États-Unis : TV vs SVOD ; SVOD vs YouTube ?

Fin de la télévision linéaire, segmentation et hausse des tarifs de la SVOD… le marché américain se réorganise après la vague low cost des premières offres de streaming. Mais YouTube s’impose déjà sur le petit écran comme une alternative.

Lancé d’abord aux États-Unis, Netflix y produit ses effets beaucoup plus tôt : le cord-cutting, le phénomène de désabonnement des Américains aux chaînes payantes et onéreuses du câble a atteint un point de non-retour. C’est Disney, le premier groupe de médias américain, qui a signifié le début de la fin de la télévision. En effet, Bob Iger, replacé à la tête du groupe en novembre 2022 (voir La rem n°64, p.77), a officialisé pour la première fois l’existence d’une « réflexion stratégique » sur les chaînes du groupe – qu’il s’agisse du réseau ABC, des chaînes thématiques NatGeo (National Geographic) et Fox ou de la chaîne sportive ESPN. Lors de la présentation des résultats trimestriels le 9 août 2023, Bob Iger a envisagé une ouverture du capital d’ESPN, une référence dans le sport aux États-Unis, la chaîne ayant longtemps été considérée comme un « must have ».

Or, son monopole est progressivement battu en brèche par les services de streaming qui investissent dans les droits sportifs, ainsi d’Apple TV+ avec le football européen (Major League Soccer) ou d’Amazon et de YouTube avec le football américain (National Football League). Quant aux chaînes classiques de télévision, les offres linéaires par opposition à la vidéo à la demande, « elles ne sont peut-être pas essentielles ». Ces activités-là de Disney sont en effet en décroissance (- 7 % sur un an) ; leurs coûts baissent moins vite que le chiffre d’affaires, puisque les profits qu’elles génèrent reculent plus rapidement (- 23 % sur un an).

Les chaînes linéaires sont en réalité victimes d’une double peine : structurelle avec le phénomène de cord-cutting pour la partie payante des offres et conjoncturelle ou structurelle sur le marché publicitaire, selon les points de vue, parce que la télévision résiste de moins en moins bien aux offres numériques, surtout en cas d’arbitrages de la part des annonceurs quand la croissance économique globale est faible. Mais, au-delà de ces indicateurs écono­miques, les usages de la télévision attestent autrement de ce grand tournant : selon une étude de Nielsen, les Américains ont pour la première fois, en juillet 2023, passé moins de la moitié de leur temps devant la télévision à regarder les programmes des chaînes pour privilégier les services de vidéo à la demande.

Les pratiques nouvelles proposées par YouTube et Netflix, d’abord sur les écrans des PC, ont donc basculé sur le petit écran, bastion historique des chaînes de télévision qui s’est désormais connecté à l’internet. La télévision linéaire ne représente plus que 49,6 % du temps passé devant le poste (29,6 % pour les chaînes payantes, 20 % pour les chaînes gratuites) quand la consommation de programmes à la demande augmente de manière continue avec Netflix (8,5 % du temps passé devant la télévision), Hulu (3,6 % du temps), Amazon Prime Video (3,4 %) et Disney+ (2 %). YouTube s’arroge 9,2 % de la consommation de programmes depuis le téléviseur : il fait donc mieux que Netflix.

Ce dernier chiffre souligne que la mort annoncée des chaînes linéaires de télévision ne correspond pas nécessairement à la victoire incontestée du streaming vidéo tel que l’a imaginé Netflix – une approche que Disney, Paramount ou Warner Bros. Discovery ont depuis copiée. YouTube pourrait bien l’emporter et la SVOD n’est pas seule, comme l’étaient les chaînes auparavant, à monopoliser l’attention des Américains. L’enjeu est de taille puisque le modèle économique de la SVOD (Subscription VOD) et, dans une moindre mesure, de l’AVOD (Adverstising VOD), est loin d’être stabilisé. En effet, la plupart des services sont déficitaires, et le marché est mature, avec plus de 80 % des foyers abonnés aux États-Unis, ce qui signifie que le nombre d’abonnés n’augmente plus et que leur rétention devient essentielle pour les services. Ces derniers doivent donc continuer à investir dans des programmes phares tout en augmentant le prix de leurs abonnements pour équilibrer leurs comptes, avec le risque d’entraîner ainsi des désabonnements en cascade. C’est tout l’enjeu, par exemple, pour Disney+.

Le service, lancé en 2019, est présenté comme l’avenir du groupe pour ses activités de distribution de programmes, mais il subit des pertes énormes : 4 milliards de dollars en 2022 (exercice clos le 1er octobre 2022), 1 milliard de dollars au premier semestre 2023… Quant aux chaînes dont la vente est envisagée, elles sont encore rentables, même si leur avenir est incertain. Afin d’échapper à ce cercle vicieux où le développement des offres de streaming contribue encore plus à affaiblir les chaînes linéaires et à pénaliser les finances du groupe, Disney a donc procédé à un repositionnement de son service de streaming vidéo. Bob Iger, à l’origine de son lancement, a ainsi reconnu lors de la présentation des résultats trimestriels, en août 2023 : « nous avons développé cette activité très vite, avant même d’avoir pu comprendre quelle devait, ou pouvait être notre stratégie de prix ». Face à Netflix qui bénéficiait de la prime au premier arrivé, Disney+ a en effet été facturé à un prix très attractif, seulement 6,99 dollars par mois, deux fois moins cher que Netflix à l’époque (voir La rem n°53, p.67). Il s’agissait de conquérir très vite les abonnés pour pouvoir bénéficier d’économies d’échelle, sur le modèle de Netflix.

La taille du parc d’abonnés, mondialisé, doit autoriser des prix bas malgré des investissements conséquents dans des superproductions. Grâce à cette stratégie, Disney+ a gagné très vite beaucoup d’abonnés et en comptait un peu plus de 150 millions au début de l’été 2023, sans que cela évite les pertes de semestre en semestre pour le service. Le groupe a donc décidé de changer son modèle d’affaires en augmentant progressivement le prix de son service sans pour autant sacrifier une partie de sa base d’abonnés. Même avec un tarif d’abonnement deux fois plus élevé, le coût de l’abonnement à la SVOD reste en effet très inférieur aux coûts auparavant constatés sur les chaînes du câble aux États-Unis. Le prix de l’abonnement à Disney+ est donc passé aux États-Unis à 13,99 dollars, soit le double du prix de lancement en 2019, et presque le double du prix encore proposé en décembre 2022, à 7,99 dollars. La hausse est massive et s’apparente à une stratégie de montée en gamme revendiquée de l’offre de Disney+. Toutefois, pour conserver un prix d’entrée attractif capable de sécuriser le parc historique des premiers abonnés, Disney+ a choisi, à la suite de Netflix, de faire aussi une offre financée en partie par la publicité. Lancée en décembre 2022 sur le marché américain, cette offre est toujours au tarif de 7,99 dollars par mois. Baptisée Disney+ Basic, elle oblige l’abonné à regarder chaque heure deux minutes de publicité. Cette segmentation de l’offre vise donc clairement à facturer plus cher dans l’ensemble le coût d’accès à Disney+, une stratégie qui peut sembler paradoxale au moment où la concurrence entre les services de SVOD n’a jamais été aussi vive puisque chacune des majors a répondu à Netflix avec le lancement de son offre maison (voir La rem n°59, p.69). Disney contraint encore ses abonnés, à la suite de Netflix, en supprimant le partage des comptes à partir du 1er novembre 2023 au Canada, avant d’étendre la mesure à d’autres pays en 2024. Car Netflix, comme Disney+ qui l’imite, et tous les nouveaux services de SVOD sont confrontés au dilemme de la rentabilité. Ils sont contraints d’augmenter en même temps leurs tarifs même si la hausse du prix de l’abonnement à Disney+ est de très loin la plus élevée. Mais le groupe semble être à part sur le marché de la SVOD dans la mesure où il dispose d’un catalogue important et de franchises exceptionnelles qui lui confèrent un avantage compétitif certain.

Longtemps Disney a régné en maître sur la télévision américaine parce que le marché avait une structure oligopolistique classique, les distributeurs contrôlant la facturation au consommateur final et rémunérant très correctement les studios pour leurs programmes, puisque le taux de marge avoisinait les 30 % pour les producteurs. Ces derniers, en cédant leurs droits à Netflix, sur les fonds de catalogue dans un premier temps, ensuite pour des programmes premium, ont ouvert la voie à la multiplication des offres de streaming et à leur enrichissement : le coût d’entrée sur le marché était très faible pour ces nouveaux agrégateurs en ligne, ce qui a fragilisé leur modèle économique et fragilise désormais en retour les studios, car leurs acheteurs ont de moins en moins de moyens. Ils commencent donc à tailler dans leurs coûts et à augmenter le tarif des abonnements avant, probablement, de se résoudre à accepter des opérations de fusion-concentration. Les survivants seront ceux qui sauront gérer le passage de la phase d’hyper-croissance portée par Netflix dans les années 2010 à celle de structuration et de concentration du marché autour de quelques acteurs. En la matière, Netflix est exemplaire, car il est le seul service de SVOD à afficher des bénéfices aux États-Unis au premier semestre 2023.

Netflix est original dans le paysage de la SVOD, car c’est le seul pure player né comme agrégateur et qui a dû, ensuite, développer ses propres studios afin de sécuriser des exclusivités à des tarifs aussi compétitifs que possible. En effet, les grands studios ont provoqué une surenchère sur le prix des droits quand ils ont réalisé combien la SVOD menaçait le marché des chaînes du câble américain (voir La rem n°38-39, p.55). Depuis, les originals sont sa marque de fabrique et leur accumulation a permis de constituer un catalogue capable de rivaliser avec celui des majors (voir La rem n°53, p.67). Netflix a donc pour lui l’avantage de l’ancienneté : sa notoriété est acquise, ses séries phares connues et il a pu financer son catalogue dans une période d’hyper-croissance où lever des fonds était plus facile qu’aujourd’hui. Désormais, il s’engage sur la rentabilité de ses offres vis-à-vis de ses actionnaires. Netflix impose à ses abonnés une gamme tarifaire avec des paliers qui feront accepter une augmen­tation des coûts sans provoquer des résiliations en cascade. Netflix revendiquait, début juillet, 238 millions d’abonnés, bien plus donc que Disney+ (le groupe Disney ajoute au parc d’abonnés de Disney les abonnements à Hulu pour rattraper Netflix). Ce nombre d’abonnés est en augmentation chez Netflix après une année de baisse prononcée en 2022 liée à l’émergence d’une concurrence beaucoup plus diversifiée sur le marché américain. Netflix a, en effet, déployé une stratégie de tarification originale qui lui permet de faire accepter une progressive hausse du prix des abonnements.

Afin de ne pas sacrifier son offre d’entrée de gamme, Netflix a lancé, en décembre 2022, une offre de SVOD à bas prix, financée en partie par la publicité. Facturée 6,99 dollars par mois, l’offre avec publicité de Netflix conserve un tarif d’entrée de gamme inférieur à celui de son lancement en 2010, facturé alors 7,99 dollars. Cette expérience dégradée, le visionnage étant interrompu par des spots, doit inciter les abonnés à préférer les offres sans publicité. En effet, la suppression de la publicité a été l’un des arguments commerciaux de la SVOD à son lancement. Les abonnés sont donc censés se tourner vers l’offre Essentiel (9,99 dollars, accès limité en nombre d’écrans) ou les offres Premium. Netflix a pu néanmoins constater la rentabilité de son offre de publicité, un abonné Netflix avec publicité rapportant plus qu’un abonné à l’offre Essentiel. Les deux offres sont en effet séparées par une différence tarifaire de seulement 3 dollars. En conséquence, Netflix a supprimé l’offre Essentiel aux États-Unis en juillet 2023, les premiers abonnements sans publicité étant facturés 15,49 dollars par mois (Standard) ou 19,99 dollars par mois (Premium) soit, comme Disney, le double du prix de lancement il y a désormais plus de dix ans. Ce faisant, Netflix renforce l’intérêt commercial de son offre avec publicité, qui n’avait recruté que 10 millions d’abonnés sur un total de 238 millions au premier semestre 2023. Elle est très rentable et il ne faudrait pas que Disney ou Amazon Prime Video deviennent la destination privilégiée des investissements publicitaires dans la VOD au détriment de Netflix. La suppression du compte Essentiel souligne mieux son côté d’entrée de gamme.

À cette stratégie de segmentation s’ajoute une politique de restriction sur le partage des comptes, Netflix estimant que 100 millions de comptes étaient partagés par ses quelque 230 millions d’abonnés début 2023. Mise en œuvre en mai 2023, la suppression du partage de comptes doit inciter ceux qui profitaient de Netflix sans y être abonnés à opter soit pour l’option avec publicité, soit à payer plus. Dans ce dernier cas, c’est le foyer qui souhaite conserver le droit de partager son compte avec un proche qui est facturé 7,99 dollars par mois en plus. Cette stratégie s’est révélée bénéfique pour Netflix, qui a vu son parc d’abonnés augmenter. Reproduite par Disney+, elle est toutefois risquée : la nécessité de payer toujours plus comme l’émiettement des offres entre les différents services de SVOD pourraient bien conduire certains abonnés à préférer d’autres services en accès libre, avec des formats vidéo très différents.

L’étude Nielsen souligne que, outre le succès de Netflix, YouTube s’est aussi imposé sur le téléviseur des Américains et il devance tous les services de SVOD. Et YouTube est essentiellement gratuit même s’il propose des services payants, comme YouTube Premium, dont le tarif d’abonnement a lui aussi été augmenté en août 2023 à 12,99 euros par mois. Or, sur YouTube, les téléspectateurs regardent certes des programmes de télévision mais aussi des formats courts, des clips, des formats globalement divertissants et relativement courts comparés aux séries et aux films. Certes, les vidéos sur YouTube peuvent être considérées comme très longues comparées aux vidéos TikTok ou aux Reels d’Instagram. Mais, pour l’instant, c’est d’abord YouTube qui s’impose sur le téléviseur, et le service est en train de rattraper les chaînes sur le marché publicitaire de la télévision aux États-Unis. Cette évolution du marché publicitaire est loin d’être sans conséquences pour les services de SVOD qui ont construit leur offre en association avec les studios. YouTube se passe en grande partie du catalogue des studios et dispose d’une offre gigantesque de vidéos à très bas coûts, même si le groupe investit dans les droits sportifs comme le ferait une chaîne classique de télévision. Demain, TikTok pourra peut-être reproduire le même exploit avec ses vidéos, là encore produites pour l’essentiel par des presque inconnus et « offertes » au service dans l’espoir d’être vues par le plus grand nombre. Cette rupture pourrait bien remettre en question le nouvel équilibre que les services de SVOD tentent actuellement d’imposer aux États-Unis, où l’augmentation des tarifs des services de SVOD et le développement des recettes publicitaires doivent à terme sécuriser le financement des programmes, comme à la bonne époque des networks et des câblos. Sinon, la SVOD, concurrencée par YouTube et TikTok, pourrait bien devenir une activité chroniquement déficitaire que seuls des groupes ayant les moyens de valoriser autrement le service pourront encore financer : Amazon Prime Video sert en effet à vendre des chaussettes, ce que Jeff Bezos, le fondateur du groupe, avait expliqué à ses actionnaires ; Disney+ valorise des franchises que les parcs d’attractions et les licences auprès de la grande distribution permettent de valoriser ; Apple TV+ contribue au renforcement de l’environnement exclusif associé à l’iPhone et à l’AppStore. Netflix, HBO Max, Paramount+ ne bénéficient pas de cet avantage.

Sources :

  • Loignon Stéphane, « Netflix creuse l’écart avec ses rivaux sur le terrain de la rentabilité », Les Échos, 23 janvier 2023.
  • « Cinq millions d’utilisateurs devant les pubs Netflix », Le Figaro, 19 mai 2023.
  • Madelaine Nicolas, Le Billon Véronique, « Publicité : YouTube, un vrai concurrent sur la télévision du salon », Les Échos, 22 mai 2023.
  • Benedetti Valentini Fabio, « Netflix acte la fin du partage des mots de passe », Les Échos, 25 mai 2023.
  • Sallé Caroline, « Les dix travaux de Bob Iger pour restaurer la magie de l’empire Disney », Le Figaro, 10 juillet 2023.
  • Alcaraz Marina, Fouquet Claude, « Netflix conquiert à nouveau beaucoup d’abonnés », Les Échos, 21 juillet 2023.
  • Dugua Pierre-Yves, « Fragilisé, Disney augmente ses tarifs », Le Figaro, 11 août 2023.
  • Goulard Hortense, « En pleine crise, Disney augmente ses prix et réfléchit à vendre ses chaînes », Les Échos, 11 août 2023.
  • Sallé Caroline, « Les Américains préfèrent désormais le streaming aux chaînes traditionnelles », Le Figaro, 17 août 2023.
  • Loignon Stéphane, « Sur les plateformes de streaming, l’époque des prix bas est révolue », Les Échos, 23 août 2023.
  • Sallé Caroline, « Streaming : la fin de l’abondance à bas prix », Le Figaro, 18 septembre 2023.
  • Sallé Caroline, « Après Netflix, Disney+ met fin au partage de comptes », Le Figaro, 4 octobre 2023.
  • Sallé Caroline, « Netflix remanie la présidence monde de sa régie publicitaire », Le Figaro, 6 octobre 2023.