Si le Groupe TF1 n’a toujours pas trouvé d’accord avec Canal+ et Free, il a signé avec Orange pour la reprise de ses chaînes. M6 s’est de son côté mise d’accord avec Free, mais dénonce désormais son contrat avec Molotov. La probabilité d’une intervention du législateur augmente à mesure que les conflits se multiplient.
En cherchant à développer son chiffre d’affaires et en se donnant un objectif de marge ambitieux depuis l’arrivée de Gilles Pélisson à sa tête en 2016, le Groupe TF1 s’est engagé dans un bras de fer avec les distributeurs à qui il demande une rémunération pour la reprise du signal de ses chaînes en clair, en plus de la facturation traditionnelle de ses chaînes payantes. Rejoint par M6 dans cette démarche, le Groupe TF1 a toutefois employé la manière forte. Dès l’été 2017, le groupe envoyait aux opérateurs un courrier recommandé leur interdisant de reprendre le signal de ses chaînes et de son service de replay, sauf à signer un nouvel accord de rémunération. Finalement, l’arrivée à échéance des contrats de distribution des chaînes de TF1 a permis au Groupe TF1 de mettre sa menace à exécution, ce qui l’a conduit dans un premier temps à bloquer l’accès à son service de replay pour les abonnés de SFR en juillet 2017. Parce qu’il s’agit d’une dégradation de leur offre de télévision en ligne, les opérateurs, mais également le Groupe Canal+, qui distribue les chaînes en clair via ses bouquets de chaînes (ex-offre CanalSat), ont engagé chacun de son côté des négociations.
Très rapidement, le Groupe M6 a multiplié les accords avec SFR, Orange, Bouygues Télécom et Canal+ dès janvier 2018 (voir La rem n°45, p.31). Pour le Groupe TF1, les négociations ont été plus longues. Si le groupe a d’abord signé un accord avec SFR en novembre 2017, les conditions de cet accord se sont ensuite imposées comme référence auprès des autres distributeurs et ont soulevé de très fortes oppositions. Certes, TF1 a trouvé un accord avec Bouygues Télécom, mais les deux entités font partie du même groupe. Avec Orange, Free et Canal+, en revanche, le confit a été bien réel. Or ces trois acteurs représentent ensemble plus de cinq millions d’abonnés qui reçoivent les chaînes de TF1, soit une audience qui est loin d’être négligeable, même si les téléspectateurs ont toujours la possibilité d’aller regarder TF1 directement sur la TNT, sans passer par les box des opérateurs, et d’accéder à MyTF1 directement depuis l’internet.
C’est avec Orange que le Groupe TF1 a d’abord lancé les hostilités, le contrat de distribution avec l’opérateur historique arrivant à échéance le 31 janvier 2018. Le lendemain, le 1er février 2018, Orange coupait le signal de replay à ses abonnés, mais maintenait la distribution des chaînes du Groupe TF1 en rappelant, par la voix de son PDG, Stéphane Richard, être « opposé au principe d’une rémunération pour distribuer des contenus gratuits ». Alors, le Groupe TF1 assigna Orange en justice pour qu’il cesse de distribuer ses chaînes, considérant leur présence comme un argument commercial des opérateurs dans les bouquets enrichis de chaînes de télévision qu’ils proposent. Les négociations n’aboutissant pas non plus avec le Groupe Canal+, ce dernier a pris les devants et, le jeudi 1er mars 2018, a coupé le signal des chaînes de TF1 pour ses abonnés, qu’ils viennent des box Canal, de ses offres satellitaires ou de TNTSat, service d’accès à la TNT par satellite dans les zones non couvertes par le réseau hertzien terrestre. Cette décision du Groupe Canal+ a paradoxalement débloqué la situation.
La première conséquence de la coupure du signal par Canal+ a été la contre-performance de TF1 durant le week-end qui a suivi : le très puissant prime time de The Voice perdait en une soirée 900 000 téléspectateurs, soit 4,4 points de part d’audience ; le vendredi et le samedi, le JT de France 2 dépassait en audience celui de TF1. Certes, le Groupe TF1 a pu se réjouir à l’inverse du succès de ses applications et d’une hausse de 63 % des inscriptions à MyTF1 en ligne, une partie de l’audience désertant son poste de télévision pour retrouver les programmes du groupe sur internet. Sauf que le Groupe Canal+ n’est pas le principal pourvoyeur d’audience pour TF1. Aussi l’annonce par Stéphane Richard d’une possible coupure du signal auprès des abonnés d’Orange dans Le Figaro du 6 mars 2018 a fait peser sur le Groupe TF1 une menace plus sérieuse. Mais Stéphane Richard n’aura pas eu besoin de mettre sa menace à exécution parce qu’un nouvel acteur s’est invité dans les discussions.
Le 7 mars 2018, la ministre de la culture, Françoise Nyssen, appelait le Groupe Canal+ à rétablir le signal de TF1 sur l’offre TNTSat, précisant que les programmes des chaînes gratuites devaient être disponibles sur les offres de TNT par satellite. Le Groupe Canal+ a donc dû rallumer le signal pour 1,5 million de foyers recourant à son offre TNTSat et est même allé au-delà en rallumant également le signal auprès de ses abonnés recevant leurs chaînes par satellite, même si ces derniers ne dépendent pas exclusivement du satellite pour accéder à l’offre de chaînes en clair, soit 2 millions de foyers supplémentaires. Autant dire que le Groupe Canal+ a très vite cherché la voie du compromis, la demande de la ministre étant accompagnée d’une menace, celle de « mesures législatives contraignantes » en cas de désaccord entre les chaînes en clair et les opérateurs sur la reprise du signal. Le samedi 10 mars 2018, Canal+ rétablissait même le signal des chaînes de TF1 pour ses abonnés via la box Canal+. Reste que, pour l’instant, le statu quo prévaut, le Groupe TF1 et le Groupe Canal+ n’ayant pas encore annoncé d’accord.
L’exigence d’un compromis a été entendue également par Orange. Le 8 mars 2018, au lendemain des déclarations de la ministre, le Groupe TF1 et Orange annonçaient s’être mis d’accord sur un nouveau contrat de distribution qui inclut les chaînes payantes du Groupe TF1 (Ushuaï TV, TV Breizh), les services en ligne dont MyTF1, ainsi que les chaînes en clair du groupe (TF1, TMC, TFX, TF1 Séries Films, LCI). À vrai dire, le contrat étant négocié de manière globale, Orange ne s’engage pas directement à rémunérer la distribution des chaînes en clair du Groupe TF1. Mais ce dernier peut les mentionner au titre de l’accord qui, selon la presse, devrait rapporter entre 10 et 25 millions d’euros, ce qui reste très flou. Au moins le Groupe TF1 obtient-il une rémunération supplémentaire des opérateurs télécoms après l’accord signé avec SFR et Orange. Il lui restait alors à convaincre le Groupe Canal+ et Free ; la signature d’Orange, le premier opérateur français, entérinant de facto le principe d’une rémunération pour la reprise des chaînes en clair et de leurs services en ligne associés.
Convaincre Free semblait de prime abord le plus difficile. Lors de la présentation annuelle des résultats du groupe, Xavier Niel a proposé sous forme de boutade de facturer un euro par mois à ses abonnés l’accès aux chaînes de TF1, au même titre que d’autres chaînes payantes, Free s’engageant à partager à parité les recettes ainsi recueillies. Xavier Niel a même envisagé d’adapter sa nouvelle Freebox pour permettre un accès direct aux chaînes de la TNT sans passer par son interface en ligne, ce qui rendrait caduc tout accord de distribution, à l’exception du service en ligne MyTF1. Mais Free n’a pas coupé le signal des chaînes du Groupe TF1, à l’inverse de Canal+, tout en espérant comme Canal+ un arbitrage du gouvernement à l’occasion de la prochaine loi audiovisuelle promise pour le printemps 2018, laquelle sera reportée.
De son côté, le Groupe TF1 a su faire valoir ses atouts auprès de Free dans la mesure où il dispose des droits de retransmission des matchs des 28 plus belles affiches en clair du Mondial de football du 14 juin au 15 juillet 2018. Il sera en effet difficile à un opérateur de se passer du signal de TF1 tout au long de cette période. Et Canal+ comme Free sont prêts à des accords. Si Canal+ a déjà signé avec M6, Free l’a rejoint le 3 avril 2018 avec l’annonce d’un accord « pour la distribution des chaînes du Groupe M6 et de leurs services associés ». Finalement, Free s’est également mis d’accord avec TF1, le 25 avril 2018, grâce là encore à des services en ligne enrichis qui justifient, pour l’opérateur, de rémunérer le Groupe TF1 pour des programmes par ailleurs en accès gratuit sur les chaînes de la TNT. Le Groupe TF1 va ainsi mettre à disposition de Free deux nouvelles chaînes qui viennent enrichir son offre historique, à savoir TF1+1 et TMC+1.
Si les groupes TF1 et M6 sont en mesure de négocier avec les opérateurs comme avec le Groupe Canal+ parce qu’ils disposent dans leur offre de chaînes historiques puissantes, il n’est pas sûr en revanche que les autres groupes audiovisuels français obtiennent à terme les mêmes avantages que ceux négociés au fil de l’eau par les deux premiers groupes privés de télévision. Donné en exemple, le marché américain pratique depuis longtemps le partage des revenus entre câblo-opérateurs et chaînes en clair, mais ce partage des recettes publicitaires est d’abord négocié avec les grandes chaînes, les télévisions à audience plus confidentielle ne bénéficiant pas de ces mêmes avantages. C’est pourtant le pari tenté par le groupe NextRadioTV, désormais contrôlé par Altice (voir La rem n°44, p.68). Ce dernier vient de dénoncer ses accords avec les opérateurs et pourrait exiger une rémunération pour la reprise de ses chaînes BFMTV, RMC Découverte et Numéro 23, information avancée par Free – mais non confirmée par NextRadioTV – qui précise la nécessité de renégocier les contrats de distribution qui arrivent à échéance.
Un autre front, plus lourd de conséquences, a en revanche été ouvert par le Groupe M6. Alors que ce dernier avait compté parmi les premiers à accorder à Molotov un droit de reprise de ses chaînes pour le lancement du service en 2016 (voir La rem n°40, p.38), il demande désormais à Molotov de le rémunérer pour distribuer ses chaînes, et même de fournir ses chaînes en clair sous forme d’option payante. Pour le Groupe M6, Molotov est un distributeur au même titre que les opérateurs télécoms qui proposent une offre élargie de chaînes avec des services directement facturés. La distribution passe ici par une application logicielle depuis les terminaux connectés, ce qui sera le cas également à l’avenir chez les opérateurs télécoms qui auront intérêt à supprimer leurs coûteuses box TV pour les remplacer par des services de télévision en cloud computing.
Pour Jean-David Blanc, PDG de Molotov, la demande du Groupe de M6 « s’apparente à de la distorsion de concurrence », dès lors que le service 6Play permet d’accéder aux chaînes du groupe gratuitement, ce que ne pourrait pas proposer Molotov, son concurrent. Le CSA, l’Autorité de la concurrence et la DGCCRF ont été alertés. En effet, la demande de rémunération adressée à Molotov conduit de facto à conférer au Groupe M6 une exclusivité pour la distribution gratuite de ses chaînes en ligne. Selon le site puremedia.com, Molotov aurait depuis assigné M6 devant le tribunal de commerce de Paris pour « pratique restrictive de concurrence ».
Alors que les offres payantes de vidéo en streaming se développent et captent les exclusivités, les grandes chaînes en clair capables encore de leur résister sur le marché des droits semblent bien décidées à mieux valoriser leurs programmes et à ne pas laisser de nouveaux intermédiaires les exploiter sans contrepartie, comme ce fut le cas pour la presse en ligne avec les agrégateurs d’information. Aux États-Unis, les networks avaient ainsi retiré leurs programmes de YouTube pour les réserver à leur plateforme Hulu, avant que celle-ci ne prenne son indépendance. Or le PDG de M6, Nicolas de Tavernost, milite pour un Hulu à la française qui fédérerait les programmes en replay de son groupe, de MyTF1 et des chaînes de France Télévisions, de quoi constituer une alternative puissante à Molotov.
Cette plateforme commune de sVoD (vidéo à la demande par abonnement) pourra compter sur un droit de reprise des chaînes de France Télévisions. En effet, si la loi n’oblige pas les chaînes privées à être distribuées par des opérateurs tiers, les chaînes publiques sont soumises au principe du « must carry » auprès des distributeurs, même si la reprise par des services en ligne fait l’objet d’un contentieux comme l’illustre le cas PlayTV.fr. Cette plateforme de distribution en ligne de chaînes de télévision a été condamnée en 2014 par le tribunal de grande instance de Paris pour avoir repris les chaînes de France Télévisions au motif que les accords passés entre France Télévisions et les ayants droit limitent souvent les droits de diffusion au seul service linéaire ou au service en ligne du diffuseur. Toute reprise par un acteur tiers constitue ainsi une atteinte au droit d’auteur et aux droits voisins. Or, en juillet 2015, le CSA avait considéré que PlayTV.fr était bien un distributeur et que l’obligation de « must carry » des chaînes publiques inscrite dans la loi de 1986 sur l’audiovisuel devait s’appliquer.
Sources :
- « Streaming : Playtv.fr lourdement condamné en appel, au profit de France Télévisions », Marc Rees, nextimpact.com, 3 février 2016.
- « Le bras de fer TF1-Canal+ a pesé sur les audiences de la Une », Marina Alcaraz, Nicolas Madelaine, Les Echos, 5 mars 2018.
- «« Voice » fait les frais du conflit entre TF1 et Canal+ », Sarah Lecoeuvre, Le Figaro, 5 mars 2018.
- « Après Canal+, Orange se dit prêt à « couper le signal de TF1 » », Elsa Bembaron, Caroline Sallé, Le Figaro, 6 mars 2018.
- « La guerre d’usure continue entre TF1 et les opérateurs », Marina Alcaraz, Sébastien Dumoulin, Les Echos, 7 mars 2018.
- « Canal+ contraint de rallumer une partie du signal de TF1 », Marina Alcaraz, Les Echos, 8 mars 2018.
- « Le Mondial de football, à la fois atout majeur et véritable casse-tête pour TF1 », Caroline Sallé, Le Figaro, 8 mars 2018.
- « Après une semaine tendue, TF1 et Orange enterrent la hache de guerre », Elsa Bembaron, Caroline Sallé, Le Figaro, 9 mars 2018.
- « Canal+ cède face à TF1 », Caroline Sallé, Le Figaro, 12 mars 2018.
- « Le deal secret entre Orange et TF1 », Fabienne Schmitt, Les Echos, 12 mars 2018.
- « Xavier Niel prêt à facturer TF1 « un euro par mois » », Elsa Bembaron, Caroline Sallé, Le Figaro, 14 mars 2018.
- « M6 et Molotov : un cocktail explosif », Elsa Bembaron, Caroline Sallé, Le Figaro, 16 mars 2018.
- « TV vs FAI : NextRadioTV sur le ring et Molotov en ligne de mire », Clément Bohic, itespresso.fr, 16 mars 2018.
- « Molotov, « Faire payer les chaînes gratuites ne va pas dans le sens de l’histoire » », interview de Jean-David Blanc, PDG de Molotov, Chloé Woitier, Le Figaro, 19 mars 2018.
- « M6 et Free ont signé un accord de distribution », Sophie Amsili, leschos.fr, 3 avril 2018.
- « M6 signe un accord avec Free », E.R., Le Figaro, 4 avril 2018.
- « TF1 parvient à un accord avec Free », Elsa Bembaron, Le Figaro, 26 avril 2018.
- « TF1 et Free enterrent la hache de guerre », Etienne Combier, Sébastien Dumoulin, Nicolas Madelaine, Les Echos, 26 avril 2018.