Le département de la Justice des États-Unis veut bloquer le rachat de Simon & Schuster par Bertelsmann. Vivendi, qui a réussi son OPA sur Lagardère, cède Editis pour conserver Hachette.
En annonçant, en novembre 2020 (voir La rem n°56, p.60), s’être entendu avec Viacom CBS pour lui racheter Simon & Schuster pour 2,18 milliards de dollars, le groupe Bertelsmann pensait pouvoir conforter sa place de numéro 1 de l’édition aux États-Unis avec sa filiale Penguin Random House. Cette dernière représente environ 21 % du marché du livre aux États-Unis contre 6 % pour Simon & Schuster. Ensemble, les deux éditeurs représenteraient ainsi quelque 30 % du marché du livre américain, une part de marché importante mais qui peut être acceptable par les autorités de concurrence, surtout si elles entendent le message répété inlassablement par le groupe Bertelsmann, que ce soit en France avec la fusion TF1 et M6 ou aux États-Unis avec la fusion Penguin Random House et Simon & Schuster : la vraie concurrence vient des plateformes et, dans l’édition américaine, celle-ci s’appelle Amazon.
L’administration américaine, désormais beaucoup plus sensible aux risques concurrentiels liés aux méga-fusions (voir La rem n°56, p.65), a vu les choses autrement. En novembre 2021, le département de la Justice des États-Unis a déposé une plainte contre l’opération qui menace, selon lui, la concurrence sur le marché américain de l’édition. L’argumentaire du département de la Justice ne repose pas tant sur les parts de marché cumulées des deux éditeurs que sur leur poids relatif sur le marché des best-sellers et, notamment, sur celui très particulier des « best-sellers anticipés », ces ouvrages où l’auteur est une star qui garantit de bonnes ventes. Pour ces auteurs stars, des avances souvent supérieures à 250 000 dollars sont accordées par les éditeurs qui se battent pour les fidéliser. En effet, dans une économie où les effets de volume jouent fortement, disposer d’auteurs de best-sellers est un atout majeur. Or, ensemble, les deux groupes représenteraient plus de 50 % du marché des best-sellers anticipés. L’opération fragiliserait ainsi les auteurs à succès. Certains ne s’y trompent pas, comme Stephen King, édité par Simon & Schuster, qui s’est publiquement opposé à l’opération. Si le tribunal de Washington qui doit arbitrer décidait finalement d’interdire l’opération, les candidats d’hier seraient probablement à nouveau intéressés, ainsi de Harpers Collins (News Corp.).
Les enjeux associés au rachat de Simon & Schuster soulignent combien Vivendi a réalisé une excellente affaire en misant sur Lagardère, qui possède avec Hachette le numéro 3 mondial de l’édition. Cet investissement, réalisé au plus fort de la crise sanitaire, au printemps 2020, alors que les valeurs boursières étaient au plus bas (voir La rem n°54bis-55, p.54), a permis au groupe de médias de devenir le premier actionnaire de Lagardère dès juin 2021 (voir La rem n°57-58, p.46) avant de convaincre le fonds Amber de lui céder sa participation dans Lagardère (voir La rem n°59, p.46), ce qui a conduit Vivendi à contrôler 45 % du capital du groupe et à lancer une OPA (offre publique d’achat, obligatoire après le franchissement du seuil de 30 % du capital). Cette dernière a été conduite en deux temps, du 14 avril au 20 mai 2022, puis une offre subsidiaire, ouverte en juin 2022, avec un prix garanti jusqu’à la fin 2023. En juin 2022, Vivendi détenait déjà 57 % du capital de Lagardère et 47 % des droits de vote, une position qui va se renforcer progressivement avec l’acquisition de droits de vote double comme actionnaire de long terme. Même si Arnaud Lagardère a conservé ses titres, le groupe qui porte son nom est donc devenu une filiale de Vivendi, ou au moins le deviendra-t-il, une fois l’opération autorisée par la Commission européenne. En effet, la prise de contrôle annoncée conduit à réunir dans le même groupe le numéro 2 français de l’édition, Editis, contrôlé par Vivendi depuis 2018 (voir La rem n°48, p.42), et le numéro 1 français, Hachette Livres, contrôlé par Lagardère – la filiale édition de Lagardère étant par ailleurs bien présente à l’échelle internationale. Elle est considérée, hors éditeurs scientifiques et universitaires, comme le troisième groupe mondial dans l’édition généraliste. Ensemble, Editis et Hachette représentent près de 45 % du marché de l’édition et de la diffusion en France, et près de 70 % sur certains segments de marché, ainsi de l’édition et de la distribution de BD. Or, Bruxelles estime que, au-delà de 40 % de parts de marché, un groupe est en position dominante. La fusion n’est donc pas envisageable en l’état.
Entre Editis et Hachette, Vivendi a surtout besoin d’Hachette pour développer sa stratégie d’internationalisation dans les médias. En effet, Editis réalise un chiffre d’affaires d’environ 800 millions d’euros chaque année, essentiellement en France, contre 2,6 milliards d’euros pour Hachette en 2021, soit trois fois plus. Hachette est certes très présent en France, mais il a surtout une solide position aux États-Unis avec le rachat de Time Warner Book en 2006. Or, les catalogues mondialisés des éditeurs sont de plus en plus prisés parce qu’ils permettent de diversifier les revenus par la revente de droits pour le cinéma et la production audiovisuelle, parce qu’ils permettent également de travailler dans un rapport de force plus favorable avec les grands distributeurs numériques comme Amazon. Cette mutation-là, où la numérisation des activités s’accompagne de l’exploitation d’un catalogue de droits mondiaux, Vivendi l’a parfaitement réalisée avec Universal Music, dont il s’est séparé en l’introduisant en Bourse en septembre 2021. Hachette l’emporte donc sur Editis en termes stratégiques, ce qui a conduit Vivendi à décider de se séparer d’Editis en totalité afin de prendre le plus rapidement possible le contrôle d’Hachette. Le 28 juillet 2022, le conseil de surveillance de Vivendi a donc décidé l’introduction en Bourse d’Editis, cette solution devant être présentée à la Commission européenne en septembre. Si cette dernière donne son accord, la mise en Bourse d’Editis devrait se produire au premier trimestre 2023. Vivendi a d’ores et déjà précisé qu’un investisseur français issu du monde de l’édition ne pourra pas participer à l’opération, car cela modifierait les équilibres concurrentiels sur le marché du livre français. Un nouvel acteur dans l’édition française est donc attendu au capital d’Editis. Ce pourrait être un groupe étranger, par exemple Bertelsmann, puisque ce dernier, acteur majeur de l’édition dans le monde, est encore peu présent en France. Ce pourrait être également un acteur industriel ayant des intérêts en France, car c’est souvent la conséquence des approches concurrentielles que de favoriser le contrôle des médias par des groupes étrangers à ce domaine d’activité. Pour Hachette, en revanche, l’accélération de la stratégie d’internationalisation et de numérisation des activités d’édition est assurée. Autant dire que la future filiale de Vivendi pourrait faire partie des candidats au rachat de Simon & Schuster aux États-Unis si toutefois le processus de cession à Penguin Random House est finalement bloqué par le juge américain.
Sources :
- « Washington bloque le rachat de Simon & Schuster », Pierre-Yves Dugua, Le Figaro, 3 novembre 2021.
- « Vivendi lance son OPA sur Lagardère », Nicolas Madelaine, Nicolas Richaud, Les Échos, 22 février 2022.
- « Avec l’ouverture de l’OPA sur Lagardère, Vivendi officialise sa reprise en main », Enguérand Renault, Claudia Cohen, Le Figaro, 15 avril 2022.
- « Vivendi détient désormais la majorité du capital de Lagardère », Nicolas Madelaine, Les Échos, 27 mai 2022.
- « Vivendi prêt à se séparer d’Editis pour s’emparer d’Hachette », Claudia Cohen, Le Figaro, 29 juillet 2022.
- « Vivendi prêt à céder Editis en s’introduisant en Bourse », Nicolas Richaud, Les Échos, 29 juillet 2022.
- « Début du procès sur la méga-acquisition de Simon & Schuster », N.R., Les Échos, 4 août 2022.
- « Procès Penguin Random House : « Tout est aléatoire dans l’édition » », Barbara Fasseur, actualitte.com, 29 août 2022.