Condamné par Bruxelles le 16 septembre 2021 pour « détérioration continue de la liberté des médias et de l’État de droit en Pologne », Varsovie renouvelle finalement son autorisation d’émettre à la chaîne télévisée TVN24 après dix-neuf mois d’attente.
Le 10 août 2021, la Diète, chambre basse du Parlement polonais, a voté une loi sur l’audiovisuel dite « Lex TVN », qui limite à 49 % l’acquisition de médias polonais par des entités non européennes. Officiellement, le gouvernement explique qu’il s’agit d’empêcher la Russie et la Chine d’étendre leur influence sur le pays. Officieusement, la chaîne d’information indépendante TVN24, propriété du groupe américain Discovery, est particulièrement visée pour ses prises de position jugées trop critiques à l’égard du PiS (Prawo i Sprawiedliwość – Droit et justice, en français), parti du gouvernement ultraconservateur au pouvoir depuis 2015.
« Lex TVN », texte révélateur des fragilités de l’État de droit en Pologne
Alors que la loi devait être votée au cours de la semaine du 9 août 2021, la révolte a gagné les rangs du gouvernement. Jarosław Gowin, vice-président du conseil des ministres, fondateur du parti libéral-conservateur Alliance et membre de la coalition gouvernementale, est démis de ses fonctions la veille du scrutin par le Premier ministre. L’ex-vice-président du Conseil, en désaccord depuis des mois avec le parti Droit et justice (PiS) au sujet d’une grande réforme économique à venir, s’est également opposé au projet de loi qui, selon lui, menace la liberté de parole en Pologne. Suite à cela et malgré le retrait d’une partie du gouvernement, la Diète adopte la loi contraignant le groupe américain Discovery à devenir minoritaire dans le capital de la chaîne télévisée TVN24, faute de quoi elle devra cesser d’émettre.
Ce passage en force du parti Droit et justice au nom de la lutte contre de présumées ingérences étrangères met en danger le pluralisme des médias en Pologne au regard de Bruxelles. Dans une résolution adoptée le 16 septembre 2021 par 502 voix pour, 149 contre et 36 abstentions, le Parlement européen s’oppose à cette tentative de réduire au silence les contenus critiques, considérant qu’elle va à l’encontre du droit européen et du droit international.
Si la France dispose également d’une réglementation qui limite à 49 % la part qu’une même personne peut détenir dans le capital d’un service national de télévision dont l’audience moyenne annuelle dépasse 8 % de l’audience TV totale, la nuance est de taille avec la Pologne quant à l’autorité administrative qui régule l’exercice de la liberté de communication audiovisuelle. À Paris, c’est le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) qui s’en charge : une autorité publique indépendante composée de six membres choisis par le président de l’Assemblée nationale et le président du Sénat, et une septième personne désignée par le président de la République.
À Varsovie, le Conseil national de la radiodiffusion (KRRiT) a été créé sur le modèle du CSA, avec des membres nommés par la Diète, le Sénat et le président de la République à égale proportion. Mais les membres du KRRiT sont très proches du gouvernement, les instances politiques étant contrôlées majoritairement par le PiS, ce qui inquiète l’Union européenne. En sus, l’indépendance du KRRiT, contrairement à son homologue français, n’est pas explicitement reconnue comme valeur indispensable à son bon fonctionnement. La confiance des Polonais dans leur instance de régulation des médias est ainsi très faible : d’après le rapport spécial de l’Eurobaromètre sur « Le pluralisme des médias et de la démocratie » (2016), 28 % des personnes interrogées font confiance au KRRiT, et 58 % considèrent qu’il ne s’agit pas d’une instance indépendante et libre des pressions politiques, gouvernementales et économiques. Ces résultats classent la Pologne parmi les quatre États de l’Union européenne où la population a le moins confiance en l’autorité de régulation des médias.
La mise en garde de Bruxelles, justifiée par le manque d’émancipation de l’organisme chargé de délivrer les licences, aura finalement poussé, une semaine plus tard, le président Andrzej Duda à opposer son véto à la version actuelle de l’amendement. Le KRRiT, lui, a renouvelé le droit d’émettre à la chaîne TVN24 tout en demandant plus de clarté au Tribunal constitutionnel polonais afin de trancher sur l’avenir de celle-ci. En effet, la chaîne est détenue par un groupe américain, donc hors de l’espace économique européen, mais elle est contrôlée par une société intermédiaire enregistrée aux Pays-Bas.
La loi dite « Lex TVN » s’inscrit dans la stratégie du gouvernement polonais visant à restreindre les contre-pouvoirs que sont la justice et les médias. La réforme de l’audiovisuel en août 2021 intervient quelques mois après que le gouvernement ait annoncé la création d’une taxe sur les revenus publicitaires – mesure dénoncée comme une grave menace pour la presse indépendante, laquelle en guise de protestation avait imprimé des encarts noirs à la place des articles dans ses éditions durant l’hiver 2020-2021. Une autre illustration de l’ingérence de l’État dans les médias est l’acquisition du groupe de presse Polska par la compagnie pétrolière d’État PKN Orlen, opération approuvée par l’autorité de concurrence, mais contestée par le médiateur polonais faute d’éléments garantissant l’absence de conséquences d’une telle transaction sur la liberté de la presse.
Dans le domaine de la justice, une réforme de 2017 a permis au parti au pouvoir de créer une chambre disciplinaire de la Cour suprême destinée à superviser les juges polonais – une chambre capable de statuer sur la réduction de leur salaire ou la levée de leur immunité. Varsovie explique ainsi vouloir mettre un terme à l’héritage communiste dans le système judiciaire.
Près de quatre ans plus tard, le 14 juillet 2021, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ordonne à la Pologne de faire cesser immédiatement les activités de la chambre disciplinaire en l’absence de garantie sur son impartialité et son indépendance. La CJUE estime que la réforme judiciaire de 2017 est incompatible avec les règles de droit qui s’appliquent au sein de l’Union européenne.
Le bras de fer permanent entre Varsovie et Bruxelles est fortement lié à la définition même de l’État de droit. En filigrane, cette question est redondante pour la Pologne, comme l’illustrent ses tentatives de réformes de la justice et des médias. Elle vise toujours à savoir qui, de la justice polonaise ou européenne, l’emporte sur l’autre. Si les fondements démocratiques de l’Union européenne sont pourtant clairs quant à la primauté du droit, la Pologne est suspectée d’en contourner souvent l’esprit. Dernière illustration en date : les déclarations du 7 octobre 2021 du Tribunal constitutionnel polonais, proche du gouvernement national-conservateur, selon lesquelles les organes de l’Union européenne fonctionnent en dehors des compétences qui leur sont confiées, rendant définitivement incompatibles les traités européens et la Constitution polonaise, car sapant de fait la souveraineté du pays.
Le seul moyen de pression reste la sanction financière. Ce mécanisme de condamnation, adopté difficilement par les Vingt-Sept en décembre 2020, n’intègre pas le pluralisme des médias – rouage pourtant fondamental d’une démocratie – dans la définition de l’État de droit. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a promis pour 2022 une législation européenne sur la liberté des médias. Sanctionner financièrement Varsovie sur le cas de TVN24 était donc complexe, mais le mécanisme de condamnation s’applique à ce qui concerne la justice. C’est la raison pour laquelle l’exécutif européen a annoncé, le 7 septembre 2021, avoir saisi la CJUE afin d’imposer des astreintes quotidiennes à la Pologne tant que cette dernière n’aura pas définitivement dissous sa chambre disciplinaire. Le 16 octobre 2021, le chef de la majorité polonaise Jarosław Kaczyński a renouvelé sa promesse tenue début août de supprimer la chambre controversée d’ici à la fin de l’année. Malgré cette annonce, tardive et sans réelle mise en œuvre jusqu’ici, la Cour de justice de l’Union européenne a décidé depuis le 27 octobre d’appliquer une astreinte quotidienne de 1 million d’euros à l’encontre de Varsovie tant que son gouvernement n’aura pas entièrement et durablement suspendu l’activité de la chambre disciplinaire.
Entre les atteintes à la liberté de la presse, la mainmise sur les médias ou la remise en cause de l’indépendance des juges, Varsovie se trouve régulièrement pointée du doigt pour non-respect des règles de l’Union européenne. Finalement, et pour justifier les nuances entre souveraineté et État de droit, l’Union publie, depuis 2020, un rapport annuel évaluant le respect de l’État de droit dans les États membres. Les pays d’Europe centrale et de l’Est y sont particulièrement ciblés pour leur non-conformité. Une façon, aussi, de rappeler au gouvernement de ces pays que chacun doit essentiellement s’appuyer sur le même socle juridique que son voisin.
De Varsovie à Budapest, le journalisme en péril
Sous les oripeaux d’un affrontement culturel, Varsovie s’est fait un allié : Budapest. Les pays ont été tous deux sanctionnés d’une procédure d’infraction par la Commission européenne en juillet 2021 pour leurs réglementations discriminatoires envers les personnes LGBT+. Un autre point sur lequel les deux voisins sont complices : leur stratégie pour fragiliser le pluralisme des médias – notamment en privant les journaux qui dérangent des ressources émanant de la publicité institutionnelle ou en rachetant divers organes de presse. En Hongrie, désormais, il ne reste qu’une chaîne de télévision indépendante, RTL, et un seul quotidien d’opposition, Nespszava.
Le cas de TVN24 est ainsi particulièrement significatif du recul du quatrième pouvoir en Europe centrale. À titre de comparaison, Klubradio, principale radio privée indépendante en Hongrie, a cessé d’émettre le 14 février 2021 après près plus de vingt ans d’existence – dont la moitié entachée par des entraves administratives. Le coup fatal porté à cette radio avec le non-renouvellement de sa licence par l’Autorité nationale des médias et des communications (NMHH) chargée par Viktor Orban de superviser le secteur, qui l’accuse de « multiples violations du code des médias », n’est pas sans rappeler ce qui a menacé TVN24. Et si Varsovie suit le même chemin, la liberté du journalisme et le pluralisme des médias, aussi essentiels l’un comme l’autre dans une démocratie digne de ce nom, sont en danger.
Sources :
- « L’indépendance des autorités de régulation des médias en Europe », IRIS Spécial, Observatoire européen de l’audiovisuel, www.obs.coe.int, 2019.
- « Hongrie : fin de transmission pour la station indépendante Klubradio », Jordan Dutrueux, La Croix, 10 février 2021.
- « En Europe centrale, la presse oppressée », Nelly Didelot, Libération, 9 mars 2021.
- « Règles européennes liées à l’État de droit : « La Hongrie et la Pologne ont peu de chances de succès » », Sébastien Grob, Marianne, 12 mars 2021.
- « État de droit 2021 : dans son rapport, l’UE relève des évolutions positives mais signale aussi des préoccupations graves », Europa.eu, 20 juillet 2021.
- « En Pologne, de nouvelles menaces pour la liberté de la presse », Intérim, Le Monde, 12 août 2021.
- « Justice : Bruxelles réclame des sanctions financières contre Varsovie », Karl De Meyer, Les Échos, 7 septembre 2021.
- « RSF déclare « l’état d’urgence de la liberté de la presse » en Pologne », RSF, 13 septembre 2021.
- « Pologne : les attaques contre les médias et l’ordre juridique de l’UE doivent cesser », communiqué de presse, europarl.europa.eu, 16 septembre 2021.
- « Rule of Law Report Country Chapter on the rule of law situation in Poland », rapport PDF, Europa.eu, September 20, 2021.
- « Polish broadcast regulator approves licence for U.S.-owned broadcaster », Alicja Ptak, Reuters, September 22, 2021.
- « EU says risk to media freedom in Poland persists despite TVN move », Gabriela Baczynska, Reuters, September 23, 2021.
- « « Polexit » : six questions sur le bras de fer entre la Pologne et l’Union européenne », Fabien Cazenave, Ouest France, 8 octobre 2021.
- « Programme de travail de la Commission pour 2022 », European Commission, Europa.eu, October 19, 2021.
- « État de droit : la Pologne frappée au portefeuille par la Cour de justice de l’Union européenne », Jakub Iwaniuk, Le Monde, 28 octobre 2021.