RSF : « la haine du journalisme menace les démocraties »

Le dénigrement de la fonction de journaliste, accompagné de violences verbales, devient une rhétorique ordinaire pour de nombreux chefs d’État en Europe, pourtant élus démocratiquement, qui n’hésitent même plus à désigner expressément la presse comme un adversaire. « La lente érosion du modèle européen se confirme », annonce l’association Reporters sans frontières.

Selon RSF (Reporters sans frontières), l’Europe affiche la plus importante dégradation de la situation des journalistes en 2018. Quatre pays européens figurent parmi les cinq plus fortes rétrogradations dans le classement annuel mondial : au 65e rang, Malte a reculé de 18 places ; la République tchèque, au 34e rang, en a perdu 11 ; la Serbie, au 76e rang, en a cédé 10 et la Slovaquie, au 27rang, perd également 10 places au classement. Les violences verbales des leaders politiques de ces pays à l’encontre de la presse ont pris des proportions incroyables.

En République tchèque, le président Milos Zeman a donné une conférence de presse, en octobre 2017, tenant une kalachnikov factice portant l’inscription « pour les journalistes ». En Slovaquie, pays où a été assassiné le journaliste Jan Kuciak en février 2018, le Premier ministre Robert Fico insultait les journalistes, les traitant de « sales prostituées anti-slovaques » ou de « simples hyènes idiotes ». En Hongrie, 73e au classement de RSF, le Premier ministre Viktor Orbán multiplie les attaques verbales contre le milliardaire américain George Soros, dont l’Open Society Foundations finance entre autres l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ). Le philanthrope est devenu son bouc émissaire, accusé de soutenir des médias indépendants qui « discréditent » l’image du pays.

Les accusant de « traîtrise » ou d’être des « espions à la solde de l’étranger », le président Aleksandar Vucic à la tête de la Serbie, pays au 76e rang dans le classement de RSF, en recul de 10 places, cherche à intimider les journalistes qui font leur travail, en s’appuyant sur les médias progouvernementaux. Pour avoir dénoncé le déséquilibre entre le temps d’antenne accordé au parti au pouvoir – Parti progressiste de Serbie (SNS) – sur la chaîne Pink TV et celui réservé à leurs opposants, avant l’ouverture officielle de la campagne pour les élections municipales serbes, la journaliste serbe Tamara Skrozza a été visée par des appels à la haine orchestrés par cette télévision privée, allant jusqu’à la désigner à l’antenne comme une « ennemie de l’État ». En Albanie, 75e au classement de RSF, le Premier ministre Edi Rama, quant à lui, met en avant leur incompétence ou leur nuisibilité, à l’automne 2017, en les qualifiant « d’ignorants », de « poisons », de « charlatans » et même « d’ennemis publics ». En Croatie, les journalistes sont eux aussi victimes d’attaques verbales violentes, et la classe politique ne les défend guère.

Responsable du bureau Europe-Balkans de RSF, Pauline Adès-Mével témoigne : « Les élus sont de plus en plus enclins à développer un discours hostile aux médias, qui a des répercutions quand les reporters se retrouvent sur le terrain. » En outre, le phénomène de concentration des médias permet à quelques oligarques de les utiliser pour servir leurs propres intérêts. Pays qui assure la présidence du Conseil de l’Union européenne jusqu’à la fin juin 2018, la Bulgarie est passée de la 36e place au classement de RSF en 2006 à la 109e pour l’année 2017. La quasi-totalité des journaux du pays appartient à la famille Peevski, qui n’hésite pas à attaquer en justice les journalistes non respectueux de sa ligne éditoriale.

« Si vous ne voulez pas être dépendants de l’image que les médias renvoient de vous, alors vous devez construire vos propres structures […], expliquait Viktor Orbán, en 2013, aux étudiants de l’université de Varsovie. N’ayez aucune gêne. Trouvez des hommes d’affaires aux opinions plus traditionnelles pour créer des médias. » Son « modèle hongrois », qui consiste notamment à saper les médias de service public en les accusant de partialité, commence de fait à essaimer peu à peu dans les pays voisins, en Pologne et en République tchèque comme en Autriche. Deux jours après sa réélection, pour quatre ans, en avril 2018, Viktor Orbán a signé une autre victoire, la fermeture de Magyar Nemzet, dernier quotidien d’opposition du pays.

Dans les pays d’Europe de l’Ouest aussi, la rhétorique belliqueuse des dirigeants politiques est dangereuse pour le journalisme. En Autriche, 11e au classement de RSF, la télévision publique ORF est accusée par le leader du parti populiste FPÖ de véhiculer des mensonges. En Espagne, 31e au classement de RSF, à la suite du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne, le discours agressif des autorités catalanes envers les journalistes non indépendantistes a contribué à renforcer le harcèlement sur les réseaux sociaux. Quant à la France, 33e au classement de RSF, elle n’est pas en reste, avec un goût exacerbé pour le mediabashing de certains leaders politiques, particulièrement pendant la campagne électorale de 2017. Pour le leader de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, « la haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine ». Quant à Laurent Wauquiez, président des Républicains, il qualifie le travail de certains journalistes de « bullshit médiatique ».

« La libération de la haine contre les journalistes est l’une des pires menaces pour les démocraties, s’alarme Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. Les dirigeants politiques qui alimentent la détestation du journalisme portent une lourde responsabilité, car remettre en cause la vision d’un débat public fondé sur la libre recherche des faits favorise l’avènement d’une société de propagande. Contester aujourd’hui la légitimité du journalisme, c’est jouer avec un feu politique extrêmement dangereux. »

Sources :

  • « L’inquiétant recul de la liberté de la presse en Europe centrale et orientale », Blaise Gauquelin, Le Monde, 11-12 mars 2018.
  • « En Hongrie, l’arrêt de plusieurs médias signe l’extinction de la presse d’opposition », Blaise Gauquelin, Le Monde, 12 avril 2018.
  • « Classement mondial de la liberté de la presse 2018 : la haine du journalisme menace les démocraties », Reporter sans frontières, rsf.org, 25 avril 2018.
  • « Classement RSF 2018 : en Europe aussi, on assassine les journalistes », Reporter sans frontières, rsf.org, 25 avril 2018.
Ingénieur d’études à l’Université Paris 2 - IREC (Institut de recherche et d’études sur la communication)

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