Cass., ass. plén., 25 octobre 2019, n° 17-86.605, M. Le Pen c. L. Ruquier.
Considérant que « la publication litigieuse ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression », la Cour de cassation, dans son arrêt du 25 octobre 2019, rejette le pourvoi contre l’arrêt d’appel contesté ayant statué de la même manière. La compréhension du long parcours judiciaire qui a conduit à cette décision amène à faire rappel des faits litigieux et des précédentes décisions rendues, avant d’évoquer le présent arrêt de l’assemblée plénière.
Précédentes décisions
Cette affaire a pour origine la présentation, par Laurent Ruquier, dans l’émission On n’est pas couché du 7 janvier 2012 sur France 2, d’une séquence relative à différents candidats à l’élection présidentielle, comportant des images caricaturales, dont une, précédemment publiée dans Charlie Hebdo, qui identifiait Marine Le Pen à un « excrément fumant ». L’intéressée, y voyant les éléments constitutifs d’injure, au sens des articles 29 et 33 de la loi du 29 juillet 1881, et d’atteinte à la dignité de la personne, a saisi la justice.
Par jugement du 22 mai 2014, le tribunal correctionnel de Paris (17e ch.) a prononcé la relaxe et rejeté la demande de dommages-intérêts. Par arrêt du 2 avril 2015, la cour d’appel de Paris (ch. 2-7) a confirmé le jugement, retenant notamment le caractère satirique de la séquence de l’émission de télévision et de la publication de Charlie Hebdo à laquelle a été empruntée la caricature contestée. Admettant que l’intéressée puisse faire valoir que l’image contestée est « particulièrement grossière », l’arrêt a cependant estimé qu’« elle ne peut pour autant considérer qu’il s’agit d’une attaque purement personnelle destinée à porter atteinte à sa dignité, en tant que femme, alors que le téléspectateur comprend nécessairement qu’elle est visée en tant que candidate à l’élection présidentielle ; que le dessin en cause se situe dans le registre d’une forme d’humour particulièrement débridée, propre à Charlie Hebdo, n’hésitant pas à user d’images scatologiques ; que l’expression humoristique doit être d’autant plus permise et acceptée lorsqu’elle vise, comme en l’espèce, une personnalité politique ».
Saisie d’un pourvoi, la chambre criminelle de la Cour de cassation, par arrêt du 20 septembre 2016 (n° 15-82942), a considéré que, « en prononçant ainsi, alors que le dessin et la phrase poursuivis, qui portaient atteinte à la dignité de la partie civile en l’associant à un excrément, fût-ce en la visant en sa qualité de personnalité politique lors d’une séquence satirique de l’émission précitée, dépassaient les limites admissibles de la liberté d’expression, la Cour d’appel a méconnu les textes susvisés ». En conséquence, elle a prononcé la cassation avec renvoi.
Résistant à cette analyse, la cour d’appel de renvoi (Paris, 20 septembre 2017) a confirmé le premier jugement en ce qu’il a prononcé la relaxe et rejeté la demande de dommages-intérêts présentée par Mme Le Pen. Un nouveau pourvoi en cassation a conduit au présent arrêt.
Présent arrêt
Dans le présent arrêt, à l’argumentation de Marine Le Pen s’oppose l’appréciation de l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Dans son moyen au pourvoi, Mme Le Pen fait notamment valoir que « toute injure, au sens de l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse, constitue une atteinte à la dignité de la personne visée et que, en l’espèce, la Cour d’appel n’avait pas à rechercher si, au-delà du caractère injurieux de l’affiche incriminée, qu’elle admettait comme établi, était également caractérisée une atteinte à la dignité » ; et que, « en toute hypothèse », l’image contestée porte atteinte à sa dignité, « en l’associant à un excrément », même si elle « s’inscrit dans une forme d’humour satirique volontiers scatologique […] et dépasse donc les limites admissibles de la liberté d’expression ».
Pour fonder sa décision, l’assemblée plénière de la Cour de cassation commence par poser que « la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique » ; qu’« elle ne peut être soumise à des ingérences que dans les cas où celles-ci constituent des mesures nécessaires au regard de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » (CoonvEDH) ; et que « la restriction qu’apportent à la liberté d’expression les articles 29, alinéa 2, et 33 de la loi du 29 juillet 1881, qui prévoient et répriment l’injure, peut donc être justifiée si elle poursuit l’un des buts énumérés à l’article 10, paragraphe 2, de cette Convention », parmi lesquels figure « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Elle poursuit encore qu’« il résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la réputation d’une personne, même lorsque celle-ci est critiquée au cours d’un débat public, fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale et, dès lors, relève de sa vie privée au sens de l’article 8 de la Convention ».
Semblant ainsi retenir, dans un premier temps, comme l’avait fait la chambre criminelle, un certain nombre d’arguments en faveur de la position de Marine Le Pen, l’assemblée plénière en évoque ensuite d’autres qui la conduiront à une conclusion contraire. Elle considère alors que « le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge saisi de rechercher, en cas de conflit, un juste équilibre entre ces deux droits ».
Elle poursuit cependant que « la dignité de la personne humaine ne figure pas, en tant que telle, au nombre des buts légitimes énumérés à l’article 10, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme » et que « si elle est d’essence de la Convention, –(qui, en ce paragraphe 2, déterminant diverses possibles « restrictions ou sanctions » susceptibles d’être apportées à la liberté d’expression, envisage au moins « la protection de la réputation ou des droits d’autrui ») – elle ne saurait être érigée en un fondement autonome des restrictions à la liberté d’expression ».
Le présent arrêt pose encore que « l’exigence de proportionnalité implique de rechercher si, au regard des circonstances particulières de l’affaire, la publication litigieuse dépasse les limites admissibles de la liberté d’expression » et que, « en l’absence de dépassement de ces limites, et alors même que l’injure est caractérisée en tous ses éléments constitutifs, les faits objet de la poursuite ne peuvent donner lieu à des réparations civiles ». Estimant que la Cour d’appel de renvoi « a déduit, à bon droit, que la publication litigieuse ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression », le pourvoi est rejeté.
En droit français comme en droit européen, un équilibre juste et délicat doit être établi entre les garanties de la liberté d’expression, constitutive et caractéristique d’un régime démocratique, et le nécessaire respect des droits (à l’honneur, à la vie privée, à la dignité…) des personnes mises en cause. Cette affaire judiciaire montre la difficulté pour y parvenir et les risques d’appréciations contradictoires, non seulement des personnes impliquées dans un même litige, mais des juridictions elles-mêmes et, bien évidemment, de tous ceux qui prennent connaissance des décisions rendues. Quoi que posent les textes (loi française et Convention de sauvegarde des droits de l’homme), ils donnent lieu, dans une situation concrète et comme cela ressort en l’espèce, à des interprétations ou applications divergentes et, de ce fait, déroutantes. Ne peut-on, en droit, s’attendre à davantage de certitudes et de sécurité ? La garantie ainsi donnée, sous l’influence du droit européen, à la liberté d’expression, par les juridictions françaises, anticipe-t-elle sur ce que pourrait être, en une étape ultime, l’appréciation de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), dont les décisions sont généralement favorables à cette liberté ?
Sources :
- « Injure et liberté d’expression : entre droit à l’humour, polémique politique et respect de la dignité » (Cass. crim., 20 septembre 2016), V. Tesnière, Légipresse, n° 344, décembre 2016.
- « Injure, satire et liberté d’expression » (Cass. ass. plén., 25 octobre 2019), E. Derieux, JCP G, n° 46, 11 novembre 2019.
- « La dignité de la personne humaine dissoute dans l’injure » (Cass. ass. plén., 25 octobre 2919), G . Lécuyer, Légipresse, n° 377, décembre 2019.