Les méta-univers, « métavers » (du grec meta, « au-delà de » et « univers »), en anglais metaverse, ont d’abord été imaginés par des auteurs de science-fiction, au premier rang desquels William Gibson, qui, dans Neuromancer paru en 1984, invente un « cyberespace » similaire à ce que sera le « métavers » décrit par Neal Stephenson dans le roman Snow Crash, de 1992, ou celui décrit par Ernest Cline dans son roman Ready Player One publié en 2011 et adapté à l’écran par Steven Spielberg en 2018. Tous conçoivent un métavers comme un monde virtuel persistant, c’est-à-dire qui ne s’éteint jamais, où chaque individu, sous la forme d’un avatar, interagit avec les autres. Rabindra Ratan, professeur associé et chercheur AT&T au département des médias et de l’information de la Michigan State University, ainsi que Yiming Lei, doctorante, en donnent la définition suivante : « un réseau d’environnements virtuels toujours actifs dans lequel de nombreuses personnes peuvent interagir entre elles et avec des objets numériques tout en exploitant des représentations virtuelles – ou avatars – d’elles-mêmes ».
La particularité d’un métavers étant d’être immergé dans un monde en trois dimensions, les casques de réalité virtuelle et les lunettes de réalité augmentée en sont les dispositifs fétiches (voir La rem n°36, p.65). « Des décennies de recherche ont montré que ce sentiment d’incarnation améliore la qualité des interactions en ligne » explique Rabindra Ratan. Aujourd’hui, les plateformes de jeux comme Fortnite et Roblox, les médias sociaux en réalité virtuelle comme VRChat et AltspaceVR, les environnements virtuels de travail comme Immersed et Horizon Workrooms de Faceboook, ou les applications professionnelles de Microsoft combinant métavers et jumeaux numériques (voir La rem n°56, p.76) dessinent les prémices de ce que seront demain les métavers.
Ces « méta-univers » sont d’ailleurs envisagés par certains géants de la Toile comme les successeurs du web, à l’instar du fondateur de Facebook qui expliquait à l’occasion d’une interview en juillet 2021 pour le média américain The Verge : « d’ici à cinq ans, je pense qu’on cessera de nous percevoir comme un groupe qui fait des réseaux sociaux, et qu’on nous verra plutôt comme une entreprise du « métavers ». » L’un des premiers métavers fut développé en 1999 par Philip Rosedale, qui créa Linden Lab, avec l’intention de développer du matériel informatique permettant aux utilisateurs de s’immerger dans un monde virtuel. Précurseur des dispositifs de réalité augmentée, il préféra rapidement s’orienter vers le développement d’une application logicielle, Linden World, qui deviendra en 2003 Second Life, un univers virtuel dans lequel « les gens participent à des jeux basés sur des tâches et à des activités sociales dans un environnement en ligne en 3D ». Mais pour Fabien Gaetan, « Head of Gaming and Social Entertainment » chez We Are Social, « la différence de taille entre le métavers que Facebook veut mettre sur pied et celui de Second Life, c’est le marché adressable. Ce n’est plus l’apanage de quelques geeks, aussi nombreux soient-ils comme à l’époque de Second Life. C’est aujourd’hui la grande majorité de la population qui est capable de naviguer dans ces univers-là ».
Les interfaces matérielles
L’histoire de l’informatique et d’internet est indissociable de l’évolution des interfaces homme-machine. La souris et le clavier ont permis l’émergence de l’informatique personnelle, sédentaire, par la suite connectée au réseau internet et ses services. Puis, l’ordinateur sédentaire est devenu portable avec l’avènement des smartphones et le développement des usages en mobilité. L’interface homme-machine prend la forme d’un écran, tactile, doté d’un appareil photographique et d’un micro.
Les casques de réalité virtuelle offrent une nouvelle manière d’interagir avec un ordinateur, grâce à laquelle l’utilisateur est immergé dans une réalité simulée. Ces « nouvelles » interfaces ont été imaginées dans les années 1970, notamment par Yvan Sutherland, qui créa le premier casque de réalité virtuelle fonctionnel. Ce dernier embarquait un écran stéréoscopique qui affichait des formes relativement simples tout en changeant la perspective de l’utilisateur en fonction de ses mouvements de tête. Curiosité scientifique à l’époque, ce casque de laboratoire, qui devait être accroché au plafond du fait de son poids, augurait, avec quarante ans d’avance, les premiers casques de réalité virtuelle commercialisés auprès du grand public à partir de 2016 par Oculus VR, société américaine créée en 2012 par Palmer Luckey et Brendan Iribe, et rachetée par Facebook en mars 2014 pour 2 milliards de dollars. Portés par l’univers des jeux vidéo, les casques de réalité virtuelle ont connu depuis des applications dans les domaines de l’entraînement militaire ou sportif et de la médecine, tout comme les lunettes de réalité augmentée servant à afficher par-dessus le champ de vision de l’utilisateur, et selon son environnement immédiat, des éléments interactifs qui concourent à « numériser la réalité ». Les entreprises Magic Leap ou encore Nantic, une spin-off de Google lancée en 2010, mettent au point des lunettes de réalité augmentée pour développer des applications professionnelles ou des jeux de réalité augmentée, notamment Pokemon Go, jeu téléchargé plus d’un milliard de fois depuis 2018.
Aujourd’hui, les métavers s’inscrivent à la croisée de ces nouvelles interfaces homme-machine et deviennent l’espace de nouvelles interactions sociales où les individus, sous la forme d’un avatar, interagissent pour travailler, jouer, parler, partager.
Les usages
L’expérience sociale offerte par la réalité virtuelle inaugure de nouvelles formes de collaboration professionnelle à distance, favorisées par la pandémie de Covid-19. Facebook Reality Labs a lancé en août 2021 Horizon Workrooms, accessible gratuitement sur le web via un appel vidéo ou en revêtant le casque de réalité virtuelle Oculus Quest 2. Jusqu’à seize personnes portant un casque, chacune sous la forme d’un avatar personnalisable, sont immergées dans une salle de réunion virtuelle où la disposition des sièges est également configurable. Les participants discutent, à l’instar d’une réunion Zoom, leurs mouvements des bras et des lèvres étant reproduits plus ou moins fidèlement. Ils se servent, en outre, des outils intégrés à l’espace virtuel, comme un tableau blanc interactif où chacun peut écrire, dessiner, présenter ses dossiers ou encore partager son écran.
Utilisé en interne par Facebook, Horizon Workrooms est proposé gratuitement par le géant du web, avec l’assurance qu’aucune donnée ne filtrera des réunions. Facebook souhaite ainsi étudier les usages de son dispositif afin de progressivement imaginer comment faire basculer les 2,85 milliards de membres actifs mensuels de son réseau social vers sa vision du métavers.
Avec une valorisation boursière proche de 49 milliards d’euros, quelque 45 millions d’utilisateurs quotidiens dans le monde, dont 50 % ont moins de dix-sept ans, et plus de 20 millions de jeux accessibles gratuitement depuis un téléphone, un ordinateur, une tablette ou une console Xbox, Roblox est une plateforme de jeux vidéo qui se veut être un métavers. En 2020, plus de la moitié des enfants américains de moins de 16 ans ont joué à Roblox. Selon Manuel Bronstein, son « Chief Product Officer », « la vision du métavers de Roblox est de créer une plateforme pour des co-expériences immersives, où les gens peuvent se réunir par millions à travers des expériences 3D pour apprendre, travailler, jouer, créer et socialiser ». Lancé en 2006 par David Baszucki, Roblox combine une plateforme de jeux de type « sandbox » (en français, bac à sable) – jeux dont l’intrigue et la façon de jouer sont non linéaires, faisant ainsi appel à la curiosité et à la créativité du joueur – avec un système de création et de développement de jeux en Lua, langage de programmation dédié aux jeux vidéo, utilisé notamment pour la version en ligne de World of Warcraft, Minecraft ou encore Grand Theft Auto.
Le jeune public est à la fois celui qui joue et celui qui développe les jeux vidéo. Roblox met à la disposition de ses clients adolescents une plateforme sur laquelle créer facilement des jeux basiques en piochant des modèles dans des bibliothèques (ville, terrain, construction, voiture, arbre) et en choisissant le style du jeu (course de moto, jeu de tir, jeu de survie). Parmi les 20 millions de jeux créés, peu sont vraiment aboutis, mais certains tirent leur épingle du jeu. Le jeu Jailbreak sur Roblox a été visité, plus que joué, 5,3 milliards de fois depuis sa création en 2017, et il a rapporté à son créateur, à peine âgé de 18 ans, plusieurs centaines de milliers de dollars. Néanmoins, « 99,22 % des créateurs de jeux sur Roblox ont gagné moins de 1 000 dollars entre septembre 2019 et septembre 2020 », indique le magazine Gizmodo.
Les joueurs dépensent une monnaie propre à Roblox, les Robux, pour effectuer des micropaiements et personnaliser leur avatar, qui restera identique dans tous les jeux de la plateforme, ou pour payer des options, des configurations et des items numériques au sein de chacun des jeux. Dans Jailbreak, un joueur peut acheter un système stéréo virtuel pour sa voiture, tout aussi virtuelle, ou encore obtenir un VIP pass afin d’accéder à certains privilèges. Roblox vend de 80 Robux pour 1 dollar à 10 000 Robux pour 100 dollars ou bien, par abonnement Premium moyennant 4,99 dollars par mois, 450 Robux ainsi que l’accès à des avantages, des offres de réduction, et la possibilité d’acheter et vendre des items entre joueurs. Cette formule convient également aux parents dont les dépenses d’argent de poche de leurs enfants sont ainsi mensualisées. Lorsqu’un joueur dépense des Robux dans le métavers, Roblox prélève 48,8 % du montant de la transaction, qui serviront à payer les coûts opérationnels (25,7 %), la plateforme d’hébergement (14,4 %) et la recherche et développement (8,7 %). Les 51,2 % restants sont répartis entre le créateur du jeu (26,9 %) et les frais de traitement des paiements liés aux achats de Robux retenus par les magasins d’applications d’Apple, de Google, d’Amazon et de Microsoft (24,3 %). En 2020, Roblox a généré 35 % de ses revenus par la vente de Robux via l’App Store d’Apple et 19 % par la vente de Robux via le Google Play Store. À la majorité des revenus de l’entreprise, qui proviennent des transactions de Robux au sein des jeux, s’ajoutent des redevances publicitaires d’annonceurs comme Marvel, Disney ou encore Lego ainsi que des revenus de merchandising comme avec Toys’R’Us et Walmart. Preuve de la frontière poreuse entre les jeux vidéo et les réseaux sociaux, Roblox a organisé, les 13 et 14 novembre 2020, le concert virtuel du chanteur américain Lil Nas X, visionné par près de 33 millions de joueurs.
Du jeu vidéo au réseau social en réalité virtuelle, il n’y a qu’un pas. Fornite fait également figure de précurseur en matière de métavers. Jeu vidéo créé par Epic Games, Fornite rassemble 350 millions de joueurs à travers le monde, dont la majorité est âgée de 14 à 24 ans. Comme sur Roblox, les joueurs achètent des objets et des options avec une monnaie digitale propre au jeu, les V-bucks. En avril 2020, Fortnite a organisé, en plein confinement, cinq concerts virtuels du rappeur américain Travis Scott. Le chanteur est apparu sous la forme d’un avatar géant autour de 12 millions de personnes venues assister virtuellement au concert. Pour Olivier Mauco, président de l’entreprise Game in Society et docteur en science politique et game studies, « c’est le game as a service. On n’achète plus un produit culturel. Mais l’accès à un monde ou à un espace social ». Fort de ce succès, Fornite a également organisé dans son métavers un festival de cinéma, « Short Nite » ou encore une fête géante animée par des stars de la musique, « Party Royale ». « Surtout dans une époque comme maintenant, où se réunir ensemble physiquement est plus difficile, il est extrêmement important d’avoir ces expériences virtuelles. Nous pensons vraiment Fortnite comme une plateforme pour les expériences sociales connectées et pas seulement comme un jeu » expliquait en mars 2021 un dirigeant d’Epic Games à l’AFP.
Si Roblox et Fortnite utilisent leur propre monnaie interne, d’autres jeux vidéo, basés sur des blockchains, exploitent les propriétés des jetons non fongibles (NFT – voir La rem n°57-58, p.75) dans le cadre des transactions au sein du jeu et entre les joueurs. Ces