Internet, de la nétiquette à la confrontation planétaire

Le 12 mars 2018, les États-Unis ont bloqué le rachat de Qualcomm par Broadcom à la suite d’un avis négatif du Committee on Foreign Investment into the United States (CFIUS). Ce rachat serait une menace à la sécurité nationale, un critère décisif pour le CFIUS (voir La rem n°49, p.101). La technologie s’est imposée alors, et de manière évidente, comme un élément central dans la confrontation entre les États-Unis et la Chine. Alors que la multiplication des taxes sur les importations semblait limiter cette confrontation à un problème portant d’abord sur le déséquilibre de la balance commerciale entre les deux premières puissances économiques mondiales, le blocage d’opérations en lien avec des fabricants de puces, notamment dans la perspective de la 5G, a changé grandement la donne.

LE CONTRÔLE DES INFRASTRUCTURES DE L’INTERNET DE DEMAIN, S’IMPOSE COMME L’ENJEU MAJEUR D’UNE CONFRONTATION PLANÉTAIRE

La technologie et, à travers elle, le contrôle des infrastructures de l’internet de demain, s’impose comme l’enjeu majeur d’une confrontation planétaire entre les deux grandes puissances. De ce point de vue, il s’agit bien d’un problème de sécurité nationale, comme l’indique du reste le CFIUS, mais qui excède, et de loin, les seules inquiétudes liées à la présence ou non d’entreprises étrangères sur le marché américain. C’est ce que prouvent, autrement, les déboires récurrents de Huawei avec les autorités américaines. Après l’arrestation en décembre 2018 de Meng Whanzhou, directrice financière de Huawei et fille du fondateur du groupe, au motif d’un possible contournement de l’embargo américain sur l’Iran, Huawei a été placé, le 15 mai 2019, sur la Entity List du Département du Commerce américain. Cette « liste des entités » aligne nombre d’entreprises et d’individus qui constituent une menace potentielle pour la sécurité des États-Unis, autorisant dès lors le Département du Commerce à interdire toute relation commerciale avec eux. Le 19 mai 2019, Google annonçait rompre ses relations commerciales avec Huawei, à qui il ne fournira plus la version officielle d’Android associée au PlayStore et à ses applications phares. Le 20 mai 2019, Broadcom, Intel et Qualcomm faisaient de même, privant Huawei des technologies et des logiciels dont il a besoin pour conserver sa place de leader mondial des équipementiers et maintenir son ambition de devenir rapidement le premier producteur mondial de smartphones. Sans Android et la suite d’applications Google, il lui sera à l’évidence difficile de s’imposer encore auprès du grand public, notamment en Europe, le deuxième marché du groupe après la Chine. Sur le marché des puces, Huawei est plus indépendant car il contrôle ses propres technologies. Il reste que le groupe achète chaque année 11 milliards de dollars de technologie à ses fournisseurs américains.

LA DÉCISION DE PLACER HUAWEI SUR LA ENTITY LIST CONSTITUE UN VÉRITABLE ACTE DE GUERRE CONTRE UN FLEURON TECHNOLOGIQUE CHINOIS

La décision de placer Huawei sur la Entity List, même si la mise en application du dispositif a été reportée, depuis, en novembre 2019, constitue un véritable acte de guerre contre un fleuron technologique chinois. Les États-Unis sont prêts à mobiliser leurs plus grandes entreprises, tous leurs grands groupes technologiques pour retarder, voire empêcher, les ambitions chinoises sur la 5G en particulier, et sur l’internet en général. Le discours officiel a donc profondément changé à Washington qui, depuis les promesses d’Al Gore lors de la campagne présidentielle américaine de 1992, a conduit aujourd’hui à faire de l’internet un enjeu majeur de sécurité nationale et d’influence à l’échelle planétaire.

En 1994, le vice-président de Bill Clinton, premier président américain post-guerre froide, allait jusqu’au bout de la liste des promesses liées à la construction d’une Global Information Infrastucture devant les délégations nationales à l’UIT (Union international des télécommunications). Connecter la planète entière à coup de fibre optique devait [nous traduisons]  « Rassembler les communautés du monde. Aujourd’hui, nous pouvons enfin créer un réseau planétaire d’information qui transmet messages et images. Ces autoroutes ou, plus exactement, ces réseaux d’intelligence distribuée, nous permettront de partager l’information et de communiquer comme une communauté globale. De ces connections découleront un progrès robuste et durable, des démocraties fortes, de meilleures solutions aux défis environnementaux à l’échelon global et local, des soins de santé améliorés et, finalement, une sensibilisation accrue à la gestion collective de notre petite planète » (Gore, 1994). Dans les faits, cette Global Information Infrastructure qui devait mobiliser des financements massifs, dont certains étaient publics, aura été abandonnée. Le pragmatisme économique a conduit à confier aux opérateurs télécoms le soin de faire évoluer leurs réseaux pour les interconnecter, ce qui aboutira au déploiement planétaire de l’internet, la fibre remplaçant dans un second temps les vieux fils de téléphone.

C’est donc sur les services en ligne, une fois l’internet déployé, que de nouveaux acteurs sont apparus, qui ont porté les promesses associées au déploiement mondial des réseaux de communication électronique. Ainsi Google, dès sa création en 1998, annonçait « ne pas être le diable » et s’engageait dans une croisade altruiste ou mégalomaniaque visant à « organiser les informations à l’échelle mondiale dans le but de les rendre accessibles et utiles à tous ». Les premiers utilisateurs de l’internet, issus des milieux hackers et de l’université imaginaient à la même époque les formes d’une sociabilité nouvelle sous le registre de la « nétiquette », un code des bonnes pratiques comportementales en ligne sur un réseau qui allait amener ses utilisateurs à entrer en contact avec des citoyens du monde entier.

La petite planète en ligne et ses communautés sensibles allaient pourtant très vite prendre un autre visage, mâtiné de puissance économique et de réalités géopolitiques. La circulation facilitée de l’information n’a pas conduit à des démocraties fortes, comme le promettait Al Gore. Google a choisi de se retirer de Chine dès 2010, pour ne pas soumettre les résultats de son moteur de recherche à la censure des autorités de Pékin (voir La rem n°14-15, p. 34). La mondialisation avait manifestement ses limites : l’information devait rester une affaire nationale pour les autorités chinoises, qui ont appliqué à l’internet les vieilles méthodes de non-ingérence revendiquées par l’Union soviétique quand elle interdisait l’importation des œuvres de l’esprit produites à l’Ouest. Plus récemment, les fake news et les soupçons d’ingérence d’États tiers lors des campagnes électorales afin de déstabiliser les démocraties témoignent pareillement des limites des promesses émancipatrices associées au déploiement de l’internet.

LA CIRCULATION FACILITÉE DE L’INFORMATION N’A PAS CONDUIT À DES DÉMOCRATIES FORTES, COMME LE PROMETTAIT AL GORE

L’internet a eu d’autres avantages. Quand Al Gore a présenté son projet d’autoroutes de l’information aux Américains, lors de la campagne de 1992, le discours était légèrement différent de celui tenu deux ans plus tard à l’UIT, lorsque l’ambition technologique américaine a été projetée à l’échelle mondiale. Il s’agissait bien d’un new deal électronique, donc d’une relance de l’économie américaine grâce à des investissements publics massifs et une augmentation de la productivité par la mise à la disposition, auprès des industriels, du potentiel scientifique des laboratoires des universités américaines ayant déjà étudié le protocole TCP/IP depuis plus de vingt ans. Les États-Unis s’engageaient ainsi résolument dans les sociétés dites post-industrielles que les années 1970 avaient imaginées pour sortir les grandes puissances économiques des affres de l’industrialisation, après que le coût de l’énergie a augmenté à la suite des chocs pétroliers. L’internet y a contribué en facilitant la délocalisation de la production industrielle et en concentrant les « technologies de l’Intellect » dans la Silicon Valley. La Chine pouvait dès lors devenir une grande puissance industrielle dans les années 1990 et 2000, l’avenir américain se jouant, non plus dans les chaînes d’assemblage, mais dans la conception des composants et des services concentrant la valeur ajoutée. L’objectif a été atteint : alors que l’Europe dépend encore, pour ses fleurons en Bourse, des grands groupes de l’ère industrielle, les plus fortes capitalisations boursières aux États-Unis sont toutes dues à la maîtrise du numérique. Au second trimestre 2019, les plus importantes capitalisations boursières au monde sont, dans l’ordre : Microsoft, Amazon, Apple, Alphabet, Facebook, c’est-à-dire les Gafam. Grâce à ces entreprises, les États-Unis dominent la recherche planétaire dans le domaine des technologies de communication et doivent donc contrôler à terme les dispositifs qui vont permettre d’accélérer la numérisation de l’économie, à savoir la 5G et sa pléiade d’objets connectés.

LA DOMINATION TECHNOLOGIQUE AMÉRICAINE, IMAGINÉE AU DÉBUT DES ANNÉES 1990, EST DÉSORMAIS MENACÉE

Cependant, la septième et huitième places pointent deux entreprises chinoises, Alibaba Group et Tencent. La première est cotée à New York et doit son succès au e-commerce. La seconde est cotée à Hong Kong. Leader mondial des jeux vidéo, elle dispose surtout de l’application WeChat qui est l’une des plus intégrées au monde, au point d’être devenue, pour ses utilisateurs chinois, une sorte d’interface unique pour la gestion de leur vie quotidienne. Quant à Huawei, l’entreprise n’est pas cotée, mais elle occupe le premier rang sur le marché des équipementiers et le troisième sur celui des smartphones.

La domination technologique américaine, imaginée au début des années 1990, est désormais menacée. Si les États-Unis ont pu accepter que la Chine devienne une très grande nation industrielle, ils accepteront moins, en revanche, qu’elle les talonne dans le secteur technologique qui est l’une des conditions de leur puissance à l’échelle planétaire. Les Gafam peuvent déstabiliser des économies entières : imaginons un instant un monde sans Powerpoint, sans Google, sans les serveurs d’Amazon ou de Microsoft, sans applications. C’est probablement ce à quoi devra se résoudre Huawei qui a présenté son nouveau modèle de smartphone, le Mate 30, le 19 septembre 2019. Celui-ci est désormais équipé d’une version d’Android non reconnue par Google et ne propose pas le Play Store et ses applications. En Chine, Huawei promeut déjà auprès des consommateurs son propre système d’exploitation, présenté le 9 août 2019 et baptisé HarmonyOS. Le terme est bien choisi dans un pays qui prône l’harmonie sociale sous surveillance numérique, puisqu’il prend acte de l’émergence d’un écosystème chinois qui sera potentiellement concurrent de ceux d’Apple et de Google. Les autorités chinoises débloquent de leur côté des fonds pour soutenir leurs équipementiers en accélérant la couverture du territoire chinois en 5G. Elles ont par ailleurs incité – et convaincu – China Unicom et China Telecom, les numéros 2 et 3 du marché mobile chinois, à adopter un réseau commun dans la 5G pour plus d’efficacité. La Chine prépare donc son autonomie technologique. Si son divorce avec les États-Unis devait être définitivement prononcé, ce seront alors deux conceptions de l’internet qui risquent de s’affronter à l’échelle planétaire, loin des promesses de la « communauté globale » d’Al Gore. Ce sera aussi, pour les États-Unis, un moyen de conserver leur hégémonie technologique, au moins là où elle pourra s’exercer, ce qui explique les pressions américaines auprès des pays alliés pour qu’ils barrent la route aux équipementiers chinois à l’occasion de la création de leur réseau 5G.

Sources :

  • « Remarks Prepared for Delivery », Al Gore, UIT, CMDT, Buenos Aires, March 21, 1994.
  • L’imaginaire d’Internet, Patrice Flichy, Paris, La Découverte, 2014.
  • « Donald Trump punit Huawei et relance les tensions avec Pékin », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 17 mai 2019.
  • « Huawei meurtri par le départ de ses fournisseurs américains », Raphaël Balenieri, Les Echos, 21 mai 2019. 
  • « Sous la pression de Trump, Google rompt avec Huawei », Elsa Bembaron, Lucie Ronfaut, Le Figaro, 21 mai 2019.
  • « Huawei dévoile son système d’exploitation, mais le plus dur reste à faire », Raphaël Balenieri, Les Echos, 12 août 2019.
  • « La Chine se met en ordre de bataille pour la 5G », Raphaël Balenieri, Les Echos, 11 septembre 2019.
  • « A Shenzhen, fief de Huawei, la 5G va être subventionnée », Raphaël Balenieri, Les Echos, 16 septembre 2019.
  • « Huawei privé de Google pour ses nouveaux smartphones », Raphaël Balenieri, Les Echos, 20 septembre 2019.
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)

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