TikTok devient le nouveau point de fixation de la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine. L’application ne devrait pas disparaître du territoire américain tout en restant chinoise : Oracle veillera sur les données de ses utilisateurs américains.
« Business as usual » : les années 1990 et 2000 ont été celles de la mondialisation économique avec l’espoir, porté par l’administration américaine, notamment sous la présidence Clinton, d’une démocratisation progressive du monde à mesure qu’il serait de plus en plus interconnecté. L’interconnexion économique s’est massivement approfondie, ce que la crise sanitaire a révélé au printemps 2020. L’interconnexion politique n’a pas eu vraiment lieu et le « business as usual » devient de plus en plus compliqué quand les partenaires commerciaux s’opposent du tout au tout sur le plan politique. C’est ce qu’a traduit brutalement la décision de l’Inde d’interdire, le 29 juin 2020, quelque 59 applications chinoises, dont TikTok et WeChat à la suite des affrontements entre les deux puissances sur la frontière contestée du Ladakh. Le 2 septembre 2020, 118 autres applications chinoises s’ajoutaient à la liste des interdictions. À chaque fois, la sécurité nationale est invoquée car ces applications peuvent « voler et transmettre les données de leurs utilisateurs de façon non autorisée à des serveurs situés hors d’Inde ». Il sera facile ensuite de perturber les réseaux indiens, voire pour les services secrets chinois, de faire du chantage à certains pour qu’ils aident la Chine plus que leur pays. Mais la sanction économique est d’abord une arme diplomatique : la Chine a besoin d’internationaliser ses entreprises numériques si elle ambitionne de rivaliser d’égal à égal avec les États-Unis.
En effet, le marché chinois, ultra-protégé par la censure qui a interdit à la plupart des grands acteurs technologiques américains d’y prospérer, peut certes contribuer à faire émerger des géants. Mais ces géants ont encore peu d’influence sur l’organisation profonde de l’internet, sur la manière dont les personnes s’approprient le réseau, sur les usages qui se mettent en place. Concrètement, les Chinois utilisent l’interface qu’est leur écran de smartphone, même si elle est siglée Huawei, d’une manière qu’Apple a imaginée avec l’iPhone. À cet égard, l’interdiction de TikTok en Inde et la menace d’interdiction du même service aux États-Unis viennent entraver le développement planétaire de l’une des premières applications grand public venues de Chine. En effet, le marché indien était le seul grand marché dans le monde où les applications chinoises devançaient celles des groupes américains. TikTok y cumulait 200 millions d’utilisateurs avant sa disparition le 30 juin 2020, une part non négligeable de ses 800 000 utilisateurs dans le monde. Il s’agit ici d’abonnés hors Chine où TikTok n’est pas disponible, une version alternative censurée ayant été conçue spécifiquement pour le marché chinois, laquelle est baptisée Douyin.
L’interdiction annoncée de TikTok aux États-Unis aurait pu sceller le sort de l’application parce que les 100 millions d’utilisateurs américains de TikTok sont aussi ses utilisateurs les plus rentables. Mais l’affaire TikTok, sur fond d’enjeux sécuritaires liés au contrôle des données personnelles, annonce au contraire l’émergence de frontières nouvelles entre les deux puissances.
Tout commence en 2017 quand la pépite technologique pékinoise ByteDance, créée en 2012, rachète le service Musical.ly aux États-Unis pour un montant estimé entre 800 millions et un milliard de dollars. Musical.ly a déjà attiré l’attention des adolescents du monde entier qui s’y échangent de courtes vidéos. En 2018, l’application TikTok de ByteDance fusionne avec Musical.ly qui lui ouvre la porte des marchés occidentaux. En octobre 2019, de premiers sénateurs s’inquiètent aux États-Unis d’un risque de censure sur TikTok et de liens possibles entre ByteDance et le gouvernement chinois. Dans une lettre adressée à Steven Mnuchin, secrétaire au Trésor, ils pointent « des signes de plus en plus évidents que la plateforme TikTok, dédiée aux marchés occidentaux, y compris le marché américain, censure des contenus qui ne sont pas en phase avec les directives du gouvernement chinois et du Parti communiste ». Ils invitent donc le secrétaire au Trésor à saisir le CFIUS (Committee on Foreign Investment in the United States) qui peut intervenir – y compris ex-post – sur les rachats d’entreprises américaines s’ils menacent la sécurité nationale. Le CFIUS déclenche une enquête qui ajoute à la question de la censure celle des données personnelles captées par TikTok. Ici est visée la réglementation chinoise qui impose aux entreprises de transmettre aux autorités les données des utilisateurs en cas de menace sur la sécurité nationale. Comme il existe très peu de contre-pouvoirs en Chine, cette règle signifie simplement que le Parti communiste chinois peut imposer sans aucune difficulté aux entreprises chinoises de lui transmettre tout type d’information. Mais, à l’époque, la guerre technologique entre les deux puissances porte d’abord sur les infrastructures, avec Huawei en ligne de mire quand il s’agit de l’empêcher d’équiper les pays « alliés » de ses technologies 5G.
Il faudra donc attendre l’été 2020 pour que TikTok devienne un enjeu politique aux États-Unis. Le conflit technologique entre la Chine et les États-Unis se déporte alors des infrastructures aux services plus grand public de divertissement même si le bannissement du Play Store des smartphones Huawei avait déjà amorcé cette tendance (voir La rem, n°52, p.96). Le 6 juillet 2020, Mike Pompeo, secrétaire d’État américain, déclare sur Fox News qu’une interdiction de TikTok aux États-Unis peut être envisagée. Le même jour, TikTok avait annoncé se retirer de Hongkong où la nouvelle loi chinoise sur la sécurité nationale organise la reprise en main de l’ex-colonie britannique. Autant dire que ByteDance a retiré ses services occidentaux de Hongkong pour laisser place libre aux services contrôlés par les autorités chinoises. Mais TikTok rappellera aussitôt qu’elle est d’abord américaine, que son siège est en Californie, qu’elle a, en juin 2020, recruté à sa tête un américain, Kevin Mayer, ancien numéro 2 de Disney et qu’elle stocke aux États-Unis les données personnelles de ses utilisateurs américains. Par ailleurs, elle indique dans la foulée que les données des utilisateurs européens seront stockées en Irlande à partir du 29 juillet 2020, aucune donnée n’étant stockée en Chine, la base asiatique de TikTok étant Singapour. La base chinoise de ByteDance est en revanche à Pékin, ce qui autorisera le président américain, Donald Trump, à annoncer, le 1er août 2020, qu’il « bannissait TikTok des États-Unis », sans plus de précisions, mais en interdisant ainsi toute perspective de rachat.
Avec TikTok, Donald Trump a probablement saisi une occasion supplémentaire de se poser en premier opposant à la Chine en pleine campagne présidentielle. Reste que son positionnement est largement partagé aux États-Unis puisque le 22 juillet 2020, une semaine avant sa fracassante déclaration, le Congrès adoptait une loi interdisant aux fonctionnaires américains d’installer TikTok sur leur téléphone.
À l’évidence, TikTok avait anticipé l’annonce, la vente ayant en effet été imposée entre-temps par le CFIUS selon un courrier interne de Zhang Yiming, le fondateur de ByteDance. D’ailleurs, après l’annonce de Donald Trump, la presse américaine confirmait aussitôt l’existence de négociations entre ByteDance et Microsoft pour la cession de TikTok aux États-Unis, des négociations que le bannissement annoncé a immédiatement interrompues. Le 3 août 2020, les négociations reprenaient puisqu’entre-temps le président américain, adepte des affirmations qui se contredisent, autorisait de nouveau un rachat de TikTok aux États-Unis à la condition que les négociations soient terminées le 15 septembre. Il indiquait aussi le soir même que « les États-Unis doivent obtenir un grand pourcentage de ce prix » car la contrainte présidentielle favorise Microsoft dans les négociations, ByteDance étant obligé de vendre dans l’urgence, sans vraie marge de négociation.
Les choses se sont ensuite précisées. Le 6 août 2020, deux décrets dits d’« urgence nationale » vont interdire, sous 45 jours, toute transaction entre une entreprise américaine et TikTok ou WeChat, ce qui peut concrètement conduire l’App Store comme le Play Store à supprimer les deux applications de leur magasin, donc aussi de leur accès au marché américain. Le décret concernant TikTok indique que l’application « capture automatiquement de larges pans d’information sur ses utilisateurs, permettant potentiellement à la Chine de pister des employés du gouvernement, de réunir des dossiers personnels à des fins de chantage et de pratiquer l’espionnage industriel ». Pas de preuves dira ByteDance, mais le fait d’être une entreprise chinoise suffit désormais. L’économie n’est plus séparée ici de son environnement géopolitique.
Convaincu de la rareté de l’occasion, Twitter envisagera aussi le rachat de TikTok aux États-Unis. Finalement, Oracle entrera à son tour dans le jeu courant août 2020 en proposant, comme Microsoft, son rival sur le marché des logiciels et du cloud computing (informatique en nuage), de racheter les activités de TikTok aux États-Unis, mais aussi au Canada, en Nouvelle-Zélande et en Australie. Ce dépeçage annoncé du service entre espace anglophone et reste du monde a d’ailleurs conduit Kevin Mayer à démissionner de TikTok le 27 août 2020, considérant que les enjeux politiques ne lui permettaient plus d’exercer la mission pour laquelle il avait été recruté. Au même moment, un nouveau candidat au rachat a émergé, le groupe Walmart, associé dans un premier temps à Microsoft, Walmart voyant dans TikTok un moyen « d’atteindre et de servir les clients sur tous les créneaux ».
Alors que ByteDance recevait les propositions des potentiels acheteurs américains le 28 août 2020, le grand « deal » américain va toutefois être bloqué par les autorités chinoises. Le même jour, ces dernières ont élargi aux technologies d’intelligence artificielle la liste des technologies faisant l’objet de restrictions ou d’interdictions à l’exportation, une liste créée en 2008 qui protégeait surtout des technologies militaires et qui concerne désormais des « technologies à usage civil ». L’algorithme de TikTok qui travaille à partir des données de ses utilisateurs en fait partie. La branche américaine de TikTok est redevenue invendable, au moins pour sa partie technologique, le service commercial n’étant pas concerné. C’est cette solution qui va finalement s’imposer. Oracle et Walmart vont en effet s’allier pour prendre respectivement 12,5 % et 7,5 % du capital de TikTok Global, qui reste donc chinoise. En revanche, cette montée au capital se double d’un « partenariat technologique et de confiance » qui fait d’Oracle le prestataire de cloud computing de TikTok aux États-Unis, celui donc qui sera chargé des données personnelles des utilisateurs américains du service, avec en outre l’accès à l’algorithme de TikTok pour vérifier sa sécurité. Enfin, entre 20 000 et 25 000 emplois devraient être crées par TikTok aux États-Unis.
C’est une demi-victoire pour Donald Trump qui a dans un premier temps accepté le compromis parce que TikTok Global se retrouve majoritairement contrôlé par des capitaux américains et les données de ses concitoyens stockées aux États-Unis dans les serveurs d’Oracle. En effet, si TikTok appartient encore à 80 % à ByteDance, l’entreprise chinoise est en revanche contrôlée en partie par des investisseurs américains, dont les fonds General Atlantic et Sequoia. Avec ces fonds, le contrôle direct et indirect du capital de TikTok Global par des firmes américaines est de 53 %. Ainsi, quatre sièges sur cinq au sein du conseil de surveillance de TikTok devraient être occupés par des Américains. Mais, pour ByteDance, détenir 80 % du capital de TikTok Global, même avec une participation de fonds américains, justifie le contrôle de TikTok. Cette différence d’interprétation risque bien, sans accord définitif, de conduire à l’exclusion définitive de TikTok du territoire américain le 12 novembre 2020.
Rien n’étant définitivement gravé dans le marbre, TikTok a porté plainte aux États-Unis le 24 août 2020 pour contester l’obligation de cession imposée par Donald Trump. WeChat a ainsi obtenu un sursis le 22 août 2020 alors qu’elle devait disparaître des magasins d’applications. Une juge californienne a en effet estimé que l’interdiction totale est trop sévère pour les 19 millions de personnes aux États-Unis qui ont besoin de WeChat pour maintenir un lien avec la Chine. L’interdiction absolue est de ce point de vue une atteinte à la liberté d’expression quand des alternatives étaient possibles, par exemple « interdire WeChat sur les appareils gouvernementaux ». Cette décision est temporaire, le temps que l’affaire soit traitée sur le fond. Le même type de décisions a été obtenu par TikTok, le 27 septembre 2020, qui échappe ainsi à sa suppression des magasins d’applications.
Sources :
- « L’application TikTok dans le viseur des autorités américaines », Basile Dekonink, Les Echos, 5 novembre 2019.
- « L’Administration Trump songe à interdire TikTok aux États-Unis », Chloé Woitier, Le Figaro, 8 juillet 2020.
- « Le chinois TikTok se retire de HongKong, les géants américains sur leurs gardes », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 8 juillet 2020.
- « TikTok cherche à couper ses liens avec la Chine », Chloé Woitier, Le Figaro, 23 juillet 2020.
- « Donald Trump sur le point de bannir le chinois TikTok des États-Unis », Guillaume Guichard, Le Figaro, 3 août 2020.
- « Donald Trump mène une guerre des nerfs autour de TikTok », Véronique le Billon, Les Echos, 3 août 2020.
- « Microsoft se lance dans le rachat périlleux du chinois TikTok », Guillaume Guichard, Le Figaro, 4 août 2020.
- « Microsoft, candidat improbable au rachat de TikTok », Raphaël Balenieri, Les Echos, 4 août 2020.
- « L’étonnante requête de Donald Trump dans le deal entre TikTok et Microsoft », Florian Debès, Les Echos, 5 août 2020.
- « Oracle en lice pour le rachat des activités américaines de TikTok », Florian Debès, Les Echos, 19 août 2020.
- « Pékin décidé à se poser en arbitre dans la vente de TikTok », Frédéric Schaeffer, Les Echos, 1er septembre 2020.
- « Pékin tente de bloquer la vente de TikTok à un américain », Sébastien Falletti, Le Figaro, 1er septembre 2020.
- « L’Inde interdit 118 applications chinoises, dont « PUBG mobile » », lemonde.fr, 2 septembre 2020.
- « TikTok s’allie à Oracle pour éviter d’être vendu », Chloé Woitier, Le Figaro, 15 septembre 2020.
- « Oracle choisi pour reprendre les activités américaines de TikTok », Nicolas Rauline, Frédéric Schaeffer, Les Echos, 15 septembre 2020.
- « TikTok et Washington trouvent un accord in extremis », Nicolas Rauline, Les Echos, 21 septembre 2020.
- « Oracle et Walmart à la rescousse de TikTok », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 21 septembre 2020.
- « Comment TikTok s’est retrouvé otage de la guerre économique sino-américaine », Chrloé Woitier, Le Figaro, 1er octobre 2020.