Magnats des médias, de Citizen Kane à Elon Musk De quoi les influenceurs sont-ils capables ?

et Rémi Devaux

Les médias et le réel

Névrose

Le rachat de Twitter par Elon Musk a fait couler beaucoup d’encre. En particulier sur l’ambition idéologique de son repreneur, soucieux d’abolir toute forme de censure. Un pari fou.

« Dès avril, rappelait Alexandre Picquart dans Le Monde, Yishan Wong, un ancien dirigeant du forum Reddit, avait prédit « un enfer » à M. Musk. Il est « naïf » de croire que « le meilleur antidote aux mauvaises idées est d’autoriser le débat et l’arrivée de meilleures idées », avait-il écrit. Pourtant connu pour abriter des forums pornographiques ou nazis, le très libertarien Reddit a, comme ses homologues, progressivement été forcé de modérer, car le « débat en ligne entre des masses de gens » engendre « des volumes abusifs d’activité violant les règles sur le spam ou le harcèlement, déclenchant parfois des dommages dans le monde réel ». » Et le journaliste de conclure : « Sincère dans son « absolutisme », M. Musk va désormais devoir le confronter au réel. »1

Les visées idéologiques des patrons de presse, leur incidence sur les institutions par la promotion de tel ou tel discours, de telle ou telle figure, de telle ou telle faction, agitent autant les journalistes que les chercheurs en sciences humaines et sociales. Or, comme le suggèrent les errements d’Elon Musk, ce n’est pas tant la visée idéologique des éditeurs qui est en cause que la complexité, voire la pathologie, de leur rapport au réel. Dit autrement, ce qui caractérise la fonction sociale d’un éditeur est moins son penchant idéologique, aussi explicite soit-il, que le projet démiurgique et souvent inconscient d’influencer, de perturber, le réel. Ce travers s’est amplifié avec la numérisation.

LA FONCTION SOCIALE D’UN ÉDITEUR EST MOINS SON PENCHANT IDÉOLOGIQUE QUE LE PROJET DÉMIURGIQUE ET SOUVENT INCONSCIENT D’INFLUENCER LE RÉEL

Ainsi le métier d’influenceur est-il devenu explicite, soulevant un débat sur sa régulation. S’y ajoute désormais l’intelligence artificielle (IA) qui fait s’alarmer jusqu’à Elon Musk soi-même : « La recherche et le développement de l’IA devraient être recentrés sur la fabrication de systèmes puissants et à la pointe de la technologie, plus précis, plus sûrs, interprétables, transparents, robustes, alignés, dignes de confiance et loyaux. En parallèle, les développeurs d’IA doivent travailler avec les décideurs politiques pour accélérer considérablement le développement de systèmes robustes de gouvernance de l’IA. »2

Les médias sont des objets de connexion au réel. C’est à ce titre, plus qu’aux revenus qu’ils engendrent ou au service d’une idéologie, qu’ils sont convoités par ceux qui les dirigent. La question est alors de savoir quelle relation le sujet – le journaliste, l’éditeur, le patron de presse, le magnat qui accumule les titres et les audiences, et maintenant le concepteur de logiciels – entretient avec cet objet.

Protocoles éditoriaux

Pour les psychanalystes, à commencer par Freud, la relation d’objet intervient à chaque fois qu’entre en jeu la notion de réalité. Elle est en cause dans l’interaction du sujet avec tout ce qui n’est pas lui, ce qui commence par la séparation de sa mère et se poursuit avec ce que Lacan nomme le grand Autre ou, plus prosaïquement, le public. Elle donne lieu à une littérature fournie sur le statut de l’objet, du sein maternel au phallus, et sur les diverses obsessions qu’il nourrit.

les éditeurs fétichisent et manipulent des protocoles éditoriaux

Néanmoins, s’agissant des médias et du grand Autre auquel ils donnent accès, la relation d’objet renvoie à la nature symbolique du protocole éditorial. Elle interroge sur cette fonction, celle de publier, de rendre signifiants et accessibles à des récepteurs anonymes des messages élaborés en privé. La thèse de cet article est que les éditeurs, quelles que soient leur audience et leur organisation interne, fétichisent et manipulent des protocoles éditoriaux. Et c’est parce qu’ils intriguent es qualités, intuitu personae et à grande échelle, que les magnats fascinent et électrisent l’opinion.

Qu’est-ce alors qu’un protocole éditorial ? C’est l’ensemble des opérations séparant l’accumulation d’informations élémentaires de leur consommation par le récepteur final. Lequel voit bien que ce process existe et sert à lui faire signifier le message reçu. L’identification de l’émetteur, le dévoilement et la mise en circulation du message, sa contextualisation sont autant de fonctions du protocole éditorial qui concourent à la signification3. Lacan évoque l’image d’un barrage, d’une usine hydroélectrique installée sur un fleuve et qui, soudain, produit un effet de sens : « Le personnage inculte qui la voit pense que c’est peut-être le génie du courant qui se met à faire des farces à l’intérieur et transforme l’eau en lumière ou en force. […] Bien qu’il y ait toute cette énergie avant, néanmoins, une fois l’usine construite, personne ne peut contester qu’il y a une différence sensible, non pas simplement dans le paysage, mais dans le réel. L’usine ne s’est pas construite par l’opération du Saint-Esprit. Plus exactement, elle s’est construite par l’opération du Saint-Esprit, et si vous en doutez, vous avez tort. »4

avec la dématérialisation l’usine existe encore, mais on peine à la voir

Du temps de la publication sur des supports matériels, le consommateur assimilait l’usine à l’élaboration du support. Le journal papier identifiait la presse, la distinguant de la radio ou de la télévision, qui avaient elles aussi leur support. Le patron de presse était ce Saint-Esprit en qui l’on pouvait croire, ou pas, ou dont on voulait s’assurer qu’il ne fût pas malin. Sa maîtrise de l’usine rassurait et inquiétait à la fois. Avec la dématérialisation et la dissémination des outils de publication, l’usine existe encore, mais on peine à la voir. Elle se cache dans les algorithmes de recommandation. Twitter s’emballe, tel un réacteur nucléaire. Les cassandres de l’IA prédisent l’accident majeur.

le journal papier identifiait la presse, la distinguant de la radio ou de la télévision

Parce qu’il crée du sens perturbant le réel, un protocole éditorial peut être très désirable, voire addictif, effréné. La soif de publier, d’influencer, d’exister au-dehors de soi, vire alors à l’obsession. Or, qu’est-ce qu’un obsessionnel ? Pour Lacan, « c’est en somme un acteur qui joue son rôle et assure un certain nombre d’actes comme s’il était mort. […] On le voit dans une sorte d’exhibition où il s’agit pour lui de montrer jusqu’où il peut aller dans l’exercice, qui a tous les caractères d’un jeu. […] Le jeu se déroule devant un Autre qui assiste au spectacle. Lui-même n’y est que spectateur, la possibilité même du jeu et le plaisir qu’il y prend résident là. Par contre, il ne sait pas quelle place il occupe, et c’est ce qu’il y a d’inconscient chez lui. »5

Cette part d’inconscient, de jeu narcissique avec le réel agite tous les influenceurs. Jusqu’à Michel Houellebecq qui vient de s’exhiber dans un film qu’il a aussitôt voulu faire interdire. Cependant, la figure du magnat des médias fascine bien davantage, car son pouvoir touche aux institutions. La mort que l’obsession veut tromper est d’abord celle de ces usines identifiées à leur fondateur, puis, l’âge venant, celle du fondateur en personne.

la nouveauté des réseaux sociaux est qu’ils font de chaque utilisateur un éditeur-influenceur

Les errements d’Elon Musk suivant le rachat de Twitter illustrent ce jeu infernal dans lequel il ne sait « quelle place il occupe » et exhibe à tout-va son inconscient débridé. Quitte à essuyer des rappels à l’ordre. Comme on va le voir, ce tropisme est déjà présent chez ses devanciers, que ce soit William Randolph Hearst ou Rupert Murdoch. La nouveauté des réseaux sociaux est qu’ils font de chaque utilisateur un éditeur-influenceur, soumis au démon des algorithmes. Les revirements d’Elon Musk sur Twitter, suivis de ses éclats sur l’intelligence artificielle, poussent cette tendance au paroxysme.

Cadrage institutionnel

La dimension objectale des médias et les névroses de leurs agents sont le propre des ordres d’accès ouvert, autrement dit des sociétés modernes soumises à l’État de droit où règne l’anonymat6. Car, dans les sociétés féodales – fussent-elles contemporaines –, les relations personnelles sous-tendent la désignation des élites. Ici, nul besoin de médias : la société est passive, les rituels de la Cour personnifient les Grands. La Bastille ou le goulag accueillent les réfractaires.

Mais dans les pays où prévaut l’égalité en droit, la nature impersonnelle des relations sociales fait de chacun un anonyme, un invisible dans la société qui, pourtant, doit choisir ses commerçants et ses élites. Les médias, comme l’illustrent les Illusions perdues, concourent à établir la notoriété, autrement dit la personne publique identifiée, reconnue, commercialement, artistiquement ou politiquement éligible dans une société d’anonymes. C’est là que surgissent les externalités croisées, les résonances entre médias facteurs de notoriété. Le magnat des médias les accumule et s’érige en faiseur de rois. Du moins le croit-il.

Pour exercer ce rôle et servir ses intérêts, il lui faut établir des relations féodales au sein de l’État de droit, à savoir monnayer de la médiatisation contre des allégeances, des exclusivités, des exceptions aux règles. Aux États-Unis, on appelle ça un boss. Hearst a excellé dans ce genre. Un boss des médias se doit de contester les règles, de fustiger les élites en disant incarner un peuple imaginaire. Cette dérive populiste, au sens de Jan-Werner Müller7, est la contrepartie de la fonction économique et institutionnelle des médias. Le boss ne défend pas une idéologie spécifique, il use du populisme pour imposer son rôle et éloigner sa mort. À moins, bien entendu, que le réel ne le rattrape.

Le plus souvent, ceci advient lorsqu’un courant d’opinion s’oppose à ces abus et trouve dans une presse ou des médias concurrents des relais efficaces. Ce fut le cas d’Henry Luce, patron de Life et de Fortune, qui plaida, contre la presse de Hearst, en faveur de l’entrée en guerre de l’Amérique dès février 1941. Ou de Katharine Graham – oui, une femme –, patronne du Washington Post, qui publia les Pentagon Papers dénonçant le mensonge d’État sur la guerre du Vietnam. Le boss du New York Times avait préféré passer. En règle générale, la dérive populiste instaurée par les bosses nourrit un courant légitimiste qui profite aux médias fidèles aux institutions, lesquelles s’adaptent in fine à ces errements. Cette tendance s’étend aux nouveaux protocoles éditoriaux, ceux des réseaux sociaux et de l’intelligence artificielle.

Trois bosses

Hearst

Pour William Randolph Hearst, le fondateur de la presse moderne, la news est création du journaliste, autant dire de son patron qui fixe la ligne éditoriale. La sienne est d’être vu et entendu de tous. La biographie magistrale de David Nasaw8, qui souligne la dépendance inouïe du magnat envers sa mère, en donne mille exemples.

Hearst a 24 ans en 1887, lorsque son père devenu sénateur lui laisse le San Francisco Examiner, un titre confidentiel et déficitaire. Le fils se donne l’ambition d’élargir son audience en parlant à chaque citoyen. La formule est simple : exploiter les faits divers crapuleux. Titres chocs et commérages forment la ligne du journal. Autour des crimes, l’Examiner éclabousse la police, la justice, les élus locaux, décriant leur incompétence. En autopromotion permanente, il surjoue son rôle institutionnel : les criminels, lance-t-il, doivent désormais compter avec « l’invincible détermination de l’Examiner à les mener en justice ». Hearst affirme déjà son hubris des médias. L’argent de sa mère, légataire universelle de son époux, finance l’achat de ses nouveaux titres.

Durant la guerre hispano-américaine, son Morning Journal new-yorkais prône l’intervention à Cuba. Impuissant à obtenir la protection fédérale pour une rebelle cubaine, il charge un mercenaire d’organiser son évasion. Et son journal d’en faire le récit. Quand le Congrès décide enfin d’entrer en guerre, Hearst n’hésite pas à titrer « How do you like the Journal’s war ? » Son emprise sur le réel est prétendument sans limite.

hearst fait peu de cas de l’idéologie. seule compte l’agitation du réel, l’entretien de son influence

Pourtant, explique Nasaw, « Le Morning n’a rien à voir avec la guerre. Hearst tient davantage de la majorette que du faiseur d’opinion. [Le président] McKinley avait ses propres sources à Cuba. Il n’avait nul besoin du soutien de la yellow press dont il ignorait le contenu. »9 Hearst est la mouche du coche : il s’agite, le fait savoir et réclame aux chevaux son tribut.

Hearst fait peu de cas de l’idéologie. Seule compte l’agitation du réel, l’entretien de son influence. Omniprésent à Hollywood où sa maîtresse, la talentueuse Marion Davies, sera pendant trente ans son agent, il use de sa presse où officie Louella Parsons10 pour faire et défaire le star-system. En politique, il fait campagne, mais il échoue toujours à se faire élire. Ses journaux favorisent tantôt les Démocrates, tantôt les Républicains ; ils soutiennent la cause cubaine, la doctrine Monroe, publient Churchill, Mussolini, Hitler, puis se rallient sans barguigner à la guerre… Hearst signe les éditoriaux, il est son propre parti : « Il ne travaille pas avec les autres leaders réformistes, il ne les soutient pas. Il ne sait pas qui ils sont. M. Hearst ne fait pas partie d’un mouvement réformiste, il est tout simplement son propre mouvement. Ce n’est pas démocratique ; c’est autocratique, ploutocratique. M. Hearst est un boss. »11

Murdoch

Quand Hearst meurt en 1950, Rupert Murdoch a 20 ans. L’année suivante, il hérite des journaux de son père en Australie. En 2022, à 92 ans, News Corp, l’œuvre de sa vie, rassemble des titres de presse (parmi lesquels The Times, The Sun, The Wall Street Journal), des chaînes de télévision (Fox News) et des maisons d’édition anglophones. Les destins de Murdoch et de Hearst frappent par leur similitude.

Comme Hearst, Murdoch fait fortune dans la presse à sensation, terme qui traduit bien la relation d’objet. Mais, pour tout dire, chacun le sien : les tabloïds succèdent à la yellow press. Et si beaucoup redoutent l’influence politique de Murdoch, l’homme recherche avant tout l’audience, la hype. Travailliste quand Blair est à la mode, Murdoch joue les néoconservateurs outre-Atlantique. C’est un boss dont l’intérêt des affaires est de rapprocher le monde anglo-saxon. Au-delà des clivages politiques, la presse Murdoch cherche à peser en imposant ses termes.

Au Royaume-Uni, il espionne les personnalités moins par idéologie que pour les scoops qui étanchent son obsession de l’audience. Tant que les écoutes visent des politiciens, des acteurs et autres célébrités, l’opinion se réjouit. Mais quand le réel se rebiffe avec la mise sur écoute de Milly Dowler, une adolescente disparue puis assassinée, le scandale est immense. L’affaire lui coûte News of the World, son tabloïd vedette. Tant pis, il y a toujours Fox News.

Avec Fox News, Murdoch s’adresse aux oubliés de la TV : les conservateurs américains. Il instaure alors un nouveau proto­cole éditorial : la news en direct incarnée par des présentateurs – hosts – qui en sont le média. Le choix de leur personnalité, de leur familiarité, de leur connivence avec le public, des pseudo-débats qu’ils animent rompt avec la sainte objectivité des news à l’ancienne. Le deus ex machina, ou plutôt son démon, s’appelle Roger Ailes. Du 11 septembre à l’enfance supposée musulmane d’Obama, il nourrit jour après jour l’idée d’une conspiration contre l’Amérique blanche. La formule cartonne et, en 2007, Fox News dépasse l’audience cumulée de CNN et MSNBC – ses deux principales rivales12. Mais la machine va dérailler. Le grain de sable s’appelle Donald Trump.

c’est l’arroseur arrosé : murdoch l’influenceur devient l’influencé. et son public, celui de trump, mène la danse

Trump s’adresse aux mêmes spectateurs que Murdoch. Si Fox cherche leur regard, Trump guigne leurs bulletins. Trump et Fox sont complémentaires, leur accord est gagnant-gagnant. Mais si le premier ment, calomnie, affabule, que doit faire le second ? Le désavouer pour préserver sa crédibilité ? « Doing that would be stupid. »13 Le soutenir pour consolider son audience ? « Terrible stuff, damaging everybody, I fear. Probably hurting, too. »14 Aucune décision n’est bonne pour Fox. Tant pis, Murdoch choisit de suivre son audience quitte à plomber sa responsabilité d’éditeur. C’est l’arroseur arrosé : Murdoch l’influenceur devient l’influencé. Et son public, celui de Trump, mène la danse.

Car Trump est son propre éditeur. Son audience – 80 millions d’abonnés – enfle sur les réseaux sociaux qui prennent Fox News en otage. Les opinions, provocations et mensonges de Trump sont repris par Fox tout au long de la campagne de 2020. L’objet de Murdoch devient incontrôlable. Sauf que, contrairement à Twitter, Fox News est légalement responsable de ses émissions. Dès lors, elle est traînée en justice pour avoir accusé de fraude les machines à voter dont les fabricants – Smartmatic et Dominion – s’estiment diffamés.
Cette affaire qui peut coûter à News Corp plusieurs milliards de dollars éclaire la souricière dans laquelle s’est engouffrée la chaîne. Elle s’en sort, côté Dominion, par une transaction à 787 millions de dollars. Suivie du licenciement du présentateur star, Tucker Carlson. Reste encore Smartmatic, mieux cotée que Dominion, donc plus gourmande. Quant aux réseaux sociaux dont seule l’audience et les annonceurs comptent, ils bannissent Trump après le putsch du 6 janvier, comme un titre de presse remercie un rédacteur.

Musk

Hearst et Murdoch se moquent à l’évidence de la vérité. Ils livrent les récits que leur public veut entendre. Yellow press, tabloïds et talk shows vendent du sensationnel. Le public le sait. Il en redemande. Elon Musk, lui, a le goût des croisades. Après avoir défendu, puis censuré le free speech, il s’est converti à la vérité. Sur Fox News – ça ne s’invente pas –, il maudit les IA génératives « entraînées à mentir », pour annoncer un « Truth GPT, une intelligence artificielle qui cherchera la vérité maximale et essaiera de comprendre la nature de l’univers »15. Comme dit Lacan, l’IA sera « l’opération du Saint-Esprit, et si vous en doutez, vous avez tort ».

musk à la différence de hearst et de murdoch se croit investi d’une mission

Il y a chez Musk une foi que l’on pourrait qualifier de « pascalienne » en la science. C’est un homme de pari. Construire les fusées qui enverront l’homme coloniser l’espace. Décarboner la planète avec des voitures électriques. Accélérer le savoir par des machines à penser. À la différence de Hearst et de Murdoch, il se croit investi d’une mission. Sauver l’homme par la science et la technique. Ses fusées, ses voitures et leurs usines respectives – l’usine SpaceX de Hawthorne (CA), les megafactories Tesla – sont conçues comme autant de médias. Elles sont au service de sa vision, la propagent dans le réel16. L’usage compulsif de Twitter à propos de ses affaires lui vaut de comparaître pour manipulation de cours de Bourse. Le plus fou est qu’en plaidant la bonne foi – il a agi de manière « imprudente » et « précipitée »17 – il se trouve relaxé. Dès lors, il peut s’offrir Twitter et le remodeler à son image. Hélas, le réel lui joue des tours.

D’abord, parce qu’on ne lui fait pas confiance. « Dieu est malin, mais il est honnête » dit encore Lacan. Elon Musk n’est pas Dieu. Aussi les pouvoirs publics s’inquiètent-ils des conflits d’intérêts entre Twitter, Tesla, SpaceX et NeuraLink. Ce qui est en cause est moins la sincérité du boss que son intérêt à biaiser les algorithmes pour jouir d’externalités croisées, de synergies entre Twitter et ses actifs industriels. Et cela, au détriment de concurrents ou d’investisseurs.

Ensuite, parce que ses croisades ont des effets pervers. Les médias sociaux font de chacun un éditeur, un influenceur en puissance. Les humeurs de monsieur Tout-le-Monde, souvent affublé d’un pseudonyme, y côtoient la communication des institutions, des organisations, des personnalités influentes. Celles-ci, pour se distinguer de la masse des anonymes, se sont vu octroyer par la plateforme un badge (en forme d’hirondelle ou coche bleue), certifiant ainsi leur notabilité. Auraient-elles utilisé Twitter sans cela ? Car, dans les faits, ce badge est un protocole éditorial : il garantit l’identité, la qualité, la responsabilité de l’émetteur. Or, Musk le missionnaire croit qu’il peut en faire une marque pour tous : la coche bleue, décide-t-il, sera vendue à quiconque pour 8 dollars par mois.

Mais l’opération est un flop. Car la démocratisation du badge signe la destruction de son protocole éditorial. Dès lors, les usurpations pullulent. Un compte SpaceX arborant la coche bleue déclare que la firme se reconvertit dans l’action contre la faim. Un compte certifié de Donald Trump reconnaît la victoire de Biden, « un type chouette et un grand leader ! »18 

C’est le chaos. Les annonceurs s’enfuient. Les notables ayant profité du badge comme d’un statut d’éditeur s’offusquent de devoir le payer. Beaucoup désertent. Les anonymes et escrocs de tout poil se ruent sur l’hirondelle ou, plutôt, sa dépouille. La coche bleue s’est muée en « badge de la honte »19.

Qu’à cela ne tienne, le réseau n’est pas mort. Musk, le parieur qui innove à tâtons, va prendre acte du fiasco et retrouver un protocole. En attendant, l’agitation continue.

Pour conclure

Les médias sont des usines, des machines à fabriquer du sens. Bien entendu, la société en a besoin pour se coordonner et faire tourner l’ordre social. Depuis le XVIIIe siècle, elles n’ont cessé de progresser, propageant la connaissance, le droit, les interactions sociales, les transactions et les marchés. Mais ces machines, ces boîtes noires, sont aux mains de ceux qui les construisent et les opèrent, lesquels en usent plus ou moins frénétiquement.

Cette agitation étonne et, parfois sidère, tant elle côtoie l’absurde. À l’image de Citizen Kane, elle se prête elle-même à la mythification. Mais elle trompe rarement. Car, au fond, ce qui frappe, c’est bien moins l’idéologie des grands influenceurs que leurs hantises, leurs intérêts croisés, leurs défaillances, leur agitation morbide autour de l’objet-usine. Le public n’est pas dupe ; au contraire, il jubile. Pas de pouvoir, pas de célébrité sans ragots. Pas de machination sans justicier. Cette frénésie obsessionnelle, compulsive, hystérise quotidiennement les médias. Jusqu’aux réseaux sociaux dont les influenceurs sortis du rang sont désormais mis au ban.

un robot ne parle pas. il donne le change. il agrège des signifiants

Viennent alors les robots, les IA génératives. Leur nouveauté est qu’elles fabriquent du sens, non pas en capturant le réel, mais en collant des éléments ramassés sur la Toile. On ne peut pas savoir qui parle car, en fait, il n’y a personne. Ou plutôt il y a tout le monde : former un ChatGPT requiert des milliards d’écrits glanés en ligne – certains sous copyright –, des instructeurs dictant au logiciel ce qui convient ou non20, des centaines d’ingénieurs. Fût-il tenu pour « conversationnel », un robot ne parle pas. Il donne le change. Il agrège des signifiants, selon des critères de pertinence. Parler est le propre de l’homme. Pas d’humain, pas d’inconscient, pas d’obsessionnel auquel identifier la machine. Et donc, pas de protocole éditorial.

éditeur compulsif, musk taxe chatgpt de « woke » et pour cause, l’algorithme ne doit fâcher personne

Qu’à cela ne tienne, on va leur en trouver ! Les Chinois ont d’ores et déjà annoncé que les robots devaient à tout le moins porter les valeurs socialistes21. Xi a parlé. Nul doute que son public, rompu au sens caché des détours sémantiques, saura en faire son miel. Quant aux États de droit, ils tâtonnent. Éditeur compulsif, Musk taxe ChatGPT de « woke » et pour cause, l’algorithme ne doit fâcher personne. Ainsi peut-il lancer le mythe du robot dont il sera l’ingénieur : la machine à dire vrai. Il parlera au travers d’elle. On peut en rire et, pourtant, c’est un protocole éditorial. Y croira bien qui veut, Musk déclare une intention, il appose sa caution, sa marque sur la machine. Les autres moteurs d’IA devront s’y adapter.

Sources :

  1. Sur Twitter, voir Alexandre Picquard, « Elon Musk fait le rude apprentissage de la modération des contenus », Le Monde, 8 décembre 2022.
  2. « La lettre ouverte choc qui met en garde l’humanité contre le danger de l’intelligence artificielle », Les Échos, 30 mars 2023.
  3. Olivier Bomsel et al., Protocoles éditoriaux, qu’est-ce que publier ? Armand Colin, 2013.
  4. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, 1956-57. Seuil, 1994, p. 46.
  5. op. cit., p. 27.
  6. Douglass C. North, John Joseph Wallis, Barry R. Weingast, Violence et ordres sociaux, Gallimard, 2010. L’opposition entre ordres d’accès ouvert et États naturels ou féodaux est au cœur de cette théorie.
  7. Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Premier Parallèle, 2016.
  8. David Nasaw, The Chief : The Life of William Randolph Hearst, Houghton Mifflin, 2013.
  9. op. cit., p. 132.
  10. Chroniqueuse mondaine dite aussi la « Vipère d’Hollywood ».
  11. David Nasaw, op. cit., p. 206.
  12. Jim Rutenberg, « How fox chased its audience down the rabbit hole », The New York Times, 10 avril 2023. https://www.nytimes.com/2023/04/06/magazine/fox-dominion-jan-6.html
  13. Murdoch cité par le New York Times, Ibid.
  14. Ibid.
  15. Florian Dèbes, « Elon Musk esquisse une intelligence artificielle de la « vérité maximale » », Les Échos, 18 avril 2023. https://www.lesechos.fr/tech-medias/intelligence-artificielle/elon-musk-esquisse-une-intelligence-artificielle-de-la-verite-maximale-1935916
  16. Ashlee Vance, Elon Musk : Tesla, SpaceX, and the quest for a fantastic future, Ecco, 2017, Biographie.
  17. Propos rapportés par son avocat, voir « À San Francisco, Elon Musk se défend d’accusations de fraude devant le tribunal », Le Monde avec l’AFP, 21 janvier 2023.
  18. Matt Novak, « 15 Fake Verified Twitter Accounts causing absolute chaos right now», Gizmodo Australia, 11 novembre 2022.
  19. Expression usitée sur Twitter pour parler de la coche bleue.
  20. Ces instructeurs – dits « étiqueteurs » – sont au cœur de l’apprentissage par renforcement avec retour humain (RLHF), technique sur laquelle repose les IA génératives de texte.
  21. Simon Leplâtre, « En Chine, les robots conversationnels au diapason des « valeurs socialistes » », Le Monde, 18 avril 2023. 
Professeur d’économie, directeur de la Chaire d’économie des médias et des marques à Mines Paris - PSL et auteur, notamment, de Les Damnés de la paix, PUF, 2023.

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