Modélisation informatique, à partir d’images numériques en 3D, d’un univers fictif ou d’un environnement réel. Cette technologie procure à l’utilisateur, équipé d’un casque avec lunettes 3D couvrant son champ visuel, la sensation de s’immerger dans cette simulation à 360°. Le spectateur peut interagir, par ses mouvements, au sein de cet espace virtuel, s’y mouvoir ou manipuler des objets qui s’y trouvent représentés.
La réalité virtuelle (RV) ne doit pas être confondue avec la réalité augmentée, technologie qui permet l’incrustation en temps réel d’images numériques dans le champ de vision déterminé par l’objectif d’une caméra ou d’un appareil photo. Expérience encore inédite pour beaucoup d’entre nous, la réalité virtuelle va infiniment plus loin puisqu’elle donne au porteur de l’interface ad hoc la sensation de « plonger » littéralement dans un autre univers à la fois visuel, sonore et même haptique (tactilo-kinesthésique, du grec qui signifie le toucher). Des recherches sont menées pour y ajouter les sensations liées à l’odeur et à la chaleur. « La réalité virtuelle doit parvenir à tromper le cerveau pour donner l’illusion qu’il est dans un monde réel», explique David Nahon, directeur du laboratoire d’immersion virtuelle de Dassault Systèmes.
L’avènement du numérique a permis de réaliser ce qu’imaginait déjà, dans les années 1950, l’Américain Morton Heilig. Ce réalisateur de documentaires inventa le Sensorama Simulator, cabine servant à visionner un film en relief et en stéréophonie, en l’occurrence un trajet à motocyclette dans New York, avec en plus des sensations olfactives, thermiques et vibratoires. « La RV est le premier média qui ne réduise pas le champ de l’esprit humain » selon la formule de Jaron Lanier, l’un des pionniers de la réalité virtuelle et vulgarisateur de ce concept. En 1985, cet informaticien américain fonda VPL Research (VPL pour Visual Programming Language), première société à commercialiser des visiocasques et des gants spéciaux, comme le DataGlove, inventé quelques années auparavant par Thomas Zimmerman, un autre précurseur dans le domaine de la réalité virtuelle.
Les applications de réalité virtuelle sont restées longtemps cantonnées à l’usage des professionnels – militaires, industriels ou chercheurs – ayant notamment recours aux simulateurs pour des mises en situation d’exercices, de procédés de fabrication ou d’expériences diverses. Après une succession d’échecs commerciaux au cours des décennies 1980 et 1990, le marché des casques de réalité virtuelle est resté très limité, avec moins de 200 000 casques vendus dans le monde en 2014. Néanmoins, le grand public pourrait se laisser séduire grâce à une qualité graphique des applications proposées, grandement améliorée et un prix de vente plus abordable, 200 euros en moyenne. En mars 2014, le rachat par Facebook de la start-up californienne Oculus VR, développant un casque de réalité virtuelle pour jeux vidéo, moyennant 2 milliards de dollars (voir La REM n°32, p.51), a créé l’événement. « Un jour, nous pensons que ce type de réalité augmentée immersive fera partie du quotidien de milliards de personnes », avait déclaré alors Mark Zuckerberg, PDG de Facebook.
Les principaux acteurs de l’électronique grand public, ainsi que de nombreux groupes internet, envisagent désormais la réalité virtuelle comme étant le prochain relais de croissance, à la faveur de la baisse des coûts de production des éléments, comme l’accéléromètre, le gyroscope et l’écran à très haute définition, intégrés dans les smartphones. Fin 2015-début 2016, de nouveaux modèles sont attendus, comme une version plus légère du casque Gear VR de Samsung (basé sur la technologie Oculus), pour un prix divisé par deux, soit 99 dollars ; le PlayStation VR (anciennement baptisé Morpheus) de Sony, commercialisé avec dix jeux ou le HTC Vive du groupe américain Valve, détenteur de la plate-forme de jeux Steam, associé au fabricant taïwanais de smartphone HTC.
Déjà célèbre, l’Oculus Rift arrivera sur le marché en 2016 à un prix probablement supérieur à 300 dollars, tandis que les fabricants, à l’instar de Dell et Asus, vont commercialiser des micro-ordinateurs « Oculus Ready ». Le groupe Microsoft, quant à lui, a conclu un partenariat afin qu’Oculus Rift soit compatible avec son système d’exploitation Windows 10. Concernant les contenus disponibles, Oculus a annoncé divers partenariats. Seront notamment proposés le très populaire jeu Minecraft et la plate-forme de jeux Twitch (groupe Amazon), ainsi que des vidéos filmées à 360° à la faveur d’une alliance avec les services de streaming Netflix et Hulu. En outre, l’application Oculus Video (anciennement Oculus Cinema) permettra de regarder une centaine de films avec les casques Gear VR et Rift.
De son côté, Google investit dans la réalité virtuelle en perfectionnant son kit Cardboard, petite boîte en carton dans lequel se glisse un smartphone, lancée en 2014 et vendue, contre une vingtaine de dollars, à plus d’un million d’exemplaires. Les développeurs ont déjà créé des centaines d’applications spécifiques. Sortie en mai 2015, la nouvelle version de l’application Cardboard compatible avec les systèmes d’exploitation Android et iOS coûte 4 dollars et l’application YouTube pour Android permet, depuis juillet 2015, de visionner des vidéos filmées à 360° avec ce casque de réalité virtuelle.
Afin d’amener progressivement le grand public à se familiariser avec les innovations futuristes promises par la réalité virtuelle, Facebook propose, depuis septembre 2015, de visionner des vidéos à 360° sur le fil d’actualité du réseau social depuis un ordinateur, ainsi que sur un smartphone, grâce à une nouvelle application fonctionnant avec Android, en changeant simplement l’inclinaison de l’appareil. Comme en rêve Mark Zuckerberg, la réalité virtuelle généralisera demain cette conception de la « présence à distance » pour communiquer, travailler en groupe, assister à un spectacle, consulter un médecin ou encore suivre une formation. Selon les prévisions de la Deutsche Bank, environ 1,5 million de casques Oculus Rift seront vendus en 2016. Cette même ambition de susciter la demande se retrouve chez Google lorsque le groupe internet investit, en 2014, avec l’équipementier en téléphonie mobile Qualcomm, plus de 540 millions de dollars dans la start-up Magic Leap, spécialisée dans la réalité augmentée, superposition d’images de synthèse sur des images réelles. « Articuler ensemble le réel et le virtuel pour projeter la conscience de soi dans un monde qui n’existe pas sera la clef de voûte du succès de cette industrie », selon Rony Abovitz, patron de Magic Leap.
« La joie surprenante de la réalité virtuelle et pourquoi elle est en train de changer le monde », titrait en couverture l’hebdomadaire américain Time en août 2015. Si le premier secteur concerné est naturellement celui du jeu vidéo, la réalité virtuelle trouvera également une infinité de débouchés commerciaux auprès du grand public dans de nombreux secteurs économiques tels que le cinéma, notamment documentaire, la télévision, la communication à distance, le tourisme, le sport, la publicité, ainsi que l’information. Au-delà de ses déclinaisons ludiques, riches en sensations fortes (voler comme un oiseau au-dessus de Paris, flotter en apesanteur dans un vaisseau spatial…), cette technologie invite les professionnels de l’image à concevoir un mode de narration inédit.
Pionnière dans l’usage de la réalité virtuelle pour raconter des histoires vraies, la journaliste et documentariste Nonny de la Pena a présenté Project Syria au Forum économique mondial de Davos en janvier 2014. Réalisé à partir d’images et de sons enregistrés sur place, mélangés à des images de synthèse et construit à partir d’authentiques témoignages de civils, ce documentaire raconte la vie quotidienne dans une ville syrienne en guerre. Souvent cité en exemple pour l’effet de compassion qu’il suscite, Project Syria propose une reconstruction du réel, dans laquelle le spectateur muni d’un casque de réalité virtuelle se meut par de simples mouvements de tête. Selon Nonny de la Pena, la réalité virtuelle est « un medium qui peut enlever le filtre du journalisme et laisser les gens être les témoins de leur propre histoire ». Au festival parisien Futur en Seine, en juin 2015, le groupe France Télévisions a présenté The Enemy, un documentaire en réalité virtuelle qui installe le spectateur au milieu d’un face-à-face entre un combattant israélien et un combattant palestinien, représentés sous forme d’hologrammes, interviewés par le photojournaliste Karim Ben Khelifa qui les a vraiment rencontrés in situ. Ce prototype de programme audiovisuel sera appliqué, à terme, à huit autres conflits actuels. Présenté en janvier 2015 au festival américain de Sundance, Vice News VR : Millions March s’apparente à un reportage d’actualité. Produit par le pure player d’information Vice News et réalisé par le cinéaste Spike Jonze, il montre les manifestations qui ont eu lieu dans les rues de New York à la suite des violences policières de Ferguson. Tourné avec un système de caméras à 360°, le film parvient à retransmettre l’intensité de l’événement, en offrant aux spectateurs la possibilité de le suivre sous tous les angles, via l’application ad hoc VRSE, avec un casque Cardboard de Google. Sur un autre registre, France Télévisions a retransmis des matchs du tournoi de tennis de Roland-Garros en 2015, en direct et en vidéo à la demande, via l’application RG 360, permettant aux fans équipés d’un casque CardBoard ou Gear VR de suivre les échanges comme s’ils en étaient l’arbitre.
Expérience certes sans précédent pour faire « vivre » l’information, la réalité virtuelle soulève néanmoins un certain nombre de questions, comme le souligne Tom Kent, professeur à l’Université Columbia et médiateur éditorial d’Associated Press, dans un article publié en août 2015 sur la plate-forme Medium : « Jusqu’à quel point la réalité virtuelle est-elle censée être réelle ? Où se situe la ligne entre l’événement réel et la licence artistique du producteur ? Est-ce que le journalisme en réalité virtuelle est supposé être l’événement lui-même, une conception artistique de l’événement ou quelque chose de l’ordre d’un récit historique « inspiré de faits réels » ? »
Tom Kent ajoute : « La réalité virtuelle est en passe de devenir une technologie très puissante pour garder et influencer le public consommateur de news. Mais si les producteurs se concentrent seulement sur l’optimisation de la technologie ou à créer de l’empathie pour les personnages, la crédibilité du journalisme en réalité virtuelle va être menacée. Une compréhension commune de ce qui est éthiquement acceptable en termes de technique et ce qui a besoin d’être divulgué au spectateur peuvent faire partie des moyens pour préserver le futur de la réalité virtuelle comme un outil journalistique légitime. »
La réalité virtuelle ne vient pas d’inventer ce « journalisme d’immersion » que ses adeptes promeuvent. Il est certes trop rarement appliqué mais n’est pas nouveau. Paru en 2010 et récompensé par de nombreux prix, l’ouvrage Quai de Ouistreham résultant d’un travail d’enquête sur le terrain mené par la journaliste Florence Aubenas – se faisant passer durant six mois pour une femme de ménage – est un exemple de témoignage au plus près de la vie des travailleurs précaires. Développer l’empathie et l’émotion des spectateurs constituerait l’apport majeur de la réalité virtuelle. Dans un simulacre de réalité, l’exploitation des sentiments n’est pas davantage synonyme de compréhension que dans le monde réel. Informer relève de la difficulté de mettre en perspective, de prendre du recul, de souligner les éléments de contexte qui échappent au cadre de l’image. Face à l’engouement que suscite dorénavant l’arrivée de toute nouvelle technologie dite « disruptive », porté par un plaidoyer marketing intense de la part de ses promoteurs, la considération des enjeux par une prise de distance s’impose. Toute narration constitue un point de vue et la réalité virtuelle propose une nouvelle forme de témoignage, mais toujours reconstruit et mis en scène. Cette innovation technologique, assez « bluffante » par la sensation d’immersion au cœur de l’événement qu’elle procure, ouvre assurément de nouveaux horizons dans le traitement de l’information. Cependant, elle comporte une part de risque que seule l’éthique professionnelle, en l’occurrence la déontologie journalistique la plus communément consacrée, permettra seule de contourner, à l’instar de toute autre technique de captation ou de reconstitution du réel.
Sorti en 1999, le film EXistenZ de David Cronenberg, qui sème le trouble auprès des spectateurs en jouant sur la confusion entre le réel et le virtuel, s’apparente à une prophétie. « Nous avançons à tâtons dans un monde dont nous ne connaissons pas les règles, expliquait le réalisateur américain. Pour moi, toute réalité est virtuelle, alors on peut choisir sa réalité. »
Sources :
- « Réalité virtuelle : Facebook rachète Oculus Rift pour 2 milliards de dollars », Eureka Presse, zdnet.fr, 26 mars 2014.
- « An ethical reality check for virtual reality journalism », Tom Kent, Medium.com, august 31, 2015.
- « La Syrie comme si vous y étiez : faire du journalisme avec la réalité virtuelle », Claire Richard, rue89.nouvelobs.com, 29 septembre 2014.
- « La réalité virtuelle entre dans le monde réel », Paul Molga, Les Echos, 7 avril 2015.
- « Journalisme : quelle éthique en réalité virtuelle ? », Barbara Chazelle, Méta-Média, meta-media.fr, 2 septembre 2015.
- « Facebook veut apporter la réalité virtuelle dans les smartphones », Flore Fauconnier, journaldunet.com, 15 septembre 2015.
- « Sony donne le coup d’envoi aux jeux de réalité virtuelle », Sandrine Cassini, Les Echos, 18-19 septembre 2015.
- « Facebook ajoute des vidéos à 360 degrés à son fil d’actualité », AFP, tv5monde.com, 24 septembre 2015.
- « Oculus Rift, PlayStation VR, HTC Vive : ce que l’on sait des casques de réalité virtuelle », Morgane Tual, LeMonde.fr, 25 septembre 2015.
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