Selon RSF (Reporters sans frontières), les meurtres de journalistes restent une exception dans l’Union européenne, avec cinq affaires en dix ans, dont le massacre de l’équipe de Charlie Hebdo en janvier 2015 et l’assassinat de Daphne Caruana Galizia à Malte en octobre 2017, auxquels s’ajoute en février 2018 celui de Jan Kuciak en Slovaquie, donc deux en l’espace de quatre mois, du jamais vu au sein de l’Union européenne.
Malte : assassinat de Daphne Caruana Galizia en octobre 2017
La journaliste Daphne Caruana Galizia est morte brûlée vive dans l’explosion de sa voiture. « Les escrocs sont partout. La situation est désespérée », tels sont les derniers mots écrits par Daphne Caruana Galizia sur son blog Running Commentary, où elle publiait régulièrement l’avancée de ses enquêtes ; blog suivi par 300 000 lecteurs alors que la petite île de Malte, entrée dans l’Union européenne en 2004, compte 440 000 habitants. Menacée de mort, prise à partie dans la rue, la journaliste se battait sans relâche contre la corruption et le crime organisé qui depuis longtemps rongent la société maltaise. À la fois redoutée, détestée ou admirée, celle qui était vue comme « WikiLeaks à elle toute seule » a multiplié les révélations sur le parti travailliste au pouvoir depuis 2013 et enquêtait également sur le parti nationaliste.
Durant les six mois qui ont suivi son assassinat, une enquête collaborative, baptisée « Le projet Daphne », a été lancée par l’association Forbidden Stories, ayant pour vocation de reprendre les enquêtes des journalistes assassinés ou emprisonnés. Elle engage alors 18 médias internationaux (dont Le Monde, Radio France, France 2 et Premières lignes aux côtés notamment du Guardian, du New York Time, du Süddeutsche Zeitung et du Times of Malta), soit 45 journalistes dans 15 pays qui se sont plongés dans les milliers de documents de toutes sortes laissés par Daphne Caruana Galizia. Il en ressort le bien-fondé de son travail d’enquête. A été ainsi révélée l’existence « d’un programme de passeports en or » sur l’île de Malte, soit la délivrance par complaisance de la nationalité maltaise (c’est-à-dire au mépris de la condition fixée par Bruxelles en 2014 d’être résident), sésame du territoire européen, contre un million d’euros. En cinq ans, 800 familles russes en ont bénéficié, ainsi que d’autres, moins nombreuses, venues du Moyen-Orient ou de l’Asie. Ayant rapporté quelque 800 millions d’euros, ce « programme » a permis de financer le développement de l’Île, de combler son déficit budgétaire et de verser des commissions au chef de cabinet du Premier ministre maltais.
Autre histoire édifiante : celle établie à partir d’une affaire de pots-de-vin impliquant une fois de plus le chef de cabinet du Premier ministre sur laquelle enquêtait Daphne Caruana Galizia, qui a permis de mettre au jour les activités de la Pilatus Bank. Ouverte en 2013 sur l’île de Malte par Ali Sadr, jeune homme d’affaires iranien, cette banque privée détient les comptes d’un réseau de sociétés-écrans maltaises appartenant aux deux richissimes familles qui dirigent d’une main de fer l’Azerbaïdjan – celle du dictateur Ilham Aliev et celle de son ministre Kamaladdin Heydarov. Ces holdings ont servi à réaliser des dizaines de millions d’euros d’investissements « masqués » dans toute l’Union européenne. Depuis que le nouveau gouvernement travailliste maltais, installé en 2013, a choisi de confier la construction d’une centrale thermique à un consortium où figure la société nationale azerbaïdjanaise Socar, la banque Pilatus a enregistré de nombreuses ouvertures de comptes, majoritairement en provenance de sociétés et de personnes proches du pouvoir azerbaïdjanais, à propos desquels l’agence antiblanchiment maltaise constate que la banque n’indique pas « suffisamment de preuves sur la source de la fortune ».
Tandis que la famille Aliev reste silencieuse, Kamaladdin Heydarov a déclaré « qu’il est absolument faux que sa richesse provient de la corruption ». Quant au fondateur de la banque Pilatus, Ali Sadr, l’homme au cinq passeports, il est en prison aux États-Unis, depuis le 19 mars 2018, pour violation des sanctions américaines contre l’Iran, pour avoir été l’intermédiaire financier des activités du conglomérat iranien appartenant à son père. « Comment Ali Sadr a-t-il pu créer aussi facilement une banque à Malte, pays membre de l’Union européenne et de la zone euro, alors même que les autorités locales étaient informées de l’enquête du FBI ? », s’interroge l’équipe de journalistes du Projet Daphne.
Entre autres curiosités, l’affaire Pilatus a même des prolongements dans les provinces françaises, par le rachat de trois entreprises locales en difficulté fabriquant de la porcelaine près de Limoges ou du linge de maison près de Cambrai, chacune fournisseur de l’Élysée.
Daphne Caruana Galizia a payé de sa vie la révélation de véritables scandales aux ramifications politiques et planétaires. « Vous pouvez tuer le messager, mais pas le message », avertit Laurent Richard du réseau Forbidden Stories.
Slovaquie : assassinat de Jan Kuciak en février 2018
Depuis son indépendance en 1993, la Slovaquie a été marquée par de nombreuses affaires de corruption. À Bratislava, les manifestations se sont multipliées en 2017 pour réclamer la démission de plusieurs ministres. « Ils ont tué un homme qui voulait que la Slovaquie soit un endroit où l’on vive mieux », a publié le site Aktuality.sk, propriété de l’allemand Springer et du suisse Ringier, pour lequel travaillait Jan Kuciak. Quinze jours avant son assassinat par balle, et celui de sa compagne, à leur domicile, le journaliste avait publié une enquête sur une fraude fiscale à laquelle étaient mêlés des hommes d’affaires liés au Smer-SD, parti du Premier ministre Robert Fico.
Il s’apprêtait à en publier une autre plus compromettante encore, révélant des liens entre l’homme d’affaires italien Antonino Vadala, la mafia calabraise ’Ndrangheta, des proches de Robert Fico et des membres du gouvernement. Démissionnaire en mars 2018 afin d’éviter des élections législatives anticipées, Robert Fico reste à la tête du parti au pouvoir. Son proche collaborateur Peter Pellegrini l’a remplacé au poste de Premier ministre, entouré de la plupart des membres de l’ancien gouvernement. Arrêté pour trafic de drogue en mars 2018 à la suite d’un mandat d’arrêt lancé par l’Italie, Antonino Vadala sera extradé dans la péninsule. Il est également accusé de tentative de détournement de subventions européennes en Slovaquie, ce qu’avait découvert Jan Kuciak.
Quant à l’Italie elle-même, dix-neuf journalistes y vivent aujourd’hui sous escorte de police permanente et 167 autres bénéficient de mesures de protection, comme des rondes de policiers dans leur quartier.
Sources :
- « Italie : près de 200 journalistes ont une protection policière », AFP, tv5monde.com,
6 décembre 2017. - « Meurtre du journaliste Jan Kuciak, « une attaque contre la démocratie » », Courrier international, n°1426 du 1er au 7 mars 2018.
- « Malte : le travail de Daphne Caruana Galizia repris par 45 de ses collègues », Olivier Baube, AFP, tv5monde.com, 19 avril 2018.
- « Le projet Daphne. Enquête sur l’assassinat d’une journaliste », Jean-Baptiste Chastand et Anne Michel, envoyés spéciaux à Malte, Le Monde, 19 avril 2018.
- « Le projet Daphne. Malte, l’île des passeports « en or » », Jean-Baptiste Chastand et Anne Michel, envoyés spéciaux à Malte, Le Monde, 20 avril 2018.
- « Le projet Daphne. Malte, porte d’entrée de l’Azerbaïdjan en Europe », Jean-Baptiste Chastand et Anne Michel, envoyés spéciaux à Malte, Le Monde, 20 avril 2018.
- « Le journaliste slovaque assassiné a été pris pour cible expressément », AFP, tv5monde.com, 10 mai 2018.