L’« internet durable » russe : les libertés publiques numériques menacées ?

En Russie, le projet de créer un « internet souverain » – ou un « internet durable » selon la formule officielle –, pouvant être déconnecté du monde extérieur en cas de crise grave, est peut-être un nouveau témoignage d’une dérive autoritaire.

Le président russe, Vladimir Poutine, a promulgué le 1er mai 2019, après son adoption par les députés des deux chambres, une loi visant à créer un « internet russe durable et indépendant ». La Russie pourrait ainsi à tout moment, si des circonstances exceptionnelles advenaient, quitter l’internet mondial pour basculer sur un intranet national fonctionnant en autarcie, empêchant ainsi l’accès de nombreux citoyens russes aux informations et opinions du reste du monde. Ce projet traduit la volonté des autorités russes de verrouiller les moyens de communication et de construire un véritable « Runet », écosystème de sites web proprement russes et donc aisément contrôlables, à l’image du réseau social VKontakte (très populaire équivalent de Facebook), du moteur de recherche Yandex ou du service de messagerie mail.ru.

Défendu notamment par le sénateur Andreï Klichas et le député Andreï Lougovoï – ex-agent du KGB, accusé par le Royaume-Uni d’avoir empoisonné au polonium l’un de ses anciens collaborateurs, Alexandre Litvinenko, mort en 2006 –, le texte assure la souveraineté du « Runet », laquelle serait, selon les parlementaires, de plus en plus menacée par le « caractère agressif de la stratégie de la cybersécurité des États-Unis ». Une note explicative s’appuie sur un document américain de septembre 2018, qui classe la Russie dans la même catégorie que l’Iran et la Corée du Nord. Le pouvoir russe a donc jugé nécessaire de prendre des « mesures de sécurité ».

Selon ce document, les mesures devraient prendre la forme d’un contrôle centralisé, d’un transfert restreint « à l’étranger de données échangées entre utilisateurs russes », voire d’un arrêt du trafic et d’un débranchement des serveurs étrangers. Le 20 février 2019, Vladimir Poutine a d’ailleurs rappelé que l’internet est « l’invention des États-Unis ». Et d’ajouter : « Ils écoutent tout, ils voient et ils lisent tout ce que vous faites. […] Pour cette raison, nous devons créer des segments indépendants. » Les États-Unis étant susceptibles de porter atteinte aux libertés fondamentales du peuple russe en « débranchant » à tout moment leur pays, il serait préférable d’être capable de se « débrancher » tout seul.

Réduire le potentiel de mobilisation de l’internet

Quelque 10 000 personnes ont manifesté le 10 mars 2019 dans les rues de Moscou pour exprimer leur désapprobation à de ce texte de loi. Un appel à la « résistance numérique » a été lancé. De nombreux protestataires contestent la principale motivation des pouvoirs publics russes qui serait de réduire le potentiel de mobilisation d’internet. Bien qu’autorisée, cette manifestation a abouti à une trentaine d’interpellations. « Nous ne voulons pas vivre dans une prison numérique », fustigeait dans le cortège Alexandre Savine, du parti Pirate, cité par Le Monde.

« L’internet durable » n’est encore qu’un projet. Cependant, plusieurs détails ont déjà été révélés par le Kremlin, avant d’être relayés par l’agence de presse étatique RIA-Novosti. L’internet russe pourrait voir le jour en novembre 2019. L’objectif, précisent les autorités, est de mettre en place un réseau local « durable, sécurisé et pleinement fonctionnel ». Des tests auraient d’ores et déjà été pratiqués dans le plus grand secret. Au début du mois d’octobre 2018, tandis que des mouvements de protestation se déroulaient en Ingouchie – petit territoire à majorité musulmane, membre de la Fédération de Russie et opposé au redécoupage de ses frontières avec la Tchétchénie –, l’internet a été coupé plusieurs jours sur tous les réseaux mobiles. La Russie se montre ainsi prête à affronter les cyberattaques les plus sophistiquées contre le « Runet ».

L’internet russe bientôt sur le modèle de l’intranet chinois ?

Par ailleurs, le texte de loi prévoit la création d’un « centre de management et de surveillance du web » placé sous la direction du Roskomnadzor (Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse). Cette agence étatique se verrait confier la mission d’assurer la disponibilité des services de communication sur le sol russe en cas de situation exceptionnelle. Le Roskomnadzor pourrait alors couper le trafic externe, engendrant de fait un internet russe en circuit fermé, sans aucune relation avec les serveurs extérieurs.

Une telle initiative évoque la « grande muraille de Chine électronique » mise en place à l’échelle nationale par le gouvernement chinois. En Chine, les libertés numériques et de communication sont largement réduites. La Russie, dont les administrés jouissent de façon limitée de leurs libertés, pourrait-elle suivre le même chemin ? Pouvoir contrôler les informations et les opinions entrant et sortant du pays est le préalable d’une censure massive et efficace. Les autorités russes se veulent rassurantes : le Premier ministre Dmitri Medvedev indique qu’aucune technique, comme celle des pare-feux utilisée en Chine, n’empêchera les internautes russes de consulter des sites étrangers. La nouvelle loi viserait donc les seuls contenants, les « tuyaux », et en aucun cas les contenus. Mais sans contenants, plus de contenus…

Rien n’a filtré, en revanche, s’agissant du financement d’un tel reformatage de l’internet en Russie. Contrairement à la Chine, qui a édifié dès le début son propre internet fermé, l’intégration des réseaux russes dans le système numérique mondial est pour l’instant entière. Le conseil des experts auprès du gouvernement russe, cité par Le Monde, a d’ailleurs émis de grandes réserves, prédisant « des perturbations majeures », ainsi qu’un prix à payer de plus de 134 milliards de roubles par an (soit 1,8 milliard d’euros) pour construire un internet russe réellement indépendant.

Une multiplication de lois pour contrôler les communications en Russie

En Russie, les lois visant à réduire les libertés publiques en ligne s’accumulent. Le 7 mars 2019, deux autres textes ont été adoptés prévoyant de lourdes sanctions (de 30 000 roubles d’amende, l’équivalent de 400 euros, à quinze jours d’emprisonnement), l’une en cas de diffusion de fausses informations – mais quelle définition les autorités russes en retiennent-elles ? –, l’autre en cas de « manifestation d’irrespect » à la société, à l’État, aux symboles officiels de la Fédération de Russie, à sa Constitution ou aux « autorités qui exercent le pouvoir ».

Depuis 2015, plusieurs lois ont été votées, qui contraignent notamment les opérateurs du web à stocker sur le territoire russe les données des citoyens russes. Le Roskomnadzor exige ainsi que les réseaux sociaux américains se soumettent à cette obligation et son directeur a annoncé, le 21 janvier 2019, avoir lancé des procédures administratives contre Twitter et Facebook. L’autorité russe avait déjà ordonné en 2016 le blocage du réseau social professionnel LinkedIn, qui avait refusé de se plier à cette exigence. Depuis cette date, LinkedIn est inaccessible en Russie. Ces mesures visent à protéger les données personnelles des internautes russes qui, jusqu’alors, pouvaient être enregistrées par les multinationales du web sur le territoire des États-Unis.

La puissance russe se montre de plus en plus sévère à l’égard des activistes en ligne. L’application d’une messagerie cryptée comme Telegram a été interdite en 2018. Et les citoyens trop critiques à l’égard des autorités sont régulièrement condamnés. Concernant la loi pour un « internet durable », Alexandre Jarov, le président du Roskomnadzor, voit en elle une « arme solide » et « espère que, tout comme l’arme nucléaire dont disposent certains pays, elle restera « en mode veille » ».

Sources :

  • « En Russie, mobilisation contre un « Internet souverain » déconnecté du monde », Isabelle Mandraud, lemonde.fr, 12 mars 2019.
  • « Cyberespace, la grande inquiétude des internautes russes », Daniel Vallot, rfi.fr, 22 avril 2019.
  • « Contrôle d’internet : dix ONG appellent Poutine à bloquer une loi décriée », AFP, lexpress.fr, 24 avril 2019.
  • « La Russie peut-elle faire web à part ? », Philippe Richard, techniques-ingenieur.fr, 29 avril 2019.
  • « Internet « souverain » : Poutine veut isoler pour mieux contrôler », Sébastien Seibt, france24.com, 2 mai 2019.
  • « Internet souverain en Russie : Vladimir Poutine promulgue une loi », Jérôme G., generation-nt.com, 3 mai 2019.
  • « Russie : que va donc changer la loi pour un Internet « sûr et durable » instaurée par Poutine ? », Pascal Hérard, tv5monde.com, 4 mai 2019.
  • « La Russie, à contre-courant de l’internet mondial », Louis Adam, zdnet.fr, 21 mai 2019. 

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