Australie : responsabilité des médias pour les commentaires diffamatoires postés sur leurs pages Facebook

La décision de la Haute Cour d’Australie va à contre-courant des principes en vigueur dans la plupart des démocraties.

Le 30 septembre 2021, la chaîne de télévision américaine CNN a annoncé avoir cessé de publier des contenus d’actualité sur les pages australiennes de Facebook1. Cette décision fait suite à un arrêt de la Haute Cour d’Australie en date du 8 septembre 2021, qui confirme une décision rendue le 1er juin 2020 par la Cour d’appel de la Nouvelle-Galles du Sud2 en jugeant les médias responsables, en tant qu’éditeurs, des commentaires diffamatoires postés par des tiers sous les articles d’actualité publiés par ces médias sur leurs pages Facebook.

Responsabilité principale d’éditeur

Dans l’affaire jugée par la Haute Cour d’Australie, les médias concernés (deux éditeurs de journaux et un exploitant de chaînes de télévision) soutenaient qu’ils ne pouvaient pas être considérés comme éditeurs des commentaires diffamatoires publiés par des internautes sur leurs pages Facebook dans la mesure où ils n’en contrôlaient pas le contenu et où ils n’avaient pas néces­sairement connaissance de leur caractère diffamatoire. Mais la Haute Cour a rejeté cet argument en estimant que ces médias avaient la possibilité de masquer ou de bloquer les commentaires illicites.

Pour la Cour, les médias avaient, par la création de leurs pages Facebook, accepté la responsabilité de l’utilisation de ces pages pour la publication de commen­taires, même diffamatoires, et incité les utilisateurs du réseau à y faire de tels commentaires. Il s’agit, en d’autres termes, de la reconnaissance d’une responsabilité des médias pour diffamation par fourniture des moyens de commettre l’infraction, voire pour complicité dans la commission de cette infraction, dans la mesure où la création par ces médias d’une page publique Facebook et la publication sur cette page de contenus d’actualité encourageraient les internautes à y publier des commentaires.

Risque d’autocensure des médias

À contre-courant des principes en vigueur dans la plupart des démocraties et, en particulier, en France, la solution ainsi retenue par la Haute Cour d’Australie est de nature à entretenir le sentiment d’impunité de certains internautes pour les propos diffusés sur les réseaux sociaux. À défaut d’avoir incité Facebook à permettre aux médias de désactiver sur leurs pages les commentaires publics, cette jurisprudence porte surtout le risque d’autocensure des médias et, avec elle, le risque d’atteinte au droit du public à l’information, particulièrement dans un pays où deux tiers des citoyens sont des utilisateurs de Facebook.

Sans aller, comme CNN, jusqu’à renoncer tota­lement à publier des contenus sur ce réseau social, les médias ne prendront pas le risque de faire l’objet de poursuites judiciaires en raison des commentaires diffamatoires postés sous les contenus d’actualité publiés sur leurs pages Facebook. En application du principe de précaution, les médias chercheront à éviter certains sujets polémiques, susceptibles de nourrir des commentaires virulents et diffamatoires.

Nécessité d’une réforme législative

En dépit de ses conséquences hasardeuses pour la liberté des médias, l’arrêt rendu par la Haute Cour d’Australie le 8 septembre 2021 n’en présente pas moins l’incontestable mérite de mettre en évidence la nécessité d’une réforme législative, d’ailleurs hautement revendiquée par les médias australiens. Le régime de responsabilité des éditeurs de services de communication au public en ligne, prévu par la législation française pour les contenus constitutifs de délits de presse réprimés par la loi du 29 juillet 1881, pourrait, à cet égard, utilement inspirer le législateur australien d’autant que, en Australie comme en France, il appartient à la personne poursuivie pour diffamation d’apporter la preuve de la véracité des faits allégués.

À l’instar de l’article 42 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, applicable aux infractions prévues par cette loi commises dans la presse écrite, l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle institue – pour les infractions de la loi de 1881 commises par un moyen de communication au public par voie électronique (audiovisuel ou internet) – une responsabilité pénale en cascade. Le directeur ou le codirecteur de publication peut être « poursuivi comme auteur principal, lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public. À défaut, l’auteur – et à défaut de l’auteur, le producteur – sera poursuivi comme auteur principal ». La responsa­bilité éditoriale des médias ne concerne cependant que les contenus publiés par eux ou sur lesquels ils exercent un contrôle éditorial.

Pour éviter que l’exigence de « fixation préalable » ne conduise à une responsabilité plus importante des sites ayant un dispositif de modération des commentaires avant leur publication, l’alinéa 5 du même article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 institue en effet, pour les messages publiés par les internautes « dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel », un régime de responsabilité allégée du directeur de publication, calqué sur le régime applicable aux hébergeurs. Selon cette disposition, « le directeur ou le codirecteur de publication ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est établi qu’il n’avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message ». Autrement dit, les internautes demeurent seuls responsables des commentaires postés sous les contenus publiés par les médias. Comme celle des hébergeurs, la responsabilité des éditeurs ne peut être mise en cause que s’ils ont connaissance de commen­taires illicites et qu’ils n’agissent pas pour procéder à leur retrait dans un bref délai3.

En attendant une éventuelle réforme de la législation australienne, se pose nécessairement la question de la portée de la jurisprudence de la Haute Cour d’Australie. La responsabilité des médias admise pour les commentaires diffamatoires publiés sur Facebook est-elle transposable à d’autres propos illicites et à d’autres réseaux sociaux ?

  1. « CNN cesse de publier des contenus sur Facebook en Australie », avec AFP, Le Figaro, 1er octobre 2021.
  2. Fairfax Media Publications ; Nationwide News Pty Ltd ; Australian News Channel Pty Ltd v Voller [2020] NSWCA 102, https://www.caselaw.nsw.gov.au.
  3. Voir CEDH, 2 septembre 2021, Sanchez c/ France, n°45581/15, relatif à la condamnation d’un homme politique pour des commentaires publiés sur le mur public de son compte Facebook et constitutifs de provocation à la haine ou à la violence raciale.
Maître de conférences à l’Université Paris 2

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