Mise à la disposition du public des décisions de justice, sous condition d’anonymisation

En l’occurrence, l’exigence d’anonymisation n’est-elle pas contraire aux principes de liberté d’information ?

La connaissance, la compréhension et l’acceptation de l’action de la justice passent-elles, parmi d’autres conditions, par une large diffusion ou mise à disposition et la mémorisation des décisions rendues, particulièrement par les réseaux et les services numériques, au-delà des seuls professionnels du droit ? Le principe en est désormais posé par la loi du 7 octobre 2016 « pour une République numérique », modifiée et complétée par celle du 23 mars 2019, « de programmation et de réforme de la justice ». Elles font l’objet, à cet égard, d’un décret d’application du 29 juin 2020. Un arrêté du 28 avril 2021, relatif à la mise à disposition du public des décisions des juridictions admini­stratives et judiciaires, fixe, selon les juridictions dont il s’agit, un calendrier, échelonné sur plusieurs années, à compter duquel l’ensemble de leurs décisions devront ainsi être « mises à disposition du public ».

Pour éviter, face aux capacités de conservation et au-delà du seul temps de l’actualité et de l’exigence (parfois contestable dans son principe, ses modalités et certains de ses effets) de publicité de la justice, la constitution d’une sorte de « casier judiciaire » médiatique et, par le recoupement de données distinctes et parfois anciennes, l’élaboration d’un profil judiciaire des individus risquent de porter atteinte au respect de leur vie privée, à leur « droit à l’oubli » et à leur réin­sertion sociale. Cependant, cela ne peut être fait, s’agissant de données à caractère personnel de caractère sensible, que sous la condition d’anonymisation des décisions, même si, aux yeux de certains, celles-ci paraissent perdre ainsi une partie de leur « lisibilité » et de leur intérêt.

La liberté d’expression et le droit du public à l’information sont-ils alors pleinement garantis ? Ou s’en trouvent-ils menacés ? Un juste équilibre entre des droits apparemment contradictoires peut-il être établi ? Cela dépend donc de la délicate combinaison de dispositions distinctes aux objectifs opposés.

En dehors des facilités offertes en la matière, dans le respect du Règlement européen sur la protection des données (RGPD), par l’article 80 de la loi du 6 janvier 1978 dite Informatique et Libertés relatif aux « trai­tements mis en œuvre aux fins […] d’exercice, à titre professionnel, de l’activité de journaliste, dans le respect des règles déontologiques de cette profession », ce qui en limite la portée et exclut toutes les initiatives d’amateurs, nombre de dispositions du code de l’organisation judiciaire, du code de la justice administrative, de l’ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante, du code des relations entre le public et l’administration instituent cette exigence d’anonymisation des décisions de justice, avant leur mise à la disposition du public.

Objectifs de l’anonymisation des décisions de justice

L’exigence d’anonymisation des décisions de justice, empêchant l’identification des individus concernés, accompagne la généralisation de leur mise à disposition. Elle est, dans l’intérêt au moins de certains des justiciables, apparue constituer une nécessité face aux possibilités désormais offertes par les techniques numériques de collecte, de conservation, de croisement et de diffusion des informations.

En dehors des nécessités de l’information d’actualité, la connaissance et l’appréciation de ces décisions, rendues possibles par leur publication, peuvent être obtenues sans qu’il soit nécessaire d’y faire mention du nom des parties.

Sauf dans le cas où la publication est ordonnée par le juge, à titre de réparation ou de peine complémentaire, l’anonymisation des décisions écarte, pour la personne condamnée, la « double peine » d’une condamnation judiciaire et d’une réprobation médiatique. Comme le mentionnent certains textes, il s’agit d’assurer ainsi « le respect de la vie privée » des personnes visées et « de leur entourage ».

L’anonymisation des décisions de justice doit empêcher que leur publication ne serve, de la part de ceux qui y procèdent, à mettre en cause certains des indi­vidus concernés, ou à des fins de vengeance personnelle.

La numérisation des décisions de justice permet leur conservation, leur communication et leur consultation. Leur rapprochement et leur recoupement, rendus possibles par les bases de données et les moteurs de recherche, en facilitent l’accès. Ils permettent de dresser le profil de certains justiciables. Leur anonymisation conduit à écarter certaines de ces conséquences indésirables. Elle anticipe et dispense de la nécessité de devoir se prévaloir, par la suite, du droit à l’effacement ou à l’oubli, dont l’effet est toujours limité.

L’anonymisation des décisions de justice est cependant, à certains égards, susceptible d’être perçue comme faisant obstacle à la liberté d’information.

Liberté d’information et anonymisation des décisions de justice

Contrairement à l’obligation d’anonymisation des décisions de justice, l’identification des personnes concernées permet, au moins s’agissant de l’information d’actualité, et lorsque l’affaire a préalablement fait l’objet d’un suivi médiatique, au stade de l’enquête ou du procès, d’en connaître l’issue et de rétablir, au moins provisoirement, chacun dans ses droits. Cela contribue à mieux inscrire la décision dans son contexte et à rendre la justice plus concrète.

Même lorsqu’elle n’est pas ordonnée par les juges, à titre de sanction ou de réparation, la publication des décisions de justice, avec identification des protagonistes, permet de rétablir la victime ou la personne déclarée innocente dans ses droits. La mention des noms des protagonistes n’est-elle pas permise, dans un premier temps, dans le cadre d’un traitement par les médias d’actualité ? L’effacement de ces noms ne doit-il pas s’imposer à tout archivage sous forme numérique ?

L’exigence d’anonymisation des décisions rendues n’apparaît-elle pas cependant comme contraire aux principes de liberté d’information et de publicité de l’action de la justice, telle que relayée par les médias ? N’est-ce pas davantage au stade de l’enquête et de l’instruction, pendant tout le temps du procès et tant que la décision n’est pas prise, que, au nom du respect de l’honneur et de la présomption d’innocence, la prudence, sinon le secret du nom des parties, devrait s’imposer ? Lorsque la décision est prononcée, ne convient-il pas, au moins dans un premier temps, de la rendre pleinement publique, y compris avec mention de ces noms ? Cela contribuerait à rétablir chacun dans ses droits et à une information assurée du public.

Les principes de publicité de l’action de la justice et de liberté d’information comportent désormais, au dernier stade de la procédure, s’agissant des décisions elles-mêmes, une apparente contradiction entre la généralisation de leur mise à disposition du public et leur anonymisation.

Professeur à l’Université Paris 2

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