La ferme à trolls de Saint-Pétersbourg

Il se déroule dans le monde des réseaux de communication, une guerre froide de l’information qui prend des formes diverses.

Aux États-Unis, le 16 février 2018, treize citoyens et trois sociétés russes ont été inculpés. Ils sont accusés de complot contre le pays par le procureur spécial Robert Mueller, chargé depuis mai 2017 d’enquêter sur les manipulations dont la campagne présidentielle de 2016 aurait été l’objet. Ces individus sont suspectés d’avoir mené une « guerre d’information contre les États-Unis » et d’avoir cherché à « susciter la méfiance à l’égard des candidats et du système politique en général ». Par ailleurs, Robert Mueller a inculpé en juillet 2018 douze agents du GRU (renseignement militaire russe), pour avoir piraté et diffusé des mails du Parti démocrate et de la campagne Clinton.

Il devient difficile d’analyser un événement politique sans évoquer l’ingérence – réelle ou supposée – de Moscou au moyen de ses outils de désinformation. Avec l’usage d’internet et des réseaux sociaux, les techniques d’influence s’industrialisent.

Voter ou s’abstenir : la manipulation des groupes d’électeurs

C’est dans ce contexte que deux rapports commandés par le comité du renseignement du Sénat américain ont été rendus publics le 19 décembre 2018. Réalisés, l’un par l’Université d’Oxford avec la société Graphika et l’autre par la compagnie New Knowledge, l’Université Columbia avec Canfield Research, ces travaux de recherche tirent les conséquences de l’analyse de milliers de messages publiés entre 2015 et 2017 sur Facebook, Instagram et Twitter, mais aussi sur YouTube, Reddit, Tumblr, Pinterest ou Vine. Ils décrivent dans les détails l’élaboration de procédures de manipulation usant des réseaux sociaux.

On apprend notamment que les concepteurs des opérations russes de désinformation ont « découpé » l’électorat américain en segments clés afin de les exposer à des messages ciblés sur les réseaux sociaux. La campagne de propagande menée par la Russie avant l’élection présidentielle de 2016 a en particulier eu pour objectif d’inciter les électeurs noirs, traditionnellement très majoritairement favorables aux démocrates et, en l’occurrence, à Hillary Clinton, à s’abstenir de voter. Plus généralement, les trolls russes – les trolls créant des controverses artificielles afin de déstabiliser un groupe, une communauté, voire un pays tout entier – ont cherché à convaincre les franges de la population plutôt proches des démocrates, les jeunes, les minorités ethniques et la communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), de choisir la voie de l’abstention.

Ainsi, un faux profil intitulé « Blacktivist » postait des messages négatifs concernant Hillary Clinton, présentée comme une opportuniste uniquement soucieuse de sa carrière politique. Parmi les fausses informations qui ont circulé figurait celle selon laquelle la candidate démocrate aurait offert un don de 20 000 dollars au Ku Klux Klan. « Cette campagne visait à convaincre que la meilleure manière d’améliorer la cause de la communauté afro-américaine était de boycotter les élections et de se concentrer sur d’autres sujets », peut-on lire dans l’un des rapports.

En même temps, une partie des 3 841 comptes Facebook, Instagram, Twitter ou YouTube étudiés pressait les électeurs blancs proches des républicains de participer au scrutin. Selon une étude du Pew Research Center, le taux de participation des électeurs blancs a effectivement augmenté en 2016, tandis que celui des électeurs noirs a reculé de six points par rapport à la précédente élection présidentielle, en 2012.

L’ Internet Research Agency de Saint-Pétersbourg

L’enquête indépendante, conduite à la demande du Sénat américain, pointe du doigt une ferme à trolls basée à Saint-Pétersbourg, sous le nom évocateur d’Internet Research Agency (IRA). Cette « usine à désinformation » est une agence financée par le gouvernement russe dont les employés, au nombre d’un millier, ont pour consigne de créer de faux profils sur les réseaux sociaux et de les animer afin de manipuler les citoyens de pays étrangers lors des élections ou durant certains moments importants pour la vie de ces pays. L’ambition est d’influencer les résultats de ces scrutins ou la tournure des événements.

Pour ce qui est de l’élection présidentielle américaine, les messages diffusés se bornaient tout d’abord à soutenir les thèses républicaines (défense de la police, droit au port d’armes, lutte contre l’immigration, etc.). Puis, dès lors que la candidature de Donald Trump finissait de s’imposer, les messages de l’IRA lui sont devenus clairement favorables. Une fois le nouveau président élu, la campagne de propagande s’est trouvé une nouvelle cible : le procureur spécial Robert Mueller. Des comptes alimentés par des Russes affirment que le magistrat serait corrompu, un post sur Instagram avançant par exemple qu’il aurait par le passé travaillé avec des « groupes islamistes radicaux ».

La Russie à la pointe de la désinformation

Lyudmila Savchuk, journaliste russe ayant infiltré en 2015 l’Internet Research Agency, décrit un système très organisé et bien huilé dans lequel des centaines de personnes, généralement jeunes et animées par « le sentiment de servir leur pays », sont payées 400 dollars par mois afin de générer de faux profils en ligne et propager de fausses informations « produites par une autre ferme dédiée à leur création, en tordant les faits ou en les inventant ». Elle a eu pour mission de donner vie, sur VK.com (le Facebook russe), à une jeune ménagère qui, entre deux recettes de cuisine, s’insurgeait contre les discours anti-russes d’un manuel scolaire américain dont l’existence était purement imaginaire.

Les employés de l’IRA sont spécialement entraînés pour se saisir au mieux des problématiques américaines. Une partie de leur travail consiste à regarder des séries télévisées afin de s’imprégner de la culture et des problématiques propres aux États-Unis. C’est pourquoi ils sont capables d’aborder en toute connaissance de cause les questions de fiscalité américaine, d’immigration sur le territoire des États-Unis, etc.

Une influence sur les résultats des élections difficile à évaluer

Au total, sept usines à trolls ont été repérées, mais on est incapable d’évaluer leur influence. Selon Facebook, 126 millions d’utilisateurs auraient été exposés aux trolls en 2017. Cependant, la question la plus délicate est celle de l’impact effectif de ces campagnes de désinformation. Il est difficile d’évaluer si, et dans quelle mesure, l’opinion publique est manipulable. Lorsque les résultats des scrutins sont serrés, comme ce fut le cas de l’élection présidentielle américaine de 2016, il semble que l’influence des trolls russes ait pu être décisive.

Il reste qu’il ne fait désormais plus aucun doute que Moscou mène des campagnes de désinformation et de déstabilisation dans les démocraties occidentales. L’informatique est peut-être l’« arme du pauvre », en tout cas le gouvernement russe s’est délibérément engagé dans la guerre froide de l’information. La stratégie russe consiste à utiliser les nouveaux médias, et notamment les réseaux sociaux, afin de se saisir de sujets politiques clivants et d’aggraver ainsi les divisions, fragilisant ainsi ses adversaires sur la scène internationale. Il s’agit aussi d’appuyer sur les fractures d’une société en insistant sur certaines informations authentiques, susceptibles de mettre un pays en difficulté.

Les géants du Net comme relais de la désinformation

Déjà malmenée, l’image des multinationales du web ne va pas s’améliorer, après la parution des deux rapports commandés par le Sénat américain. En effet, le bilan dressé est celui d’un manque de collaboration et de bonne volonté de la part de Google, Facebook et, dans une moindre mesure, de Twitter. Les données fournies aux enquêteurs ont souvent été incomplètes, désorganisées ou inexploitables. De quoi susciter l’agacement de parlementaires américains qui ont déjà à plusieurs reprises regretté que les plateformes tendent à minimiser le problème des campagnes d’influence et de propagande dont elles sont les relais.

Interrogé par le Congrès américain, Facebook a concédé que de nombreuses publicités ciblées achetées sur la plateforme l’ont été par des pseudo-internautes russes à des fins de désinformation et de propagande, et que ces publicités ont, pour la plupart, servi le candidat Donald Trump. Le Congrès a ainsi découvert que 100 000 dollars de publicité ont été payés par la ferme à trolls de Saint-Pétersbourg. Mark Zuckerberg a annoncé avoir supprimé plusieurs centaines de comptes et de pages créés par les fermes à trolls russes. Le dirigeant de Facebook est sous pression depuis la révélation de l’utilisation des données de quelque 50 millions d’utilisateurs par le cabinet de conseil et d’analyse Cambridge Analytica, qui a très activement participé à la campagne victorieuse de Donald Trump (voir La rem n° 48, p. 90).

Sources :

  • « Affaire russe : une « ferme à trolls » lie de nouveau Trump et le Kremlin », Corentin Durand, numerama.com, 7 septembre 2017.
  • « Plongée dans les coulisses de l’Internet Research Agency, la « ferme à trolls » russe », Corentin Durand, numerama.com, 17 octobre 2017.
  • « Inside the Russian Troll Factory: Zombies and a Breakneck Pace », Neil MacFarquahr, nytimes.com, February 18, 2018.
  • « Facebook détruit des centaines de comptes d’une ferme à trolls russe », Reuters, sciencesetavenir.fr, 3 avril 2018.
  • « Facebook removes more than 100 accounts linked to Russian troll factory », Press Association, theguardian.com, April 4, 2018.
  • « Visite guidée d’une « ferme à trolls » russe », D.P., Les Echos, 17 octobre 2018.
  • « New report on Russian disinformation, prepared for the Senat, shows the operation’s scale and sweep », Craig Timberg and Tony Romm, The Switch, Washingtonpost.com, December 17, 2018.
  • « Ingérence russe : la méthode troll », Frédéric Autran, Libération, 18 décembre 2018.
  • « Les data cata fournies par les géants du Net au Sénat américain », Amaelle Guiton, Libération, 19 décembre 2018. 
Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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