Un capitalisme cognitif va-t-il succéder au capitalisme de surveillance ?
Quels sont les enjeux des « métavers » pour la France ? Répondre à cette question est la mission qui a été confiée à Camille François, chercheuse à Columbia University, Adrien Basdevant, avocat au barreau de Paris, et Rémi Ronfard, chercheur à l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique), par le ministre de l’économie, des finances et de la relance, par la ministre de la culture ainsi que par le secrétaire d’État chargé de la transition numérique et des communications électroniques. Les auteurs s’attachent tout d’abord à contextualiser, dans une première partie, l’origine et les définitions des métavers, soulignant la polysémie d’un mot inventé en 1992 par l’auteur de science-fiction Neal Stephenson dans le roman Snow Crash (voir La rem n°59, p.77). Un métavers se définit, selon les auteurs du rapport, comme « un service en ligne donnant accès à des simulations d’espaces 3D en temps réel, partagées et persistantes, dans lesquelles on peut vivre ensemble des expériences immersives. On peut y accéder avec ou sans visiocasque [casque de réalité virtuelle], et/ou commercer avec ou sans technologies de registres distribués [blockchains] ».
Pour ce qui est de son utilité, le rapport cite notamment le chercheur Philippe Fuchs pour qui « la finalité des métavers est de permettre à un nombre illimité d’internautes de partager simultanément, via leur avatar identifiable, des expériences de réalité virtuelle, dans le but d’activités sociales, ludiques, économiques, professionnelles, artistiques ou culturelles ». Le champ des possibles semble infini et les auteurs décrivent plusieurs expérimentations, plus ou moins abouties, dans le domaine de l’art et de la danse, de la découverte du patrimoine ou encore dans les domaines de l’éducation, de l’enfance, de la santé, de l’architecture, des réseaux sociaux, sans oublier l’exploration des métavers par les entreprises et les industriels.
La seconde partie du rapport s’attache à dresser un panorama des enjeux liés aux développements des métavers, notamment à travers l’opportunité culturelle mais aussi technologique pour la France. Il aborde également la question des freins structurels technologiques tout en proposant un cadre de régulation propice à l’innovation. Les métavers représenteraient une bonne occasion de « repenser notre rapport au numérique », puisque, par bien des aspects, il s’agit de reconsidérer des notions importantes inhérentes au secteur, comme la neutralité des réseaux, la protection ou la maîtrise des données personnelles, l’identité numérique, le harcèlement en ligne mais aussi l’addiction, l’isolement ou encore l’exclusion. De nouvelles questions se posent également, inédites parce que propres aux métavers, concernant notamment la collecte de données mentales, la manipulation des émotions ou encore la vulnérabilité mentale et physique des participants qui revêtent un casque de réalité virtuelle.
« Repenser notre rapport au numérique » : une question de société englobant notamment un point crucial, celui de l’acceptabilité sociale de ces dispositifs, qui n’est en rien inéluctable. Et cela, contrairement à ce qu’explique Facebook, renommé Meta, qui invente un monde où les utilisateurs du web avec un écran, fixe ou portable, basculeraient vers un ou des métavers grâce à un casque de réalité virtuelle vendu par lui. Les conséquences environnementales et écologiques du fait des dépenses énergétiques que vont entraîner les nouvelles infrastructures, le traitement des données et les nouveaux équipements ne pourront s’analyser qu’à l’aune de « progrès significatifs par rapport à ce qui pourrait être accompli sans recourir à de tels dispositifs technologiques ». Or, comme rien n’existe encore, rien n’est vraiment quantifiable, d’autant que le grand public montre une certaine défiance vis-à-vis des métavers, notamment en Europe et, en particulier, en France.
L’hypothétique avènement des métavers pose également la question de leur monétisation. Au capitalisme de surveillance (voir La rem n°50-51, p.69) va-t-il succéder un capitalisme cognitif, s’appuyant sur nos données personnelles et nos données sensibles, nos données de santé, ouvrant la voie à des « procédés techniques tels que l’ »emotion AI » ou l’ »affective computing » [qui] visent à développer des systèmes ayant la capacité de reconnaître, de modéliser et de synthétiser les émotions humaines » ? Les auteurs citent une étude d’Alexis Souchet et al. dans la revue Virtual Reality qui nous rappelle que « les symptômes et effets indésirables de la réalité virtuelle – cinétose, fatigue visuelle, fatigue musculaire, stress et charge mentale – ne permettent pas d’envisager à court terme un usage prolongé des technologies immersives ».
Afin de promouvoir la recherche scientifique allant dans le sens d’un développement responsable et durable des métavers, le rapport préconise plusieurs axes de réflexion multidisciplinaire mobilisant sciences cognitives, science des données, sciences économiques, sciences politiques et philosophie. En attendant, le Chili est devenu, en 2021, le premier pays au monde à étendre les libertés fondamentales, dans sa constitution, aux « neurodroits », autour de « la vie privée mentale, de l’identité personnelle, du libre arbitre, de l’accès équitable à l’augmentation mentale et de la protection contre les biais » (voir La rem n°59, p.65).
Mission exploratoire sur les métavers, Camille François, Adrien Basdevant et Rémi Ronfard, ministère de la culture, ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, octobre 2022.