Microsoft – Activision : la fusion ne menace pas (vraiment) la concurrence

Accords de distribution de Call of Duty avec toute la planète du jeu vidéo, débats sur la concurrence potentielle et orthodoxie des approches concurrentielles, incertitudes sur l’avenir du cloud gaming… finalement, Microsoft va s’emparer d’Activision.

La campagne présidentielle qui a conduit Joe Biden à la présidence des États-Unis a été animée, entre autres, par un débat de fond sur les règles de concurrence et leur inadaptation au nouvel environ­nement numérique, là où les Big Tech parviennent à tirer les prix vers le bas, objectif assumé de toute politique de concurrence, sans pour autant que la compétition entre services soit renforcée (voir La rem n°54, p.68). Au contraire, les effets de réseau et les économies d’échelle conduisent même les Big Tech à assécher la concurrence, une approche défendue par Lina Kahn, promue ensuite à la tête de la Federal Trade Commission (FTC). Un changement de doctrine s’est alors imposé, même s’il avait déjà été amorcé sous le mandat Trump (voir La rem n°56, p.65). Désormais, les conséquences probables de la prise de contrôle de services ou de groupes non encore en position dominante sont évaluées afin d’interdire ex ante des rapprochements qui peuvent, ensuite, faire surgir des problèmes de concurrence, à l’instar du DMA européen quand il s’applique aux gatekeepers (voir supra). Ce changement de doctrine renverse de fond en comble les approches qui dominaient jusqu’alors au sein des autorités de régulation. Ces dernières ont toujours sanctionné ex post les atteintes portées à la concurrence. En sanctionnant ex ante, la charge de la preuve par les autorités de régulation est, en revanche, bien plus complexe, car il s’agit bien d’anticiper avec un haut degré de probabilité les conséquences potentiellement néfastes qui restent, lors de la décision sur l’opération, tout à fait hypothétiques.

À cet égard, l’annonce du rachat d’Activision par Microsoft le 18 janvier 2022 pour quelque 70 milliards de dollars (voir La rem n°60, p.67) aura été l’occasion de tester cette nouvelle doctrine. En effet, l’opération est bien conduite par l’une des entreprises dites « Big Tech » aux États-Unis et concerne le rachat de l’un des plus grands éditeurs de jeux vidéo au monde. Elle doit permettre à Microsoft de s’imposer comme le numéro 3 mondial du jeu vidéo, derrière le chinois Tencent et le japonais Sony. Partant, elle ne fait pas émerger un groupe en position dominante dans le jeu vidéo, pas plus qu’elle ne porte fondamentalement atteinte à la concurrence sur les principaux marchés du jeu vidéo actuel : celui des consoles, des licences phares et du jeu sur mobile, au moins telle que la doctrine historique l’entendait. Ainsi, en mars 2023, l’opération était autorisée en deux semaines seulement par l’autorité de la concurrence du Japon, patrie du groupe Sony, qui n’a pas même jugé nécessaire de lancer une enquête approfondie. Or, cette opération menace clairement les acteurs japonais du jeu vidéo. Sony, le leader des consoles haut de gamme avec la PlayStation, est directement en concurrence avec la Xbox de Microsoft. Le Japon abrite également Nintendo, l’autre géant du marché des consoles, cette fois à destination d’un public plus familial, que l’offre de cloud gaming de Microsoft pourrait à terme remplacer en supprimant auprès du plus grand nombre la nécessité de s’équiper d’un terminal dédié (voir La rem n°56, p.73). Mais l’antitrust japonais a statué au regard des règles concurrentielles déjà éprouvées.

Pourtant, avant le Japon, l’autorité de la concurrence britannique, la CMA (Competition and Market Authority) avait émis de sérieux doutes sur les conséquences du rapprochement entre le fabricant de la Xbox et l’immense catalogue de jeux d’Activision. Le 15 septembre 2022, elle lançait une enquête approfondie sur le rachat d’Activision par Microsoft, arguant qu’un tel rapprochement, s’il conduit à proposer en exclusivité les licences phare d’Activision sur la Xbox, risquait de pénaliser Sony et sa PlayStation. La CMA britannique s’inquiétait aussi des conséquences potentiellement néfas­tes du rapprochement sur le marché naissant du cloud gaming, où Microsoft est en position dominante avec son service Game Pass. En effet, le contrôle d’un catalogue important, dont la licence de référence sur le marché du jeu vidéo, Call of Duty, pourrait bien empêcher à de nouveaux entrants de s’imposer. La CMA britannique semblait alors sensible aux arguments du groupe Sony qui, lors de l’enquête sur le rachat d’Activision au Brésil, avait affirmé que la licence Call of Duty était à ce point populaire qu’elle pouvait, à elle seule, influencer les choix des acheteurs de consoles. Sauf que l’autorité brésilienne de la concurrence n’a pas retenu cette objection et a autorisé le rachat en octobre 2022, soulignant que « Nintendo ne s’appuie pas sur des contenus d’Activision Blizzard pour être compétitif sur le marché ». Sony peut donc en faire autant. L’argument de l’exclusivité est donc fragile, sauf à considérer que Call of Duty est l’exception à la règle, puisque Sony réserve lui aussi certains de ses jeux les plus populaires (The Lats of us, God of war) à sa seule PlayStation, comme Nintendo le fait avec Zelda ou Mario Bros. Finalement, Microsoft pourrait, au pire, chercher à reproduire avec Activision ce que les groupes japonais pratiquent depuis toujours, à savoir l’association d’une console avec un panel de jeux en exclusivité.

Cette même tentation existe chez Microsoft, qui a payé très cher l’absence d’un catalogue de jeux vidéo en exclusivité, ce qui a pénalisé les ventes de sa Xbox. C’est pour y remédier que Microsoft avait, en 2020, racheté ZeniMax, un groupe contrôlant le studio Bethesda, une référence dans le jeu vidéo (voir La rem n°56, p.73). Depuis, Microsoft a fait passer certaines licences de Bethesda en exclusivité afin de renforcer l’attrait de la Xbox et du Game Pass. C’est d’ailleurs-là tout le paradoxe du rachat de Bethesda par Microsoft. C’est parce que Sony s’apprêtait à signer avec Bethesda sur de nouveaux jeux en exclusivité pour sa console, notamment le jeu Starfield, que Microsoft a accepté de débourser 7,5 milliards de dollars à seule fin de bloquer l’exclusion progressive de sa Xbox du marché dit des jeux « system sellers », ceux qui justifient à eux seuls l’achat d’une console quand ils lui sont rattachés par une exclusivité. Mais Starfield n’est pas Call of Duty, ce sur quoi Sony est revenu inlassablement auprès des autorités de la concurrence. Et la CMA britannique a si bien entendu cet argument qu’elle a proposé, lors de la présentation des résultats de son enquête approfondie le 8 février 2023, de retirer Call of Duty de la transaction, si elle devait autoriser cette dernière.

Afin d’éviter une exclusion de Call of Duty, qui justifie une grande part de la valeur d’Activision, Microsoft a misé sur une stratégie de partenariats visant à rendre disponible la licence phare dans le plus grand nombre d’environnements possibles. Après avoir proposé de laisser Call of Duty trois ans de plus à Sony suite au rachat, Microsoft a finalement proposé un engagement sur dix ans tout en élargissant l’offre de distribution à Nintendo, l’autre grand fabricant de consoles. Nintendo a accepté et devient ainsi l’un des gagnants d’une opération qui ne le concerne pas. La même stratégie de distribution tous azimuts de Call of Duty a été inaugurée dans le cloud gaming grâce à des partenariats avec Steam, GeForce Now (le service de cloud gaming de Nvidia), l’opérateur britannique EE, l’ukrainien Boosteroid et le taïwanais Ubitus. Mais cela n’aura suffi qu’en partie. Fin mars 2023, la CMA estimait en effet qu’il n’est pas dans l’intérêt de Microsoft de réserver une exclusivité sur Call of Duty à la Xbox, car il se vend en Europe quatre fois plus de PlayStation que de Xbox. En ajoutant les ventes à venir sur la console Nintendo, le renoncement aux revenus de Call of Duty pour le seul bénéficie de la Xbox serait donc très conséquent. En revanche, la CMA est restée inflexible sur le cloud gaming.

La CMA a rendu son avis définitif le 26 avril 2023 et a opposé son veto à l’opération au motif que les risques de préemption du marché du cloud gaming par Microsoft sont très élevés. Certes, le Game Pass, avec 60 % de parts de marché, s’est déjà imposé vis-à-vis des autres services concurrents et affiche presque 30 millions d’abonnés, dont une partie joue déjà en streaming, mais il s’agit d’un nombre très limité de joueurs. Car, dans le jeu vidéo en ligne, les usages et la concurrence se sont développés d’abord sur le marché du téléchargement de jeux quand, dans le cloud gaming, l’adossement à une entreprise disposant de larges serveurs est essentiel – ce qui est le cas de Microsoft. En y ajoutant des licences phares en exclusivité, le verrouillage du marché du cloud gaming est une possibilité. Sauf que ce marché est presque inexistant. Donc la CMA interdit une opération majeure parce qu’elle peut conduire à terme à une situation de monopole sur un marché dont on ne sait pas à l’avance comment il se développera et, pour cette raison, elle interdit à Microsoft de riposter à Sony sur le marché bien réel des consoles où les terminaux sont adossés à des jeux en exclusivité, même si Microsoft a fait savoir que la licence Call of Duty n’était pas concernée par cette stratégie. Et ce refus est formulé malgré les accords de distribution décennaux signés avec les principaux acteurs du marché du cloud gaming. À l’évidence, les décisions qui relèvent d’une analyse sur les conséquences probables pour la concurrence sont fragiles, comme le montre cet exemple d’opération entre deux géants où, pourtant, la taille des acteurs ne soulève aucun doute sur la nature des enjeux concurrentiels.

Cette fragilité de la décision de la CMA n’a donc pas mis fin à l’ambition de Microsoft. Après les autorisations brésilienne, chinoise et japonaise, restaient donc deux verdicts essentiels : ceux de l’Europe et des États-Unis, les deux autres grands marchés du jeu vidéo. La Commission européenne a ouvert une enquête approfondie le 8 novembre 2022, un mois après que Microsoft lui eut notifié l’opération de rachat d’Activision. Elle s’est interrogée sur les risques concurrentiels sur le marché des consoles, du cloud gaming et aussi des systèmes d’exploitation, Windows équipant l’essentiel des PC adaptés au jeu vidéo. Le 15 mai 2023, la Commission européenne a décidé d’autoriser le rachat en proposant une analyse radicalement différente de la CMA. La Commission européenne considère en effet que les engagements décennaux de distribution de Call of Duty sur les services concurrents de cloud gaming confèrent des « avantages significatifs pour la concurrence et les consommateurs » et participent ainsi à l’ouverture du marché du jeu vidéo, jusqu’alors caractérisé par des politiques d’exclusivité dont les premiers initiateurs sont Sony et Nintendo. La Commission européenne a également mis en avant une concession obtenue auprès de Microsoft sur la portabilité des licences Activision, Microsoft s’engageant à permettre aux acheteurs d’un jeu Activision de retrouver leur licence sur n’importe quel service de streaming qu’ils souhaiteraient utiliser. Cette concession, qui a participé à convaincre la Commission européenne de ne pas bloquer l’opération, a été ensuite brandie par Microsoft qui l’a étendue au monde entier comme gage de sa bonne volonté.

Aux États-Unis, en effet, la Federal Trade Commission (FTC) doute sérieusement de la bonne volonté de Microsoft et rappelle sans cesse que le groupe avait pris ce type d’engagements auprès de la Commission européenne lors de la prise de contrôle de Bethesda, engagements qu’il n’a pas tenus complètement puisque certains jeux sont depuis distribués en exclusivité sur la Xbox et le Game Pass. Or l’opération Microsoft – Activision Blizzard devait être clôturée le 18 juillet 2023, avant que la FTC n’ait pu organiser un procès. Pour éviter un tel scénario, la FTC a donc saisi un tribunal californien pour suspendre l’opération le temps que le procès ait lieu. La première confrontation entre Microsoft et la FTC s’est déroulée à San Francisco, du 22 au 29 juin 2023, et s’est soldée par un échec de la FTC. Le 11 juillet 2023, le tribunal de San Francisco a décidé de ne pas bloquer l’opération, considérant que les pratiques d’exclusivité dénoncées par la FTC existaient avant que Microsoft n’envisage l’opération et que les accords décennaux ont plutôt tendance à favoriser une plus grande ouverture du marché du cloud gaming et davantage de concurrence sur le marché des consoles. Le tribunal américain défend donc une position proche de celle de la Commission européenne et conteste la nouvelle doctrine de la FTC sur les risques potentiels pour le concurrencer. Sony en a pris acte et a trouvé un accord de distribution de Call of Duty avec Microsoft dans la foulée de la décision du tribunal américain.

Avec une autorisation de rachat accordée au Japon, en Chine, aux États-Unis, même si un procès est toujours possible, et dans l’Union européenne, Microsoft avait alors la presque assurance de pouvoir s’emparer d’Activision. Il lui restait à trouver les moyens de faire revenir la CMA britannique sur sa décision, d’autant que celle-ci s’est retrouvée très isolée après le jugement du tribunal californien. C’est donc pour infléchir la position britannique que Microsoft a annoncé, le 22 août 2023, avoir trouvé un accord avec Ubisoft, l’éditeur français de jeux vidéo, pour lui céder les droits de distribution du catalogue d’Activision sur le marché du cloud gaming, à l’exception du marché européen. Autant dire que le nouveau propriétaire des droits n’a plus aucun intérêt commercial à privilégier le seul Game Pass. Prenant acte de cette nouvelle alliance, la CMA a donc décidé de rouvrir une enquête. Ses conclusions étaient attendues le 18 octobre 2023 mais, dès le 13 octobre, la CMA confirmait à son tour qu’elle donnait l’autorisation de rachat d’Activision par Microsoft après avoir reçu des engagements précis sur un transfert des droits des jeux dans le cloud gaming, au profit d’Ubisoft, pour une période de quinze ans. Quant aux cours en Bourse d’Ubisoft, il flambera si, et seulement si, le marché du cloud gaming dans le jeu vidéo se développe fortement, l’annonce du partenariat portant sur des conséquences économiques potentielles et non sur des recettes déjà réelles. D’où, là encore, la difficulté qu’il y a à prédire les conséquences exactes d’opérations sur des marchés embryonnaires, ce qui souligne combien les nouvelles approches réglementaires risquent d’être de plus en plus contestées. Aux États-Unis comme au Royaume Uni, Microsoft a d’ailleurs dénoncé une posture idéologique plus qu’une approche fondée sur une connaissance précise des marchés.

Sources :

  • Woitier Chloé, « Le jeu se complique pour la fusion Microsoft-Activision », Le Figaro, 16 septembre 2022.
  • Richaud Nicolas, « Rachat d’Activision : la licence Call of Duty au centre des débats », Les Échos, 14 octobre 2022.
  • Madelaine Nicolas, « Bruxelles veut peser sur l’achat d’Activision par Microsoft », Les Échos, 9 novembre 2022.
  • Richaud Nicolas, « Microsoft offre des gages pour le rachat d’Activision », Les Échos, 8 décembre 2022.
  • Le Billon Véronique, « Jeux vidéo : le bras de fer est engagé entre Microsoft et l’antitrust américain », Les Échos, 12 décembre 2022.
  • Madelaine Nicolas, « Londres reste ferme sur le rachat d’Activision par Microsoft », Les Échos, 9 février 2023.
  • Woitier Chloé, « Rachat d’Activision : Microsoft gagne des alliés », Le Figaro, 23 février 2023.
  • Richaud Nicolas, « Rachat d’Activision : le vent tourne en faveur de Microsoft », Les Échos, 31 mars 2023.
  • Woitier Chloé, « Call of Duty, World of Warcraft et Candy Crush jouent leur avenir devant l’antitrust anglais », Le Figaro, 24 avril 2023.
  • Richaud Nicolas, « Londres met son veto au mégarachat d’Activision par Microsoft », Les Échos, 27 avril 2023.
  • Woitier Chloé, « Londres bloque la fusion Microsoft-Activision », Le Figaro, 27 avril 2023.
  • Schmitt Fabienne, « Bruxelles autorise le rachat d’Activision par Microsoft », Les Échos, 16 mai 2023.
  • Woitier Chloé, « Bruxelles approuve la fusion Microsoft-Activision », Le Figaro, 16 mai 2023.
  • Richaud Nicolas, « Rachat d’Activision : les points clés du procès du siècle dans le jeu vidéo », Les Échos, 3 juillet 2023.
  • Godeluck Solveig, « La justice américaine autorise Microsoft à avaler Activision », Les Échos, 12 juillet 2023.
  • Richaud Nicolas, « Microsoft trouve un accord avec Sony pour Call of Duty », Les Échos, 18 juillet 2023.
  • Woitier Chloé, « Microsoft s’allie à Ubisoft pour sauver sa mégafusion avec l’éditeur de jeux Activision », Le Figaro, 23 août 2023.
  • Richaud Nicolas, « Le rachat d’Activision par Microsoft fait les affaires d’Ubisoft », Les Échos, 23 août 2023.
  • Woitier Chloé, « Jeux vidéo : Microsoft attendu au tournant avec le lancement de l’ambitieux Starfield », Le Figaro, 5 septembre 2023.
  • Devos Olivier, « Jeux vidéo : Microsoft va pouvoir finaliser le rachat de l’éditeur de Call of Duty », AFP, tv5monde.com, 13 octobre 2023.
  • Richaud Nicolas, « Microsoft finalise son rachat à 75 milliards de dollars d’Activision », Les Échos, 16 octobre 2023.