Projet de directive européenne créant un statut protecteur des lanceurs d’alerte

Les institutions de l’Union européenne sont parvenues, le 12 mars 2019, à un accord politique sur un projet de directive visant à mieux protéger les lanceurs d’alerte, ces personnes qui prennent le risque de dénoncer des actes illicites ou contraires à l’intérêt général auxquels elles sont confrontées dans le cadre de leur activité professionnelle. Ce texte est plus ambitieux que la loi française dite « Sapin 2 ».

Instauré par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, dite « Sapin 2 » (voir La rem n°41, p.13), le régime de protection des lanceurs d’alerte interdit toute forme de sanction s’agissant de la révélation de faits illicites observés dans un cadre professionnel. Dans la plupart des cas, les lanceurs d’alerte signalent des faits juridiquement condamnables, mais il arrive également qu’ils révèlent des faits simplement moralement condamnables et ils bénéficient également, en cette occurrence, d’une protection en droit français. L’élaboration d’un dispositif de protection des lanceurs d’alerte relève d’un compromis entre le respect des principes démocratiques, des libertés et droits fondamentaux des salariés et l’activité économique des entreprises.

Inscrite dans un mouvement général désireux de transparence dans la vie économique et sociale, l’alerte contrevient à l’obligation de confidentialité et de loyauté à laquelle tout salarié est astreint vis-vis de son employeur. Perçu par le public comme une avancée de l’État de droit, le dispositif d’alerte créé par la loi « Sapin 2 » semble irréversible, spécialement en raison des liens étroits qu’il entretient avec la liberté d’expression et, surtout, avec les idéaux démocratiques. Ce régime de protection des lanceurs d’alerte devient d’autant moins contestable qu’il se trouvera renforcé par une directive européenne visant à garantir la même protection dans tous les États membres de l’Union européenne, ancrant durablement le statut de ces acteurs des sociétés modernes.

Les lanceurs d’alerte protégés sous certaines conditions

En 2016, les discussions autour du projet de directive « secret des affaires » ont été vives (voir La rem n°40, p.5). À l’initiative des députés écologistes européens, une autre directive concernant les lanceurs d’alerte a alors été annoncée comme une concession faite au Parlement européen. Les autorités françaises se sont largement engagées dans l’écriture de cette directive afin de répliquer, dans ses grandes lignes, la loi « Sapin 2 » créatrice d’un statut protecteur pour les lanceurs d’alerte.

Au terme d’un long processus, le Conseil, la Commission et le Parlement européens se sont finalement mis d’accord sur un texte de compromis. Celui-ci instaure tout d’abord des procédures de recueil d’alerte en toute sécurité au sein des entreprises de plus de cinquante salariés ou des collectivités territoriales de plus de 10 000 habitants. Ensuite, le texte européen protège les lanceurs d’alerte qui se sont conformés à certaines règles. Contrairement à la loi « Sapin 2 », qui prend en compte les signalements sur les « menaces ou préjudices graves pour l’intérêt général », l’article premier de la directive se concentre sur les violations du droit dans les secteurs encadrés par une législation européenne (marchés publics, services financiers, protection de l’environnement, sécurité sanitaire, santé publique etc.). Néanmoins, les États sont libres d’étendre cette protection à l’ensemble des violations d’une loi ou d’un règlement national. À l’instar de ce qui existe déjà en droit français, l’article 2 bis prévoit que le lanceur d’alerte, pour être protégé, doit être de bonne foi. En revanche, la condition d’agir de manière désintéressée n’est pas retenue.

L’alerte interne privilégiée, l’alerte publique en dernier recours

L’alerte interne, c’est-à-dire au sein d’une entreprise, doit être privilégiée par le lanceur d’alerte. Néanmoins, l’alerte externe, consistant à interpeller des autorités administratives ou judiciaires, est facilitée par rapport au droit français, lequel prévoit des critères plus restrictifs. Ce point précis a cristallisé les divergences entre le Parlement européen et le Conseil, ce dernier souhaitant donner la priorité à l’alerte interne. Plusieurs gouvernements entendaient ainsi rendre ce processus aussi strict que possible, afin que les lanceurs d’alerte bénéficient d’une protection, à condition d’avoir en premier lieu présenté un signalement en interne, dans leur entreprise ou organisation, limitant alors grandement la possibilité de révéler des faits délictueux ou des abus de droit. Quant à l’alerte publique, par l’intermédiaire des journalistes et des médias, elle n’est protégée qu’en cas d’absence de réaction des destinataires d’une première alerte, interne ou externe, et également dans le cas où le lanceur d’alerte a de bonnes raisons de craindre une menace manifeste ou imminente à un intérêt public ou s’il suspecte une collusion entre sa société et les autorités publiques.

Il est important que la procédure à suivre pour alerter soit la plus simple possible. Comme l’a rappelé la Commission européenne dans une communication du 23 avril 2018, 49 % des participants à l’Eurobaromètre spécial sur la corruption de 2017 ignorent la façon d’effectuer un signalement pour dénoncer des malversations et seulement 15 % connaissent l’existence de règles de protection des lanceurs d’alerte dans leur pays. Il est souligné dans ce texte que « des facteurs socio-culturels et en particulier les perceptions négatives des lanceurs d’alerte profondément ancrées dans la société, où ils sont perçus comme de nouveaux « délateurs », contribuent également au faible taux de signalements ». Et, comme l’observe le Défenseur des droits Jacques Toubon, interrogé par Entreprise et carrières, « les organismes publics ou privés ne répondent que très lentement à l’obligation à laquelle ils sont soumis de mettre en place des procédures de recueil des signalements depuis le 1er janvier 2018. Moins de 30 % d’entre eux ont mis en place des procédures de recueil des signalements, et donc souscrit à l’obligation d’informer leurs agents sur ce nouveau dispositif ».

LANCEURS D’ALERTE, ILS ONT DÉNONCÉ…

Karim Ben Ali – chauffeur de camion : la pollution des sols à l’acide
en Moselle par ArcelorMittal, en 2017 (voir La rem n°45, p.7).

Antoine Deltour – salarié du cabinet d’audit PwC : les pratiques d’évasion fiscale du Grand-Duché de Luxembourg, en 2014 (LuxLeaks, voir La rem n°46-47, p.5).

Irène Frachon – médecin : les effets secondaires mortels du Médiator, médicament des laboratoires Servier, en 2007.

Stéphanie Gibaud – cadre : un système d’évasion fiscale élaboré par la banque UBS, en 2008.

Hella Kherief – aide-soignante : le mauvais traitement des personnes âgées dans un EHPAD, en 2018.

À titre d’exemple, Stéphanie Gibaud, qui a accepté de prendre des risques en collaborant plusieurs années avec le service des douanes judiciaires, n’a touché que 3 000 euros de dommages et intérêts en novembre 2018, quand la banque UBS a été condamnée à verser une amende de 3,7 milliards d’euros, plus 800 millions de dommages et intérêts, à l’État, sans compter le rapatriement de près de 5 milliards d’euros de dizaine de milliers de comptes offshore. Depuis cette affaire, Stéphanie Gibaud vit des minima sociaux.

 

Le contenu du régime de protection

Quant à la définition européenne du lanceur d’alerte, elle est plus large que celle érigée en droit français : au-delà des salariés, sont aussi concernés les anciens salariés, actionnaires et personnes travaillant pour des contractants, sous-traitants et fournisseurs. L’article 2 de la directive prévoit également la protection de tout tiers ayant aidé ou étant lié au lanceur d’alerte (collègue, parent, etc.).

En outre, l’article 14 invite les États à créer une assistance juridique au profit des lanceurs d’alerte. Les États sont aussi incités à fournir un soutien financier et psychologique, ainsi qu’à garantir les mesures nécessaires à la réparation intégrale des dommages subis par le lanceur d’alerte.

Quant à la charge de la preuve, elle incombe à toute personne qui souhaitent agir en justice contre un lanceur d’alerte, celle-ci devant prouver que le préjudice infligé est sans rapport avec le signalement. Enfin, les sanctions interdites à l’égard d’un lanceur d’alerte sont définies plus largement. Au-delà de l’interdiction de porter atteinte au contrat de travail et de prononcer des mesures disciplinaires, l’article 14 proscrit tout traitement injuste, intimidation, mise en cause de la réputation de la personne ou rupture anticipée de contrat avec un fournisseur. L’article 15 ajoute que le lanceur d’alerte, à condition d’avoir respecté les procédures de signalement, est protégé en cas de procédures judiciaires annexes comme la diffamation ou l’atteinte au secret des affaires.

Cette directive européenne créant un statut protecteur des lanceurs d’alerte constitue un contrepoids indispensable à la directive « secret des affaires » de 2016 (2016/943/UE), édictée l’année même du procès au Luxembourg des lanceurs d’alerte de l’affaire dite des « LuxLeaks » (voir La rem n°46-47, p.5 ; n°45, p.5 et p.7 ; n°42-43, p.8). Il reste que les lanceurs d’alerte sont des acteurs essentiels de la moralisation de la vie publique et de la vie économique. Si les citoyens sont en mesure d’exercer en toute sécurité une vigilance critique au profit de l’intérêt général, la confiance accordée aux institutions publiques et privées pourra l’emporter sur la défiance qui gagne chaque jour du terrain dans les sociétés contemporaines.

Sources :

  • « L’UE adopte un bouclier pour les lanceurs d’alerte », Jean-Baptiste François, la-croix.com, 12 mars 2019.
  • « Ce que prévoit le projet de directive européenne sur les lanceurs d’alerte », Éric A. Caprioli, usine-digitale.fr, 10 avril 2019.
  • « Protection des lanceurs d’alerte renforcée : regards croisés sur l’attitude à adopter », Louise Jammet, lemondedudroit.fr, 29 avril 2019. 
  • « Elections européennes : comment protéger les lanceurs d’alerte ? », Isabelle Bris, francetvinfo.fr, 30 avril 2019.
  • « La protection des lanceurs d’alerte, la réponse à une « pression citoyenne » », Jessica Vial, rts.ch, 14 mai 2019.
  • « Le régime « général » de protection des lanceurs d’alerte est-il l’expression d’un droit fondamental ? », Jacques Toubon, Pascale Lagesse, wk-rh.fr, 16 mai 2019. 
Docteur en droit, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS EA n° 4328), Université d’Aix-Marseille

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