Le numérique au service du féminisme, une interview de Josiane Jouët

Interview de Josiane Jouët – Propos recueillis par Françoise Laugée

Numérique, féminisme et société, c’est le titre de votre dernier ouvrage dans lequel vous analysez la rencontre inédite de l’émancipation des femmes et des technologies numériques. Écrire « numérique », dans le titre, avant le mot « féminisme » signifie-t-il que ces outils de communication ont amplement favorisé le renouveau des pratiques du féminisme ? D’ailleurs, au fil des pages, vous employez plus volontiers le pluriel, « des féminismes ». Pourquoi ?

J’ai opté pour que le mot « numérique » soit en premier dans le titre car mon ouvrage porte sur les usages des outils numériques par les femmes et, surtout, parce que cette appropriation a marqué une nouvelle phase du féminisme, celle dans laquelle nous sommes aujourd’hui. En effet, le numérique inaugure de nouvelles formes d’activisme qui se traduisent par une explosion de collectifs en ligne et par la large diffusion des revendications féministes permise par les réseaux sociaux.

Aussi parle-t-on aujourd’hui d’une troisième, voire d’une quatrième vague du féminisme prenant le relais de la deuxième vague des années 1970. Ce féminisme 2.0 est porté par une nouvelle génération de jeunes féministes qui sont des natives des technologies numériques. Cependant, le numérique ne marque pas une rupture, car les activistes reprennent le flambeau des luttes antérieures, mais il donne lieu à de nouvelles pratiques qui se manifestent par une prolifération de contenus sur le web, par l’organisation de campagnes contre les violences, par exemple, et par le recours à tous les supports : sites web, réseaux sociaux, podcasts.

La productivité des activistes en ligne est saisissante et elle s’accompagne d’une grande créativité, car les féministes sont devenues des expertes dans la fabrication d’images, de vidéos, d’évènements en ligne, de master classes, et elles mobilisent un patchwork de formats. Toutefois, si le numérique favorise l’explosion de contenus féministes, le plus important réside dans la facilité de leur dissémination à travers les plateformes ; les féministes jouent sur l’instantanéité, l’horizontalité et la viralité de l’architecture des plateformes. On assiste donc à une amplification des messages féministes grâce à la caisse de résonance du web auprès de vastes publics, en particulier sur Facebook, Twitter, Instagram et TikTok.

SI LE NUMÉRIQUE FAVORISE L’EXPLOSION DE CONTENUS FÉMINISTE,LE PLUS IMPORTANT RÉSIDE DANS LA FACILITÉ DE LEUR DISSEMINATION

Pour répondre à la deuxième partie de votre question, j’utilise « féminisme » au singulier dans mon titre afin de souligner le caractère massif pris aujourd’hui par les revendications féministes dans toutes les sphères de la société. Ceci étant, le féminisme recouvre depuis toujours diverses tendances, d’où l’emploi de la terminologie « les féminismes » dans le militantisme et dans le monde académique. Les fractures au sein du mouvement féministe se déclinent, bien entendu, sur le web et on peut grossièrement distinguer les groupes d’activistes qui appartiennent plutôt à la tendance universaliste, comme Osez le féminisme ! ou Les Chiennes de garde, et les groupes qui mènent des luttes spécifiques en raison de leur identité d’origine, comme les afro-féministes du groupe Mwasi, ou de leur identité religieuse, comme les musulmanes féministes de Lallab.

La question de la sexualité est par ailleurs devenue très saillante, qu’il s’agisse de collectifs ou autrices engagées dans l’appropriation de leur corps par les femmes, ou de collectifs revendiquant leurs particularités sexuelles comme les lesbiennes de FièrEs ou les personnes transgenres de Acceptess-T. Il existe une myriade d’obédiences qui sont parfois source de conflictualité s’exprimant sur le web ou lors de manifestations. Ces oppositions, souvent chargées d’idéologie, justifient mon emploi dans le texte de « féminismes » au pluriel pour rendre compte de cette pluralité même si, à mon sens, ces courants relèvent tous d’une défense du féminisme, au sens large, qui peut être pensé et vécu de diverses manières.

Depuis le phénomène MeToo, quelles sont, chez les féministes activistes, les pratiques en ligne les plus subversives que vous avez observées et qui ont produit le plus d’effets en faveur des femmes ?

Sans conteste, les pratiques les plus subversives résident dans la multitude d’actions entreprises dans la foulée de MeToo, ce mouvement lancé à l’automne 2017 qui perdure aujourd’hui. Les activistes ont eu recours à tous les registres de la mobilisation de ligne : l’alerte, l’indignation, l’interpellation des autorités, l’organisation d’évènements. Surtout, l’appel à témoignages des violences subies, allant du harcèlement sexuel au viol, a surpris par le nombre de femmes déclarant avoir été victimes et a créé une onde de choc dans la société. MeToo a envahi l’espace public et a mis les violences faites aux femmes au cœur du débat public. Exprimés sur MeToo, MoiAussi, BalanceTonPorc, amplement tagués sur les réseaux sociaux, ces témoignages, qui ne citent d’ailleurs pas le nom des auteurs, ont montré le soulèvement de femmes ordinaires osant (enfin !) révéler publiquement ces abus machistes.

En 2018, le collectif NousToutes, nouvellement créé, a lancé des campagnes contre toutes les formes de violence, que ce soit en ligne ou dans l’espace physique (collages de rue, manifestations rassemblant des dizaines de milliers de personnes). En 2019, l’accent a été mis sur les féminicides puis, en 2020, sur le consentement autour de #j’aipasditoui et, en 2021, sur l’inceste #metooinceste. Bref, la dénonciation s’attaque à tous les crimes sexuels qui sont largement couverts par le silence en raison de la honte des victimes – une partie étant commise dans l’intimité des familles – et surtout de la large impunité dont bénéficient les agresseurs, la plupart des dépôts de plainte étant classés sans suite en l’absence de preuves. Le slogan « La honte doit changer de camp », largement diffusé sur le web, est assurément subversif car il symbolise le soulèvement contre la domination des hommes sur le corps des femmes.

L’EFFET LE PLUS MARQUANT DE CETTE RÉVOLTE CONTRE LE POUVOIR DU PATRIARCAT RÉSIDE DANS L’ÉCOUTE DE CES PAROLES

L’effet le plus marquant de cette révolte contre le pouvoir du patriarcat réside, selon moi, dans l’écoute de ces paroles qui s’est traduite à plusieurs niveaux. Tous les médias ont largement couvert le phénomène MeToo et ont réalisé un grand nombre d’enquêtes (reportages, documentaires) qui ont attesté la véracité des révélations en ligne, ces violences ayant d’ailleurs été déjà quantifiées depuis 2015 par les enquêtes Virage de l’Ined (Institut national d’études démographiques). Dès lors, il s’est produit un nouveau climat d’opinion et ces violences ont été érigées en problème public. Les militantes ont interpellé les pouvoirs publics conduisant à de nouveaux textes législatifs. Par exemple, dès 2018, la loi dite Schiappa a renforcé le dispositif juridique de condamnation des violences sexuelles et a instauré une amende pour outrage sexiste ; en 2021, une autre loi a été votée afin de protéger les mineurs des crimes et délits sexuels.

Depuis 2019, on observe une hausse importante des dépôts de plainte pour harcèlement ou violences sexuelles qui sont toutefois rarement suivis d’effet. Les activistes ne cessent de dénoncer les dysfonctionnements de la police et de la justice autour, notamment, des hashtags #Prendsmaplainte ou #Doublepeine. En dépit des instructions données depuis MeToo aux commissariats pour améliorer l’accueil des victimes, les carences de la police sont régulièrement rappelées par les activistes. Selon un rapport du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, sur 125 000 plaintes déposées en 2019, seulement 33 000 ont fait l’objet de poursuites judiciaires. Par ailleurs, le nombre de féminicides ne diminue pas (102 femmes en 2020, 113 en 2021), alors que plusieurs victimes avaient fait antérieurement des signalements de violence à la police.

LES ACTIVISTES NE CESSENT EN EFFET DE DÉNONCER LES DYSFONCTIONNE-MENTS DE LA POLICE ET DE LA JUSTICE

Une des principales retombées de MeToo se situe, à mon sens, au niveau professionnel. Sur le web, les comportements machistes ont surtout été dénoncés dans les sphères médiatiques, artistiques et sportives (#metoomusic, #balancetonrappeur, #balancetamajor, #metoothéâtre, #balancetonagency), le cinéma ayant été le premier à être exposé, entre autres, après les révélations de l’actrice Adèle Haenel en 2020, mais il a fallu attendre quatre années pour assister à la mise en cause d’hommes célèbres et puissants comme Patrick Poivre d’Arvor ou Nicolas Hulot. Le mouvement #metoopolitique, créé tardivement, en 2021, s’attaque désormais aux partis politiques, La France insoumise ou Europe Écologie Les Verts étant, par exemple, éclaboussés en septembre 2022. Les comportements machistes, ancrés dans tous les milieux, s’inscrivent dans des siècles d’impunité pouvant expliquer que beaucoup d’hommes persistent dans ces agissements et n’ont toujours pas compris que la tolérance est désormais révolue.

LES INSTITUTIONS ET LES ENTREPRISES ONT ÉTÉ INCITÉES À METTRE EN PLACE DES COMMISSIONS OU DES CELLULES DE SIGNALEMENT

Je souhaite aussi évoquer les avancées institutionnelles récentes. Le Haut Conseil à l’égalité œuvre à la prévention des violences physiques ou morales, et la loi du 5 septembre 2018 a contraint les entreprises à désigner « un référent harcèlement sexuel et agissements sexistes ». Les institutions et les entreprises ont été incitées à mettre en place des commissions ou des cellules de signalement afin d’encourager la prise de parole des victimes, sans que l’on puisse encore juger de leur efficacité. En outre, cette nouvelle écoute s’accompagne d’un regain de la lutte contre les discriminations de genre dans le monde du travail. Des missions Égalité ont été instituées dans divers milieux professionnels et, en 2019, l’index d’égalité salariale et des mesures réglementaires ont été imposés aux grandes entreprises afin de corriger les écarts de rémunération et les entraves à la promotion des femmes. Les premiers résultats ont montré l’ampleur du chemin restant à parcourir !

Quelles oppositions rencontre le féminisme numérique militant ? Critique d’une supposée radicalité des combats des femmes, cyberharcèlement, censure, radiation douce (shadow ban), opacité de la modération ? Et encore ?

Toutes les formes d’atteinte au féminisme numérique que vous évoquez sévissent, hélas ! Le cyberharcèlement est le pire fléau car, même s’il est perpétré par une minorité d’hommes, ces derniers sont très actifs sur le web. Les attaques en ligne contre les féministes ne sont pas récentes ; elles sont apparues dès la publication de contenus féministes sur le web, et elles visent tant des collectifs que des personnes publiques ou privées réclamant l’égalité entre les genres.

Ce phénomène mondial a été étudié et dénoncé par la communauté européenne et les Nations unies dont je cite les rapports dans mon ouvrage. Plusieurs études démontrent les modes opératoires des harceleurs – qui s’échelonnent de l’envoi de messages de haine, le plus souvent répétitifs, aux raids organisés par des masculinistes qui attaquent en masse des sites ou des comptes de réseaux sociaux féministes, les bloquent et les piratent. Les collectifs féministes sont ainsi parfois hackés et ils reçoivent, en permanence, des commentaires haineux que les modératrices suppriment ; la cyberviolence redouble, par ailleurs, envers les sites féministes des minorités sexuelles ou ethniques, le racisme étant très répandu sur le web. Ces attaques en meute sont caractéristiques des membres du site jeux-video.com, un repère de boys clubs entendant défendre la suprématie masculine et maintenir l’infériorisation des femmes. Des membres de ce site ont ainsi piraté, le 6 novembre 2020, le colloque en ligne commémorant les cinquante ans du MLF (Mouvement de libération des femmes).

UNE PART INFIME DES AGRESSEURS EN LIGNE A FAIT L’OBJET DE POURSUITES, LA QUASI-IMPUNITÉ RESTANT DE MISE

Les personnalités publiques (politiciennes, journalistes, autrices) agissant pour la cause des femmes sont la cible récurrente des haineux, comme ce fut le cas de l’ancienne ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem : ayant tenté d’instaurer une initiation à l’égalité de genre à l’école, ses comptes ont été envahis d’insultes et d’images pornographiques. La dégradation de la femme renvoyée à son sexe, appelée à être violentée, est une constante du cybersexisme. Cette rhétorique minimaliste et standardisée de pur fiel misogyne est identique dans tous les pays, comme l’a analysé la sociologue australienne Emma A. Jane. Les journalistes féministes en sont souvent destinataires, comme ce fut le cas de Lauren Bastide, contrainte, en 2019, de fermer ses comptes après la réception d’une avalanche de menaces d’agression physique.

De même, l’activiste Caroline De Haas a dû suspendre son compte Twitter pendant plusieurs mois. Certes, ces messages sont illicites et tombent sous le coup de la loi, qui condamne à plusieurs mois d’emprisonnement les auteurs de ces délits. Dans les faits, en dépit d’un grand nombre de plaintes, une part infime des agresseurs en ligne a fait l’objet de poursuites, par manque de volonté politique et de moyens judiciaires – la quasi-impunité restant de mise, ce que les féministes dénoncent. Si les plateformes prohibent officiellement les contenus haineux, ils font néanmoins florès sur le web, en l’absence d’un effectif suffisant de modérateurs et en raison des carences des algorithmes de détection de ces messages.

L’UNIVERS DE LA HIGH-TECH EST TRÈS MAJORITAIREMENT MASCULIN, ET MÊME SEXISTE

Ceci nous amène à la suite de votre questionnement. L’opacité de la modération des plateformes est bien documentée, car les algorithmes demeurent des boîtes noires. Je ne pense pas que l’on puisse parler de censure proprement dite des contenus féministes, d’autant que ces plateformes partagent l’idéologie du sacro-saint premier amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique garantissant la liberté d’expression. En revanche, il est certain que les sites féministes n’apparaissent pas dans les premières recherches et sont dégradés dans leur ranking sur le web. Ces pratiques de bannissement dans l’ombre (shadow ban) sont bien identifiées par les féministes qui luttent pour gagner en visibilité. Ainsi, plusieurs instagrameuses produisant des contenus d’éducation sexuelle féministe, comme Elvire Duvelle-Charles, autrice du compte @clitrevolution, ont mené une action commune et ont poursuivi en justice Facebook, propriétaire d’Instagram.

Et que dire lorsque les Femtech, ces start-up consacrées à la santé des femmes, sont boudées par les investisseurs, sans parler de la difficulté à promouvoir leurs services avec des campagnes publicitaires liées à la santé sexuelle souvent censurées par les principales plateformes, à l’instar de Facebook ou Instagram ?

Les contenus féministes sur la santé des femmes et, en particulier, sur leur sexualité sont parfois censurés en ligne sous prétexte qu’ils affichent des organes féminins, considérés comme indécents dans la mentalité protestante et puritaine des plateformes nord-américaines. De plus, les algorithmes sont aveugles au contexte d’énonciation des discours, ce qui peut expliquer le retrait de ces contenus. D’autres raisons peuvent aussi être invoquées. N’oublions pas que les plateformes sont avant tout un business dont l’objectif est de récolter le maximum de publicité, or les contenus féministes n’attirent pas particulièrement les annonceurs.

De plus, l’univers de la high-tech est très majoritairement masculin, et même sexiste, comme cela a été dénoncé par plusieurs femmes ayant travaillé dans ce milieu. Il n’est donc pas étonnant que les Femtech aient du mal à soulever les fonds nécessaires pour se développer et promouvoir leurs services sur les plateformes. Une dernière réponse toute simple est que nous sommes toujours dans des sociétés dominées par le pouvoir des hommes, qui ne tiennent pas à le partager.

Qui sont les « féministes ordinaires » ? Comment se sont-elles emparées du numérique ?

Les féministes ordinaires sont sensibilisées aux dominations qu’elles subissent mais ne sont pas engagées dans des actions militantes. Elles vivent leur féminisme au quotidien dans leur milieu professionnel, familial ou amical. Présentes dans tous les milieux sociaux et dans toutes les classes d’âge, elles représentent une large partie et sans doute même la majorité des femmes. Si afficher être féministe a longtemps été perçu comme un repoussoir, conduisant les femmes à agir pour l’égalité sans prendre cette étiquette, aujourd’hui le fait de revendiquer être féministe est devenu une identité désirable dans la foulée, sans doute, du succès de MeToo.

AUJOURD’HUI LE FAIT DE REVENDIQUER ÊTRE FÉMINISTE EST DEVENU UNE IDENTITÉ DÉSIRABLE

Le ruissellement du féminisme dans la société s’explique aussi par la mise à l’agenda dans l’espace public des violences faites aux femmes et des inégalités de genre, les revendications des femmes gagnant du même coup en légitimité et se diffusant au travers des plateformes.
En effet, les femmes ont largement rattrapé leur retard initial dans l’usage des outils numériques et les statistiques sont très significatives. Ainsi, en 2019, selon le Credoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), elles étaient autant équipées en smartphone que les hommes (77 %) et les trois quarts des femmes possédaient un ordinateur (75 % contre 78 % des hommes). En outre, elles utilisent les réseaux sociaux davantage que les hommes (60 % contre 57 %). Ces données montrent combien les divers contenus féministes sont devenus accessibles en ligne.

Hélas, nous ne disposons pas de données quantitatives sur le genre des abonnés aux collectifs ou aux autrices féministes, mais les commentaires déposés sur tous les types de site indiquent qu’il s’agit presque exclusivement de femmes. Leur nombre d’abonné•es n’est d’ailleurs pas énorme, à l’exception des gros collectifs comme #NousToutes et Osez le féminisme suivis par des dizaines de milliers d’internautes. Les posts sont parfois repris d’un site féministe à l’autre créant des chaînes de solidarité. Dans tous les cas, ils sont amplement partagés et également relayés sur les réseaux privés des internautes sans que l’on puisse évaluer leur diffusion réelle.

Il existe donc une opacité des publics du féminisme en ligne. Néanmoins, une étude qualitative que j’ai conduite auprès de jeunes féministes ordinaires a démontré qu’il existait bien des petites communautés suivant régulièrement des comptes féministes (souvent différents comptes, d’ailleurs), dont une petite minorité seulement s’engage dans la production de commentaires alors que la plupart sont très actives dans le partage de contenus ; plusieurs précisent aussi qu’elles signent des pétitions en ligne et qu’elles participent à des manifestations de rue. Le féminisme se diffuse donc par capillarité auprès d’un vaste public de femmes qui suivent les contenus féministes de manière sporadique selon les évènements, leur disponibilité et le cours de leur vie quotidienne. Il s’agit d’une sensibilisation par le bas qui concourt à l’imprégnation des idées féministes hors militantisme.

LE NUMÉRIQUE PERMET UNE PRISE DE CONSCIENCE DES DOMINATIONS ET DES DISCRIMINATIONS DE SEXE ET DE RACE

Il existe aussi d’autres sources qui s’adressent directement aux féministes ordinaires. Outre les magazines féminins devenus plus émancipateurs en raison du climat d’opinion produit par MeToo, je pense au magazine Causette qui a aussi une déclinaison numérique et dont la devise est « Plus féminine du cerveau que du capiton » et, en particulier, au magazine exclusivement en ligne Madmoizelle. Ce dernier s’affiche comme « le magazine des vraies meufs de la vraie vie », produit un podcast Laisse-moi kiffer et totalise mensuellement environ quatre millions de visiteurs uniques par mois sur son site ; il est aussi suivi sur les réseaux sociaux par un grand nombre de femmes, en majorité de 18 à 30 ans. Bien entendu, il s’agit là d’un féminisme soft conciliant des centres d’intérêt féminins traditionnels et des thèmes foncièrement féministes.

Par ailleurs, le courant féministe de la culture pop est devenu un véhicule de messages d’émancipation autour de la sexualité, du harcèlement, du sexisme et du racisme. Des stars et des chanteuses s’affirment comme des femmes puissantes et infléchissent la représentation austère et caricaturale du féminisme au profit d’une image « cool et sexy ». Plusieurs études démontrent d’ailleurs que l’entrée en féminisme passe aujourd’hui par la culture pop, les jeunes écoutant, par exemple, Beyoncé, Pomme, Chilla, Angèle, majoritairement sur le net. On observe donc un abaissement de l’âge d’entrée en féminisme dès le lycée, les adolescentes, mais aussi quelques garçons étant friands de ces produits culturels partagés via les réseaux sociaux.

En résumé, je pense que le numérique permet, par différents canaux, une plus grande pénétration des idées féministes dans le corps social, une prise de conscience des dominations et des discriminations de sexe et de race, ce qui me rend optimiste pour l’avenir.

L’existence des féministes sur le web et sur les réseaux sociaux contraste fortement avec l’invisibilité des femmes dans les médias, notamment dans les médias d’information. Comment expliquer une telle dichotomie ?

LES AUDIENCES DES MILITANTES DEMEURANT BIEN MODESTES AU REGARD DES COMPTES PRÔNANT LA FÉMINITÉ TRADITIONNELLE

Certes, les féministes sont plus visibles sur le web que dans les médias car les militantes peuvent y déployer des stratégies d’information et de mobilisation, mais cette exposition est à relativiser au regard du gigantesque marché de contenus sur les plateformes. La question de la visibilité est en effet ambiguë. Le web a ouvert aux femmes l’opportunité de créer des contenus et, aujourd’hui, des milliers d’entre elles se sont lancées dans l’autoproduction de sites web ou de blogs et dans l’animation de comptes sur les réseaux sociaux. On ne compte plus le nombre d’influenceuses dans les domaines de la beauté, de la mode et du bien-être, sur YouTube ou Instagram, par exemple. Le numérique ne favorise donc pas particulièrement le féminisme, les audiences des militantes demeurant bien modestes au regard des comptes prônant la féminité traditionnelle. N’oublions pas que, dans l’ensemble, les contenus numériques demeurent très majoritairement produits par les hommes sur toutes les plateformes, cette domination n’étant pas sans rapport avec leur prédominance quasi absolue dans la high-tech.

Une différence importante avec les médias d’information est que sur le web les femmes sont pleinement autrices de leurs contenus. Elles échappent à la hiérarchie majoritairement masculine des rédactions. La rem a déjà rendu compte des études attestant l’invisibilité des femmes dans les médias (voir La rem n°56, p.46 et 48 ; n°60, p.52 et 54). Pour rappel, le dernier rapport de 2020 du GMMP (Global Media Monitoring Project) qui a porté sur les médias d’information ne montre pas de progrès notables dans les 116 pays couverts par l’enquête. Pour la France, les femmes constituent 30 % des sujets couverts par tous ces médias (presse, radio, télévision, internet) et seulement le quart des experts interviewés. De plus, quand elles ont la parole, c’est le plus souvent en qualité de témoin ou de citoyenne ordinaire.

En ce qui concerne les féministes en particulier, elles sont quasi absentes des contenus d’information générale ; en revanche, elles se font entendre, selon les évènements, dans les colonnes d’opinion ou via des tribunes collectives dans les journaux, et dans quelques émissions de débats à la radio ou à la télévision.

LES FÉMINISTES SONT QUASI ABSENTES DES CONTENUS D’INFORMATION GÉNÉRALE

On mesure donc combien les féministes demeurent cantonnées à la sphère des polémiques et n’ont encore guère le droit de cité dans l’information générale au même titre que les responsables de partis politiques ou d’entreprises, alors que la cause des femmes est un enjeu national.

Alors oui, les sites et les plateformes numériques sont un canal alternatif qui leur permet mieux et bien davantage d’exprimer leurs voix.

Cinq ans après MeToo, que représente vraiment l’empouvoirment (empowerment) des femmes grâce à l’internet quand surgit l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis du 24 juin 2022 selon lequel chaque État pourra désormais interdire l’avortement ou en restreindre l’accès ?

La remise en cause de l’arrêt Roe vs Wade par la Cour suprême des États-Unis a été un séisme qui illustre la fragilité des droits conquis par les femmes. Elle marque le triomphe de la droite religieuse américaine dans le contexte des guerres culturelles qui divisent ce pays. Le pouvoir des mobilisations numériques, comme pour tous les types de mouvements sociaux, dépend des rapports de force politiques prévalant dans chaque société ; nous observons, d’ailleurs, aujourd’hui, une montée des courants de droite extrême tant en Amérique du Nord qu’en Europe.

En France, on assiste aussi à la poussée d’un backlash (retour de bâton) animé par les détracteurs des droits des femmes en général comme de toutes les minorités de sexe ou d’origine ethnique. Les féministes sont aux aguets et ne cessent de dénoncer sur leurs comptes la fermeture de centres d’interruption volontaire de grossesse (IVG) ou la maltraitance de gynécologues masculins. Des pétitions ont été lancées en ligne pour l’allongement du délai d’accès à l’IVG de douze à quatorze semaines ; il a fallu de longs mois et d’âpres débats au Parlement pour qu’il soit finalement adopté en 2022. Désormais, plusieurs associations féministes, soutenues par des député•es, alertent et se battent pour inscrire le droit à l’avortement dans la constitution.

L’EMPOWERMENT 
NUMÉRIQUE DES FEMMES COMPORTE DONC DES LIMITES

La capacité d’agir des femmes s’est traduite, depuis cinq ans, par une marée de prises de parole sur le web pour contrer toutes les formes de domination du patriarcat. Or, cette émancipation se heurte, de plus en plus, à la mouvance conservatrice et aux groupes masculinistes qui s’illustrent par la virulence de leurs attaques contre les avancées féministes.

L’empowerment numérique des femmes comporte donc des limites. En effet, le web comme nouvel espace public n’est pas un espace clos : il est étroitement articulé au monde réel, aujourd’hui fracturé par de multiples tensions politiques, économiques et sociales qui infiltrent le débat sur l’égalité entre les genres. Ceci me rappelle les propos que Simone de Beauvoir adressait aux jeunes féministes des années 1970 : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » Nous en sommes là !

Professeure émérite à l’université Paris-Panthéon-Assas et auteure de Numérique, féminisme et société, Presses des Mines, collection « Sciences sociales », 2022.

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