Grèce : la liberté d’expression menacée par des écoutes téléphoniques

Le classement mondial de la liberté de la presse, établi par Reporters sans frontières (RSF), suscite toujours un intérêt politique et médiatique. C’est ainsi qu’en 2022 la place de la Grèce au 108e rang mondial a donné lieu à de nombreux débats. Comment un membre si éminent de l’Union européenne, berceau de la démocratie, peut-il être relégué si loin dans le classement ?

Cette nouvelle a causé un choc en Grèce dans la mesure où le pays se voyait rétrogradé de la 70e place en 2021 à la 108e un an plus tard. Selon Reporters sans frontières (RSF), cette relégation est principalement due à l’assassinat de Giorgos Karaïvaz le 9 avril 2021, lequel n’avait toujours pas été élucidé au moment de la publication du classement 2022. Ce journaliste qui a consacré toute sa carrière à l’investigation des affaires de corruption a été assassiné à Athènes en plein jour, près de son domicile, quelques minutes après avoir assisté à la projection de son dernier reportage (voir La rem n°57-58, p.58).

Pour établir son classement, RSF s’appuie sur plusieurs critères : paysage médiatique, cadre légal, contexte économique, sécurité, contexte socio-culturel et contexte politique. Arrêtons-nous sur ces deux derniers.

En ce qui concerne le contexte socioculturel, RSF indique dans son rapport qu’en Grèce « les locaux de certains médias font régulièrement l’objet d’attaques ». L’exemple le plus emblématique est celui du grand incendie provoqué au siège du journal RealNews et de la radio Real FM le 13 juillet 2022. Cet événement, qui illustre une nouvelle fois la nécessité de renforcer la protection des journalistes en Grèce, provoquera la réaction immédiate de la vice-présidente de la Commission européenne Véra Jourová : « Il s’agit d’un nouveau rappel pour nous tous, que nous devons encore travailler beaucoup afin de garantir la sécurité des journalistes et des médias. » Quelques mois plus tard, en novembre 2022, l’auteur présumé de cet incendie criminel a été arrêté par la police grecque dans un quartier central d’Athènes.

Quant au contexte politique, RSF indique que « le porte-parole du gouvernement est chargé de superviser les médias publics, ce qui met en danger l’indépendance éditoriale de ces derniers ». On ne s’étonnera donc pas que ce dernier, Ioannis Oikonomou, ait réagi vivement au classement de RSF : « Outre le fait que [le rapport] manque de sérieux, il soulève des questions légitimes sur la méthodologie et les sources. » Par sa réponse, le porte-­parole esquive la réalité du problème : la liberté de la presse est entravée en Grèce.

C’est l’objet de cet article que d’analyser deux événements emblématiques : les mises sous écoutes téléphoniques du journaliste Thanasis Koukakis et de l’homme politique Nikos Androulakis. Il est d’ailleurs à craindre que le classement 2023 ne soit encore aggravé en raison de ces affaires qui ont pris de l’ampleur fin 2022 et que RSF ne mentionne pas dans son dernier rapport.

Thanasis Koukakis est un journaliste économique qui exerce dans différents médias, notamment CNN Greece et le Financial Times. Son domaine d’investigation se focalise sur les liens entre le milieu financier et l’État grec. Depuis novembre 2019, ses reportages se concentrent sur la mise en lumière des sujets relatifs, d’une part, aux prêts bancaires accordés aux partis politiques pour le financement de leurs campagnes électorales et, d’autre part, à la fraude fiscale. Dès lors, ce journaliste est devenu suspect aux yeux du pouvoir, lequel aurait mandaté le service national de renseignement (EYP) pour placer Koukakis sur écoute. C’est du moins la version de ce dernier.

Lorsqu’il s’est rendu compte que ses conversations téléphoniques étaient interceptées, le journaliste a saisi l’Autorité hellénique pour la sécurité des communications et de la protection de la vie privée (ADAE). Celle-ci a pour obligation de répondre au requérant dans un délai de six mois. Or, quelques jours avant l’expiration de ce délai, le gouvernement a décrété une modification de la loi 4790/2021. Ainsi, l’ADAE n’est plus tenue désormais d’apporter une réponse lorsque la sécurité nationale est en jeu. S’appuyant sur cette nouvelle disposition, l’Autorité a donc opposé au journaliste une fin de non-recevoir.

Le second événement concerne la mise sur écoute téléphonique de Nikos Androulakis. Député du groupe de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen, il est devenu célèbre sur la scène politique grecque en décembre 2021, à la suite de son accession à la tête du parti socialiste grec (Pasok). La surveillance de son téléphone par l’EYP débute en septembre de la même année tandis que, quelques mois plus tard, une nouvelle tentative de surveillance s’effectue, cette fois au moyen du logiciel espion Predator, afin que ses conversations téléphoniques soient enregistrées. Au moment où le gouvernement grec nie son implication quant à la réception de ce logiciel en Grèce, le Threat Analysis Group (TAG) de Google, parvenant aux mêmes conclusions que celles de Meta et de Citizen Lab en décembre 2021, annonce le 19 mai 2022 : « Nous évaluons que les acteurs probablement soutenus par le gouvernement qui achètent ces exploits opèrent (au moins) en Égypte, en Arménie, en Grèce, à Madagascar, en Côte d’Ivoire, en Serbie, en Espagne et en Indonésie. »

C’est ainsi que, dans un premier temps, le 26 juillet 2022, Nikos Androulakis s’est adressé au parquet de la Cour suprême : « Aujourd’hui, j’ai déposé une plainte auprès du parquet de la Cour suprême car voici quelques jours j’ai été informé par le service compétent du Parlement européen qu’une tentative avait été faite de piéger mon téléphone portable avec le logiciel de suivi Predator. Révéler [les personnes] qui se cachent derrière ces pratiques malsaines […] n’est pas une affaire personnelle. C’est mon devoir démocratique. » Après plusieurs mois d’attente, il décide finalement de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), arguant que son droit à un « recours effectif » avait été violé, selon l’article 13 de la CEDH.

L’écho inédit de ces deux événements, survenus très récemment en Grèce, conduira en août 2022 à la démission à la fois du directeur des services de renseignement Panagiotis Kontoleon et du secrétaire général du Premier ministre, Grigoris Dimitriadis.

L’affaire prend une nouvelle ampleur en novembre 2022 avec la publication d’une enquête du journal Documento, qui dévoile une liste de dizaines de personnalités mises sur écoute par l’EYP. Dans cette liste, figurent, entre autres, les noms de plusieurs hommes politiques et d’éditeurs de presse. Dès lors, la situation prend une dimension politique et le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis, interrogé par le journaliste Nikos Chatzinikolaou, s’insurge : « C’est un mensonge incroyable ! […] [il s’agit d’] un article qui publie une série de noms [de personnes], censées être mises sous écoute. Il n’y a absolument aucune preuve que cela se produisait réellement ; il n’y a abso­lument aucun lien avec moi, accusé d’en être l’instigateur. »

Au-delà de la question de la responsabilité pénale et politique des auteurs ou des commanditaires, ces événements montrent à quel point la liberté d’expression est menacée en Grèce. Ces affaires ne concernent pas seulement les journalistes qui exercent aujourd’hui leur métier dans ce pays et dont des droits tels que la protection de leurs sources et de leur sécurité ne sont plus garantis. Elles concernent également chaque citoyen qui ne peut plus ressentir aucune sécurité. Mais, indépendamment du fait qu’on touche ici à l’un des fondements des valeurs européennes, celui de la pérennité de la liberté d’expression, un autre enjeu majeur surgit : regagner la confiance des citoyens en leurs représentants. Ce dernier constat se trouve au cœur des débats politiques et journalistiques aujourd’hui en Grèce, alors que se tiendront prochainement les élections législatives.

Sources :

  • « Un nouveau rapport révèle le fonctionnement de Predator, un logiciel espion conçu par l’entreprise Cytrox », Florian Reynaud, Le Monde, 17 décembre 2021.
  • « Classement mondial de la liberté de la presse 2022 : la nouvelle ère de la polarisation », rsf.org/fr
  • « Lettre destinée aux Reporters sans frontières », par Ioannis Oikonomou, 4 mai 2022.
  • « Dispositions d’urgence pour la protection de la santé publique des effets persistants de la pandémie du Covid-19, du développement, de la protection sociale, de la réouverture des tribunaux et d’autres questions », loi 4790/2021, article 87, votée le 31 mars 2021 par le Parlement grec.
  • « Nikos Androulakis : il a déposé une plainte auprès de l’Autorité de protection des donnés pour les écoutes téléphoniques » [en grec], tovima.gr, 3 août 2022.
  • « Il surveillait ces personnes-là » [en grec], Documento, 6 novembre 2022.
  • Entretien du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis accordé au journaliste Nikos Chatzinikolaou, Mégaron Maxímou, Athènes, 7 novembre 2022.
  • « Nikos Androulakis [s’adresse] à la Cour européenne des droits de l’homme » [en grec], kathimerini.gr, 7 décembre 2022.

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