La « nouvelle » loi Bichet

La loi du 2 avril 1947, relative à la distribution de la presse imprimée1, vient d’être réformée en profondeur par la loi du 18 octobre 2019 relative à la modernisation de la distribution de la presse2.

Ce monument législatif du droit de la presse, dont le premier article faisait écho à celui de la loi du 29 juillet 1881 en disposant que « la distribution de la presse imprimée est libre », aura finalement été « toiletté » après des années de tergiversations. Malgré son apport incontestable à la vitalité de la presse française pendant près de six décennies3, la loi était considérée comme inadaptée aux réalités techniques, économiques et sociologiques du XXIe siècle. L’idée d’une réforme de la distribution de la presse imprimée avait été évoquée dès les États généraux de la presse en 20084. Sa nécessité s’est faite plus pressante au regard des difficultés économiques de Presstalis, qui est la principale société commerciale française de messageries de presse. Le rapport Schwartz et Terraillot, rendu en 20185, a ainsi esquissé plusieurs propositions de réformes afin d’adapter la loi de 1947 aux réalités économiques et techniques du XXIe siècle. Il y était notamment suggéré de créer un « droit à être distribué » par des sociétés agréées sans avoir à passer par le statut coopératif, et d’alléger les contraintes qui pèsent sur les points de vente (voir La rem n°48, p.86).

L’ambition de la loi finalement votée a bien été de moderniser le cadre juridique posé en 1947, sans toutefois remettre en cause les principes fondamentaux qui gouvernent la distribution de la presse, à savoir la liberté et la neutralité de la diffusion. La réforme entend aussi intégrer la diffusion numérique de la presse dans les dispositions de la loi Bichet. Preuve en est la suppression de la référence au caractère « imprimé » de la presse dans le premier article, qui dispose désormais que « la diffusion de la presse est libre ». Cette prise en compte de la diffusion numérique est d’autant plus évidente que les éditeurs et agences de presse revendiquent l’application du nouveau droit voisin sur le référencement des articles qui leur a été octroyé par l’article 15 de la directive du 17 avril 2019 et la loi du 24 juillet 2019 (voir La rem n°52, p.5).

Quatre points principaux peuvent ainsi être retenus de cette réforme : l’ouverture du marché de la distribution ; l’assouplissement des conditions d’approvisionnement des marchands de journaux ; l’encadrement de l’activité des agrégateurs en ligne de titres et autres « kiosques » numériques ; le renforcement de la régulation du secteur.

L’ouverture du marché de la distribution à de nouveaux acteurs

L’article 3 de la loi maintient, pour les entreprises de presse, la liberté d’assurer elles-mêmes la distribution de leurs titres par les moyens qu’elles jugent les plus appropriés. De même, l’obligation d’adhérer à une société coopérative de groupage n’a pas été remise en cause lorsque deux éditeurs au moins décident de grouper la distribution de leurs titres.

Celle-ci pourra néanmoins être confiée à des entreprises agréées dont le capital n’aura pas à être majoritairement détenu par les sociétés coopératives. C’est là l’une des principales innovations de la réforme. La version initiale de la loi prévoyait en effet que le capital des sociétés chargées des opérations de distribution devait être majoritairement détenu par les sociétés coopératives, afin de garantir l’impartialité de leur fonctionnement et la surveillance de leur comptabilité. À ce titre, les articles 11 à 13 de la loi définissent les conditions dans lesquelles de telles sociétés commerciales pourront bénéficier d’un agrément, l’ouverture du marché étant en la matière repoussée à janvier 2023. Outre le fait qu’il ne sera pas cessible, l’agrément ne pourra être délivré que dans le respect des obligations d’un cahier des charges fixé par décret. Celles-ci impliqueront notamment le respect des principes d’indépendance, de transparence et de pluralisme de la presse, la non-discrimination et la continuité de la distribution ainsi que le respect de l’environnement. L’agrément déterminera également les types de prestations attendues au niveau logistique et financier. La société agréée s’engagera en contrepartie à assurer la distribution des titres sur la base d’un schéma territorial qui peut être national ou local.

Si ces nouvelles dispositions sont censées garantir le renouveau du marché de la distribution, plusieurs organisations professionnelles redoutent qu’elles ne renforcent au contraire la position de certains groupes ainsi que les risques de discrimination entre titres sur le plan géographique6. En effet, l’article 3 n’exclut pas que deux entreprises d’un seul et même groupe puissent créer une coopérative, ce qui met à mal le principe de péréquation jusque-là respecté dans l’ancienne version de la loi. De même, la possibilité de différencier le schéma territorial risque d’induire des choix de distribution discutables au regard du principe de pluralisme. Enfin, cette ouverture du marché a également agité le spectre de l’irruption dans le secteur de grands acteurs économiques d’origine étrangère, et plus particulièrement des Gafa. C’est pourquoi l’article 11 prévoit qu’une personne physique ou morale ne relevant pas de l’Espace économique européenne ne peut détenir plus de 20 % du capital d’une société agréée.

L’assouplissement des conditions d’approvisionnement des marchands de journaux

L’article 5 de la loi confère aux marchands de jour­naux une plus grande marge de manœuvre sur l’approvision­nement des titres qu’ils vendent. L’objectif est ici de garantir une meilleure maîtrise des points de vente sur leurs stocks et la possibilité de choisir, dans une certaine mesure, les titres qu’ils distribuent en fonction des particularités de leur clientèle.

Ce dispositif n’est toutefois pas applicable aux titres qui relèvent de la presse d’information politique et générale. Ceux-ci conservent en effet un droit d’accès au réseau de distribution, dans des quantités déterminées par les entreprises éditrices. L’article 4 donne d’ailleurs une définition des titres en cause, entendus comme ceux qui « apportent de façon permanente sur l’actualité politique et générale, locale, nationale ou internationale des informations et des commentaires tendant à éclairer le jugement des citoyens, consacrent la majorité de leur surface rédactionnelle à cet objet et présentent un intérêt dépassant d’une façon manifeste les préoccupations d’une catégorie de lecteurs ». C’est là encore établir une distinction dont la portée paraît discutable au regard des principes fondamentaux portés par la loi du 2 avril 1947. Du reste, on constatera que cette tendance est confortée dans d’autres textes tels que la loi du 24 juillet 2019, relative au droit voisin des éditeurs et agences de presse. La fixation de la rémunération due au titre du référencement des contenus peut en effet être basée sur « la contribution des publications de presse à l’information politique et générale », ce qui revient encore à favoriser les titres de presse d’information politique et générale (IPG) au détriment des autres.

S’agissant de la distribution des titres autres que d’information politique et générale, une deuxième distinction est établie par la loi entre ceux qui bénéficient de tarifs postaux aidés et les autres. Pour les premiers, la distribution sera effectuée en fonction de règles d’assortiment des titres et de détermination des quantités servies aux points de vente, qui devront être établies par des accords interprofession­nels. Ces accords devront tenir compte des caractéristiques physiques et commerciales des différents points de vente, ainsi que de la diversité des titres et de l’actualité. Pour les seconds, les conditions de distribution devront être fixées par convention entre les entreprises de presse et les diffuseurs, là encore pour déterminer les quantités servies dans les points de vente, ces derniers pouvant ne pas accep­ter les propositions qui leur seront faites par les éditeurs. De là découle la crainte de voir disparaître des kiosques à journaux certains titres spécialisés, ce qui diminuera nécessairement leur visibilité pour le public.

La prise en compte de la diffusion numérique de la presse

Le nouvel article 15 de la loi porte sur la diffusion numérique de la presse, et plus précisément sur les agrégateurs de titres de presse et autres « kiosques » numériques. Les nouvelles dispositions étendent les principes de la distribution imprimée en précisant que les services de communication au public en ligne qui assurent la diffusion de titres d’au moins deux entreprises de presse, dont l’un au moins présente le caractère d’une publication d’information politique et générale, ne peuvent refuser la diffusion d’un autre service de même nature ou de la version numérisée d’un tel titre, dès lors que celle-ci est fait dans des conditions raisonnables et non discriminatoires.

Par ailleurs, ces mêmes opérateurs devront respecter les obligations de transparence, prévues à l’article L 111-7 du code de la consommation, et fournir des informations claires aux utilisateurs sur l’exploitation de leurs données personnelles dans le cadre du classement ou du référencement de ces contenus.

Le renforcement de la régulation du secteur

Enfin, la loi du 18 octobre 2019 vient réformer en profondeur la régulation du secteur de la distribution de la presse (art. 16 à 25). Celle-ci est désormais assurée par l’Arcep, rebaptisée Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse. Les missions jadis conférées au Conseil supérieur des messageries de presse et à l’Autorité de régulation de la distribution de la presse lui sont donc confiées.

Outre le respect des principes fixés par la loi, l’Autorité aura pour mission d’examiner les demandes d’agrément des sociétés commerciales chargées de la distribution des titres de presse, ainsi que le contrôle du respect de leurs engagements. Elle pourra également prononcer des sanctions à l’encontre d’une société éditrice, d’une société coopérative ou d’une société agréée, en cas de manquement aux obligations prévues par la loi. En fonction de la gravité de ces manquements, la sanction pécuniaire pourra être portée à 3 % du chiffre d’affaires annuel hors taxe en France, et à 5 % en cas de récidive. Enfin, l’Autorité est aussi investie d’un pouvoir de règlement des différends qui pourraient survenir entre les différents acteurs du secteur.

Sources :

  1. Loi n° 47-585 du 2 avril 1947 relative au statut des entreprises de groupage et de distribution des journaux et publications périodiques.
  2. Loi n° 2019-1063 du 18 octobre 2019 relative à la modernisation de la distribution de la presse.
  3. L. Pasteur, « Faut-il abroger la loi Bichet du 2 avril 1947 ? », Légipresse, n° 240, avril 2007, I, p.37-38.
  4. Voir : Livre vert – Etats généraux de la presse écrite, remis le 8 janvier 2009, Ministère de la culture et de la communication, p.24-26.
  5. Dix propositions pour moderniser la distribution de la presse, Rapport au ministre de l’économie et des finances et à la ministre de la culture, Marc Schwartz, Fabien Terraillot, juin 2018.
  6. E. Schwartzenberg., « Presse : une loi bricolée aux dérives liberticides » , Médiapart, 13 mai 2019. 
Professeur de droit privé à Aix-Marseille Université et directeur adjoint du Laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales (LID2MS).

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