Injonction à Twitter de communiquer des informations sur ses moyens de lutte contre les messages haineux et discriminatoires

Tribunal judiciaire de Paris, 6 juillet 2021, n° 20/53181.

Par une décision du 6 juillet 2021, n° 20/53181, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris a ordonné à la société Twitter International Company (Twitter) de communiquer aux différentes asso­ciations de lutte contre le racisme et autres formes de discrimination (SOS Racisme-Touche pas à mon pote, SOS Homophobie, Licra, AIPJ, UEJF, MRAP) qui en ont fait la demande, dans la perspective d’une éventuelle action en justice, des informations sur les moyens qu’elle met en œuvre pour lutter contre les messages haineux et discriminatoires dont elle assure l’hébergement.

Dispositions applicables

Deux séries de dispositions ont encadré cette décision du Tribunal. L’article 6.I.2 et 3 de la loi n° 2004-575, du 21 juin 2004, pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) pose que « les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d’écrits, d’images, de sons ou de messages de toute nature fournis par les destinataires de ces services » (ainsi sont définis ou au moins décrits les hébergeurs) « ne peuvent pas voir leur responsabilité » civile et pénale « engagée du fait des activités ou des informations stockées à la demande d’un destinataire de ces services si elles n’avaient pas effectivement connaissance de leur caractère illicite ou de faits et circonstances faisant apparaître ce caractère ou si, dès le moment où elles en ont eu cette connaissance, elles ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible ».

Posant pour principe que ces personnes « ne sont pas soumises à une obligation générale de surveiller les informations qu’elles […] stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites », l’article 6.I.7 de ladite loi ajoute cependant que, « compte tenu de l’intérêt attaché à la répression de l’apologie des crimes contre l’humanité, de l’incitation à la haine raciale […] ainsi que des atteintes à la dignité humaine », les fournisseurs d’hébergement de services de communication au public en ligne, tel Twitter, « doivent concourir à la lutte contre la diffusion des infractions » de cette nature. À ce titre, ils « doivent mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance ce type de données et rendre publics les moyens qu’[ils] consacrent à la lutte contre les activités illicites ». Obligation leur est également faite « d’informer promptement les autorités publiques compétentes de toutes activités illicites » de ce type « qui leur seraient signalées et qu’exerceraient les destinataires de leurs services ». Il est ajouté que « tout manquement » à ces obligations est passible de peine.

Dans des dispositions relatives aux « décisions ordonnant des mesures d’instruction », l’article 145 du Code de procédure civile prévoit que, « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ». Ces dispositions fondent la décision rendue en l’espèce.

Application des dispositions

Envisageant d’engager une action en justice, à l’encontre de Twitter, pour manquements à ses obligations de lutte contre les messages haineux et discriminatoires, telles que définies par l’article 6.I.7 de la loi du 21 juin 2004, diverses associations visant cet objectif ont, sur la base de l’article 145 du Code de procédure civile, saisi le juge des référés afin de se constituer ainsi les moyens de preuve des faits reprochés.

Avant de se prononcer, le juge saisi a fait mention de différents arrêts de la Cour de cassation encadrant le recours à cette procédure. Ceux-ci posent notamment que « les mesures d’instruction sollicitées doivent être suffisamment circonscrites dans le temps et dans leur objet […] et proportionnées au but probatoire poursuivi » ; qu’elles « doivent être ciblées et ne pas excéder la preuve que requiert le litige potentiel en vue duquel la mesure est sollicitée » ; que celle-ci doit « reposer sur des faits précis, objectifs et vérifiables, qui permettent de projeter ce litige futur comme plausible et crédible » ; que, « si le demandeur à la mesure d’instruction n’a pas à démontrer la réalité des faits qu’il allègue, il doit justifier d’éléments rendant crédibles ces suppositions, ne relevant pas de la simple hypothèse, en lien avec un litige potentiel futur dont l’objet et le fondement juridique sont suffisamment déterminés et dont la solution peut dépendre de la mesure d’instruction, la mesure demandée devant être pertinente et utile » ; que « les mesures d’instruction devant être circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l’objectif poursuivi, il incombe, dès lors, au juge de vérifier si la mesure ordonnée est nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence » ; et que « le juge doit limiter le choix de la mesure à ce qui est suffisant pour la solution du litige ».

Pour soutenir leur demande, les associations à l’initiative de cette procédure ont fait état « de nombreux messages racistes, homophobes et antisémites échangés sur le réseau d’information Twitter avec des demandes de retrait non satisfaites promptement ». À titre d’exemple, il a été mentionné que, sur une période de six semaines, sur plus de 1 100 tweets haineux signalés, Twitter n’en a supprimé promptement que 12 % ; que, sur une autre période de cinq semaines, seuls 9 % des tweets problématiques dénoncés par les utilisateurs ont été supprimés ; que, en trois jours, seuls 28 des 70 tweets haineux notifiés ont été retirés par Twitter au bout de quarante-huit heures.

Dans ce contexte et ces conditions, le juge saisi a considéré que, en l’espèce, « la demande de communication de pièces doit être regardée comme utile dès lors qu’elle a pour objet de permettre » aux associations demanderesses « de connaître, d’une part, les moyens mis en œuvre par Twitter pour respecter les obligations mises à sa charge par la loi, et notamment le nombre de personnes physiques chargées d’une mission de modération des propos échangés sur Twitter, d’autre part, le nombre de signalements effectués auprès de ses services de messages racistes, homophobes, antisémites et de retraits subséquents », et que « ces informations sont de nature à permettre » auxdites associations « d’apprécier les chances de succès du procès au fond qu’elles envisagent d’initier ».

En conséquence, il a été ordonné à Twitter de communiquer, aux associations demanderesses, les éléments suivants : « tout document administratif, contractuel, technique ou commercial relatif aux moyens matériels et humains mis en œuvre […] pour lutter contre la diffusion des infractions d’apologie de crimes contre l’humanité, l’incitation à la haine raciale, à la haine à l’égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle, l’incitation à la violence, notamment l’incitation aux violences sexuelles et sexistes, ainsi que des atteintes à la dignité humaine » ; « le nombre, la localisation, la nationalité, la langue des personnes affectées au traitement des signa­lements provenant des utilisateurs de la plateforme française » ; « le nombre des signalements provenant des utilisateurs de la plateforme française de ses services, en matière d’apologie des crimes contre l’humanité et d’incitation à la haine raciale, les critères et le nombre des retraits subséquents » ; et « le nombre d’informations transmises aux autorités publiques compétentes, en particulier au Parquet […] au titre de l’apologie des crimes contre l’humanité et l’incitation à la haine raciale ».

Début octobre 2021, Twitter a fait appel de l’ordonnance de référé. Celui-ci n’est cependant pas suspensif de son exécution. Sa non-exécution dans le délai prescrit entraînerait la radiation de l’appel.

L’injonction adressée, par le juge, à Twitter semble porter sur des points qui vont bien au-delà des obligations de réaction des hébergeurs aux signalements de contenus litigieux qui peuvent leur être faits. Les contrôles sollicités par des individus ou des associations risquent d’ouvrir dangereusement la voie à des formes de censure privée contraire au principe de liberté de communication. Pour en prémunir, le législateur a posé pour principe que les hébergeurs ne sont pas soumis « à une obligation générale de surveiller les informations » qu’ils « stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ». Les exceptions n’ont pas vocation à devenir la règle.

Professeur à l’Université Paris 2

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