Les contrats risqués d’Eutelsat au Moyen-Orient 

Le déploiement de l’opérateur français de satellites Eutelsat au Moyen-Orient n’est pas sans poser des problèmes juridiques, éthiques et politiques : jusqu’où un opérateur de télécommunications, qui se prétend neutre, peut-il aller dans la fourniture de services à des régimes dictatoriaux et à des chaînes qui font la promotion de l’antisémitisme et des actions terroristes ? 

Depuis quarante ans, l’opérateur français de  satellites Eutelsat déploie ses activités vers le  Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, et se targue à présent d’être leader sur la région MENA (Middle East  and North Africa). Début 2024, 60 millions de foyers dans  la région sont équipés pour la réception directe d’un  millier de chaînes, dont plus de 360 chaînes arabophones, diffusées par les satellites de la flotte Eutelsat, en  particulier les satellites Eutelsat 7 West A et Eutelsat 8  West B. Les satellites Hotbird en position 13° East sont  définis comme des ponts entre l’Europe et le Moyen Orient, et un nouvel hotspot orbital est développé à 7°  East pour les audiences de l’Europe du Sud-Est, de la  Turquie, du Moyen-Orient, de l’Afrique subsaharienne et  de l’océan Indien. L’opérateur a des bureaux à Amman et à  Dubaï. Il affirme que ses services et son expérience ont  gagné la confiance d’un portefeuille croissant de clients, notamment des radiodiffuseurs, des opérateurs de  télécommunications, des fournisseurs de services internet  et des agences gouvernementales. Engagé dans le développement de l’accès universel aux réseaux numériques, il a  noué des partenariats avec des opérateurs de la région, notamment Gulfsat, Nilesat et Viewsat. Outre les chaînes  des diffuseurs d’État ou de service public – membres de l’ASBU (Union de radiodiffusion des États arabes) et dans  quelques cas de l’UER (Union européenne de radio télévision) –, on trouve parmi les clients directs ou  indirects d’Eutelsat des opérateurs privés de plateformes à  péage, des chaînes internationales d’information ou  encore des chaînes religieuses. Eutelsat a ainsi contribué à l’émergence d’un espace audiovisuel arabe, dont les  chaînes qataries du groupe Al Jazeera disposent de  l’audience la plus importante. 

Ce déploiement, dont l’encadrement juridique est  complexe et incertain, ne s’est pas fait sans aléas politiques, les capacités des satellites français ayant également  été convoitées par des régimes non démocratiques, par des opposants politiques à ces régimes, établis en Europe, mais aussi par les organisations de l’islam politique telles  que le Hezbollah, le Hamas, le Jihad islamiste, le régime  houthi du Yémen. La liste est longue des dossiers de  contentieux dans lesquels s’est retrouvé Eutelsat. En  2004, le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) a résilié  la convention de la chaîne Al-Manâr du Hezbollah. En 2010, le Conseil d’État puis le CSA ont demandé la  suspension de la chaîne du Hamas Al-Aqsa. Les démêlés  relatifs aux chaînes kurdes ont été nombreux et, en novembre 2016, l’opérateur a été condamné par le tribunal de commerce de Paris à rétablir la diffusion des chaînes Mednuce TV et Newroz TV interrompue à la  demande des autorités turques. À maintes reprises, Eutelsat s’est vu accusée d’avoir interrompu des chaînes  algériennes établies en France, en particulier depuis que  la législation algérienne exige que les liaisons montantes  se fassent à partir du territoire national. Plusieurs  dossiers relatifs aux chaînes iraniennes se sont également  succédé : mise en demeure par le CSA d’interrompre  la chaîne Sahar 1 en 2005, brouillage par l’Iran de BBC  Farsi de 2009 à 2013 et, de nouveau en 2022, sanctions  de l’Union européenne contre la chaîne anglophone Press TV de l’opérateur d’État IRIB (Islamic Republic of Iran Broadcasting) en 2012, puis de nouveau en  novembre 2022 et finalement sanctions contre l’IRIB  lui-même le 12 décembre 2022. Eutelsat a immédiate ment appliqué cette dernière sanction, et une agence de  presse islamiste iranienne en profita pour dénoncer une  atteinte à la liberté d’expression, tout en vantant les  chaînes internationales de l’IRIB (en huit langues  différentes) comme étant aussi « efficaces que nos drones  et nos missiles ». 

La nouvelle crise régionale ouverte par le pogrom mené  par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023 a mis de  nouveau en évidence les risques encourus par l’opérateur dans cette région. 

En mars 2022, la chaîne du Hamas est revenue sur le  satellite Eutelsat 8 West B, introduite par MyTV, client  d’Eutelsat, une plateforme de l’un des États du Golfe, non  identifié par l’opérateur. Le Comité Denis Diderot, un  réseau d’universitaires, experts et professionnels de  l’audiovisuel, constitué en mars 2022 pour lutter contre la  propagande belliciste sur les réseaux européens, a adressé  un signalement à l’opérateur et à l’Arcom le 12 octobre  2022. Eutelsat est intervenu auprès de MyTV, la chaîne a  été supprimée une semaine plus tard, remplacée par un  QR code conduisant à la page Telegram de la chaîne puis  par une chaîne nommée Yarmouk 2 TV, assez similaire à la  précédente. Le 27 décembre 2023, l’Arcom a publié une  mise en demeure intimant à Eutelsat de ne plus diffuser ces deux chaînes. L’Arcom indique avoir constaté que  certains programmes d’Al-Aqsa s’inscrivaient dans une  perspective militante antisémite et rappelle que le Hamas  est inscrit par l’Union européenne sur sa liste des organisations terroristes. Le 29 décembre apparaît sur l’Eutelsat 8 West B la chaîne Shehab News Agency, émise par une  agence réputée proche du Hamas. Interrogés par une  journaliste du magazine Capital, ni l’autorité ni l’opérateur n’ont souhaité faire de commentaire sur cette nouvelle  chaîne. Le magazine algérien L’Expression a, quant à lui, parlé de « chasse aux sorcières des télévisions pro-Hamas » et  accusé le Comité Diderot de délation. 

Al-Aqsa n’est pas la seule chaîne controversée dans le  contexte de la nouvelle guerre entre Israël et le Hamas. Le 13 décembre 2023, le Comité Diderot a publié un  rapport sur la chaîne libanaise de télévision Al Mayadeen, chaîne créée en 2012 par des journalistes dissidents d’Al  Jazeera, qui participe de la logique de l’« axe de résis tance » définie par l’Iran. Ce rapport montre comment la  chaîne et ses sites web diffusent des propos antisémites et  négation-nistes de l’Holocauste, avec des références  régulières aux écrits de Roger Garaudy. Les relevés et la  traduction du MEMRI (Middle East Media Research  Institute) permettent de vérifier que les programmes de la  chaîne font l’apologie du terrorisme en donnant régulière ment la parole, sous forme de tribunes ou d’interviews, aux dirigeants de diverses organisations terroristes islamistes (Hezbollah, Hamas, Jihad islamique palestinien, régime Houthi du Yémen), aux dirigeants iraniens et à des  personnalités faisant l’apologie du terrorisme. En  l’occurrence, le pogrom du 7 octobre 2023 contre la  population civile israélienne est immédiatement valorisé  en tant qu’acte majeur de « résistance », et le principal  leader du Hamas, Ismaël Haniyeh, est invité le jour même  à célébrer l’attaque. Les crimes commis par le Hamas  contre les civils se trouvent occultés, et les bombardements  et l’offensive israélienne à Gaza font l’objet de désinformation. De même, les services d’Al Mayadeen contribuent  dans le monde arabe et dans les populations arabophones  en Europe et aux États-Unis à la désinformation sur la  guerre d’agression de la Russie en Ukraine. La chaîne  entretient, par ailleurs, des relations avec la chaîne latino américaine Tele Sur lancée par Maduro, et a offert une  tribune régulière à Aleida Guevara, la fille du Che. 

Dans un premier temps, en novembre 2022, le Comité  Diderot avait alerté l’Arcom de la diffusion sur Al Mayadeen de la déclaration d’un leader houthi soutenant que les problèmes de l’Ukraine provenaient du  fait que son président est juif. En décembre 2023, des  éléments d’information, apportés par l’Arcom et par le  secrétaire général d’Eutelsat Group, ont permis de savoir que la chaîne est relayée par deux téléports italiens – dont  un, situé en Sardaigne, appartient à Eutelsat – vers deux  satellites Eutelsat (Hotbird 13G et Eutelsat 7 WestA). Depuis qu’en 2015 Al Mayadeen s’est fait exclure des  satellites Arabsat de la Ligue arabe, une fréquence sur le  satellite Eutelsat 36B est utilisée pour la transmission du  signal depuis le studio de la chaîne à Beyrouth vers les téléports italiens. En application des critères de la directive  SMA (services de médias audiovisuels), la chaîne relève  donc de la juridiction de l’autorité italienne des communications, l’AGCOM (Autorità per le garanzienelle communicazioni). L’Arcom a lancé une saisine auprès de sa consœur italienne et le Comité Diderot a transmis son  rapport de signalement au président de l’AGCOM, s’étonnant que Al Mayadeen ne figure pas sur le registre  des chaînes diffusées par satellite autorisées par l’Autorité  en application de l’article 18 du décret législatif italien n° 208/2021. 

Le 6 décembre 2023, Giacomo Lasorella, président de  l’AGCOM, a écrit au Comité Diderot pour confirmer que  la chaîne n’avait fait aucune demande d’autorisation et que, dès lors, il lançait une procédure d’investigation. Il  précise que, suite à la réception de la lettre de l’Arcom, l’Autorité a immédiatement alerté ses organes de police, pour vérifier l’emplacement exact des liaisons montantes, afin d’établir toute juridiction italienne et de procéder aux  dispositions prévues par le décret législatif n° 208/2021, règlement national mettant en œuvre la directive  2018/1808/UE sur les services de médias audiovisuels. Au moment où nous écrivons ces lignes, près de deux mois  après la lettre de Giacomo Lasorella, malgré l’absence  patente d’autorisation en Italie et donc malgré le caractère  illégal de sa diffusion, la chaîne est toujours bien en place  sur les satellites français et accessible sur internet. 

Le Comité Diderot a également appelé l’attention de  l’Arcom et d’Eutelsat sur les chaînes diffusées par les  chaînes du régime houthi du Yémen, en particulier la  chaîne Al-Masirah. Cette chaîne répand le discours du  régime, antiaméricain et antisioniste mais également  foncièrement antisémite, l’expression « Malédiction sur les  Juifs! » faisant partie de l’hymne du régime. Al-Masirah  soutient le Hamas, célèbre le pogrom du 7 octobre 2023  comme un acte de résistance et, bien entendu, promeut les  attaques contre les navires traversant le détroit de Bab al Mandab.Àce jour,rien n’indique que l’autorité française a  instruit le dossier relatif à cette chaîne. 

La guerre entre le Hamas et Israël a également été  l’occasion d’un débat sur la chaîne israélienne i24NEWS, propriété de Patrick Drahi. Les propos de certains  dirigeants israéliens ou d’invités de la chaîne ont choqué  de nombreux observateurs, soit pour leur racisme anti arabe, soit pour la virulence des propos bellicistes à  l’encontre du Hamas, voire de la population palestinienne  dans son ensemble, comme le souligne l’ordonnance de la  Cour internationale de justice du 26 janvier 2024. Depuis le 3 janvier 2024, la chaîne n’est plus diffusée vers  l’Europe et elle a également interrompu ses diffusions sur le satellite Astra de la SES luxembourgeoise. 

Ces différents dossiers mettent en évidence divers problèmes éthiques, juridiques ou, parfois plus simplement, de transparence minimale, posés par le déploiement  d’Eutelsat en dehors de l’Europe.