constaté que l’âge moyen de son lectorat n’a pas cessé de vieillir en quinze ans, le quotidien montréalais La Presse décide, dès 2011, d’opérer un virage radical en abandonnant le papier pour migrer sur internet avec un accès gratuit (voir La rem n°26-27, p.36 et n°36, p.47). Plus de 26 millions d’euros ont été investis dans le développement d’une application sur tablette La Presse+, lancée en 2013. S’en suivra l’arrêt de son édition imprimée en semaine en janvier 2016, puis de celle du week-end avec ses nombreux suppléments en janvier 2018, se privant ainsi totalement des recettes de diffusion. Le déploiement de cette stratégie tout numérique a entraîné, dans un premier temps, la suppression de 158 postes, dont 43 au sein de la rédaction, à laquelle se sont ajoutés par la suite 50 nouveaux licenciements, conservant toutefois la plus importante rédaction du Québec, avec près de 250 journalistes.

En 2018, son édition sur tablette La Presse+ enregistre des résultats d’audience en ligne supérieurs à ceux que réalisait l’édition imprimée : 260 000 lecteurs par jour en moyenne (dont 75 000 nouveaux lecteurs) et 500 000 pour l’édition de fin de semaine ; un lectorat plus jeune composé presque aux deux tiers d’adultes de 25 à 54 ans (63 %) ; des lecteurs qui consacrent, en outre, 40 minutes par jour en moyenne à l’édition sur tablette et 50 minutes durant le week-end. La Presse totalise près de deux millions de lecteurs uniques par semaine sur l’ensemble de ses supports numériques, tablettes, sites web et smartphones.

Ce succès significatif en termes d’audience ne suffit pourtant pas à assurer la pérennité de l’une des principales entreprises de presse du Québec. Malgré les économies réalisées par la suppression des frais d’impression et de distribution, malgré une offre riche en formats publicitaires avec un tarif (coût pour mille ou CPM) de 50 euros, en hausse de près de 40 % par rapport à l’édition imprimée, La Presse+ se trouve aujourd’hui dans une situation économique dangereuse, avec notamment une perte cumulée de 164 millions d’euros entre 2013 et 2015. Au Canada, comme ailleurs, les recettes publicitaires des médias ont chuté de 75 % depuis 2005 et les géants américains, Google et Facebook, captent la quasi-totalité du marché de la publicité en ligne, évalué à plus de 7 milliards d’euros. Plus de 330 quotidiens et hebdomadaires canadiens ont cessé de paraître ou sont dans une situation précaire depuis 2009.

Néanmoins, pour le président de La Presse, Pierre-Elliott Levasseur, il n’est pas question de revenir sur le modèle de la gratuité. « Maintenir une offre d’information de qualité accessible à tous est un enjeu de société », a-t-il déclaré, au moment même où la famille Desmarais, qui en est propriétaire depuis cinquante ans, décide de se retirer. À la tête du groupe Power Corporation, détenant des participations dans des multinationales telles que Total ou LafargeHolcin, le patron André Desmarais a annoncé, le 8 mai 2018, aux quelque 600 salariés de La Presse que leur entreprise allait devenir un organisme sans but lucratif (OSBL), auquel le groupe attribuera un don défiscalisé de 32,5 millions d’euros, s’engageant également à assurer le financement des retraites des salariés, anciens et actuels. Entreprise autrefois rentable, La Presse devra donc compter pour sa survie sur les aides de l’État et sur les dons de philanthropes.

La Presse n’est pas le seul titre en difficulté. L’autre quotidien montréalais, Le Devoir, a déjà procédé à un appel aux dons, récoltant environ 168 000 euros en juin 2017, tandis que le titre anglophone le plus lu du pays, Toronto Star, se déclare également en péril. À l’été 2017, il a d’ailleurs abandonné son application Star Touch, lancée en 2015 avec la technologie de La Presse, après avoir investi 25 millions d’euros et licencié 29 salariés. Depuis juillet 2017, le National Post a basculé exclusivement en ligne son édition du lundi, jour peu propice aux recettes publicitaires, afin d’assurer son équilibre financier. En avril 2018, la mise en vente un an plus tôt par le groupe de presse TC Transcontinental de ses 93 titres locaux à l’entreprise de services Transmet Logistics & Metropolitan Media a quasiment abouti, avec la cession de 30 publications à Montréal et à Québec, dont le quotidien gratuit Métro.

Dans ce contexte difficile, les éditeurs se tournent vers les autorités locales et nationales. En 2018, le Québec a mis en place un crédit d’impôt sur cinq ans, soit une aide de 42,5 millions d’euros destinée aux médias écrits d’information québécois produisant des contenus originaux. Les éditeurs de presse espèrent que cette initiative, faisant du Québec le premier gouvernement du pays à s’impliquer directement, incitera le gouvernement fédéral à réagir à son tour. En juin 2017, une association d’éditeurs de presse baptisée Médias d’Info Canada (MIC) a sollicité le gouvernement canadien pour la création d’un fonds d’aide pour le journalisme, alimenté par une taxe sur la publicité en ligne, « spécialement auprès des entreprises qui ne font pas de création de contenus, comme Google et Facebook, qui font beaucoup d’argent sans rien redonner », a expliqué Bob Cox, président du conseil d’administration de l’association. Le gouvernement de Justin Trudeau s’oppose à l’idée que les aides publiques fédérales puissent être attribuées à de grandes entreprises ou à de riches familles propriétaires de journaux. En février 2018, il a tout de même accordé 33 millions d’euros sur cinq ans « à une ou à plusieurs organisations non gouvernementales indépendantes qui soutiendront le journalisme local dans les communautés mal desservies ».

Rappelant que la presse écrite traverse la plus grande crise de son histoire, la Fédération nationale des communications (FNC-CSN), organisation syndicale québécoise, considère que le gouvernement fédéral fait « un pas dans la bonne direction », mais que les montants sont insuffisants, face aux besoins réels de tous les journaux imprimés ou numériques et pas uniquement les journaux locaux, seuls visés par cette aide fédérale. Pour Pascale St-Onge, présidente de la FNC-CSN, le gouvernement a manqué « une belle occasion d’aller chercher l’argent dans les poches des Netflix, Google et Facebook, comme l’ont déjà fait plusieurs pays ».

Ex-directeur de l’information de Radio-Canada, Alain Saulnier commente ainsi le nouvel avenir promis à La Presse : « Miser sur les fonds publics et la philanthropie, est-ce là le modèle d’affaires alternatif ? Tous les médias rivaliseront les uns avec les autres pour obtenir leur financement respectif. La dépendance à l’égard des fonds publics comporte aussi sa zone d’ombre selon les gouvernements élus. Quant aux milliardaires philanthropes, ils ne courent pas les rues non plus. […] Nous avons besoin de journalistes rigoureux et solides pour contrer la désinformation qui prend trop d’espace sur Facebook et les réseaux sociaux. »

Sources :

  • « Bilan positif pour « La Presse » après l’abandon de son édition papier », La Correspondance de la Presse, 21 juin 2016.
  • « La délicate transition numérique de la presse canadienne », Olivier Mougeot, Québec-correspondance, Le Monde, 27 juin 2017.
  • « Budget fédéral – Aide à la presse écrite : il faudra aller beaucoup plus loin », Fédération nationale des communications (FNC-CSN), Cision, newswire.ca, 27 février 2018.
  • « Québec donne un coup de pouce à la presse écrite », Hugo Pilon-Larose, La Presse+, lapresse.ca, 28 mars 2018.
  • « Transcontinental vend Métro et 29 autres journaux de Montréal et de Québec », Radio-Canada.ca, 27 avril 2018.
  • « Médias : le quotidien montréalais « La Presse » devient un organisme sans but lucratif », Catherine Françoise, tv5monde.com, 10 mai 2018.
  • « Le canadien Power Corp. cède « La Presse » à un organisme sans but lucratif », Montréal-correspondance, Anne Pélouas, Le Monde, 12 mai 2018.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici