Vivendi après Lagardère : un géant et trois groupes cotés

En s’emparant de Lagardère, Vivendi devient un géant européen des médias. Mais il annonce déjà sa séparation en trois groupes distincts, dont le périmètre souligne les enjeux futurs pour ses différents médias.

En autorisant sous conditions la prise de contrôle de Lagardère (voir La rem n°65-66, p.46), la Commission européenne a donné à Vivendi les moyens de s’imposer comme un géant des médias en Europe. Avec la vente effective de Gala au Groupe Figaro le 21 novembre 2023, Vivendi est autorisé depuis cette date à exercer son contrôle sur le groupe Lagardère dont il détient 59,74 % du capital, aux côtés de Qatar Holding LCC (11,52 % du capital) et de Financière Agache (7,97 %, par ailleurs structure de contrôle de LVMH). Cette prise de contrôle change en profondeur la nature du groupe Vivendi, qui double presque son chiffre d’affaires annuel – lequel passe de 9,6 milliards à 17 milliards d’euros, le rapprochant ainsi du géant allemand des médias, le groupe Bertelsmann, seul acteur européen des médias disposant d’une taille mondiale. Avec Lagardère, les effectifs de Vivendi grossissent également en passant de 38 300 à 65 700 collaborateurs et, surtout, la part de chiffre d’affaires générée hors de France monte de 54 à 63 %.

Vivendi est ainsi devenu, fin novembre 2023, un géant européen des médias et un acteur de taille mondiale avec, notamment, une présence importante aux États- Unis dans l’édition (Hachette) et, dans une moindre mesure, dans la publicité (Havas). Yannick Bolloré, le président du conseil de surveillance de Vivendi, a d’ailleurs salué l’opération en insistant sur les perspectives de développement à l’échelle internationale, le projet stratégique de Vivendi étant de « créer un leader mondial dans les médias, le divertissement et la communication ». À cette fin, Vivendi a misé, depuis 2014 et sa prise de contrôle par la famille de Vincent Bolloré, sur l’exploitation des marques, ces propriétés intellectuelles qu’il est possible de décliner en films ou séries, en livres, en musiques ou encore en évènements. Ce modèle s’est incarné dans la figure de l’ourson Paddington : personnage de livre pour enfants ; Studio Canal en a fait un film avant que Vivendi n’en rachète les droits en 2016 pour produire une suite au cinéma et une série d’animation (Studio Canal), la musique du film (Universal Music), un jeu vidéo (Gameloft), les campagnes marketing étant organisées par Havas, l’agence maison (voir La rem n°48, p.42). Ce faisant, Vivendi s’est imaginé un avenir comme les groupes américains de divertissement, à l’instar de Disney ou de Viacom, qui se présentent d’abord comme des gestionnaires de marques déclinées sur de multiples supports. Mais les synergies entre entités contrôlées par Vivendi autour de marques fortes n’ont jamais vraiment convaincu les actionnaires, ce qui pénalise le groupe en Bourse où il est victime d’une décote de holding estimée entre 40 et 45 % de sa valeur en Bourse.

Contre toute attente, la décote boursière l’a emporté sur le projet stratégique décrit par Yannick Bolloré le jour de la prise de contrôle de Lagardère. Le 13 décembre 2023, l’actionnaire de contrôle de Vivendi, à travers la compagnie financière de Vincent Bolloré, annonçait la scission du groupe en trois entités, totalement indépendantes les unes des autres et cotées séparément. L’objectif est de mieux valoriser chacune des entités et de leur donner aussi des moyens supplémentaires pour se développer, en rendant notamment plus faciles des échanges d’actions entre sociétés au périmètre comparable dans le cas d’opérations de fusion, ce qui était difficile avec des titres Vivendi.

Si le projet de scission est prévu dans douze à dix-huit mois, reste qu’il met fin au « modèle Paddington » et souligne les spécificités des actifs de Vivendi dans les médias et le divertissement. En effet, le « holding » ne disparaît pas et il devient même officiel puisque l’une des sociétés créées sera un « véhicule d’investissement » qui devrait regrouper les actifs de l’actuel Vivendi dans Lagardère, Prisma Media et Gameloft, ainsi que les participations dans Universal Music, Telecom Italia (voir infra), FL Entertainment (Banijay), MediaForEurope et Prisa (voir La rem n°57-58, p.43). Il s’agit de toutes les activités qui n’ont pas la taille critique ou le périmètre adéquat pour être autonomes. Lagardère est présent dans l’édition à l’échelle internationale, mais doit se renforcer pour mieux résister aux distributeurs en ligne comme Amazon, et il n’y a pas de synergies évidentes entre ses activités de travel retail, l’édition et le reste de ses activités médias. Son pôle radio (Europe 1, Europe 2 et RFM) a, par ailleurs, été logé dans une société en commandite contrôlée par Arnaud Lagardère, société dont la création a été acceptée par l’Arcom sous conditions – l’une d’entre elles étant de limiter à deux heures quinze par jour les codiffusions avec d’autres médias du groupe Vivendi, concrètement CNews, ce qui restreint à l’évidence les possibilités de synergies. Dans la presse magazine, Prisma n’a pas la taille européenne qui lui permettrait de déployer une vraie stratégie numérique transnationale, condition nécessaire sur le marché publicitaire pour proposer une offre alternative à Meta ou à Alphabet. Un rapprochement de Prisma avec Paris Match et le JDD (Lagardère), voire une prise de contrôle de Prisa en Espagne, présenterait un intérêt de ce point de vue. Enfin, Gameloft est trop petit sur le marché du jeu vidéo, où le mouvement de consolidation bat son plein (voir La rem n°60, p.67). Quant à Banijay, il s’agit d’une participation qui ne donne pas le contrôle à Vivendi, mais son activité de production audiovisuelle pourrait être logée aussi dans le futur groupe indépendant qui abritera Canal+ et Studio Canal.

Les deux autres groupes créés ont en effet un périmètre plus significatif. Mais la nature des activités fait émerger là encore des sociétés atypiques. Havas retrouvera la Bourse, la société de communication de Vivendi ayant, toutefois, cette particularité d’être l’un des rares acteurs de taille intermédiaire dans le monde. Elle n’a pas la taille et l’expertise technologique des grands groupes de communication comme Publicis ou WPP, tout en faisant quand même partie des acteurs mondiaux, puisque Havas, très solidement ancrée en France, réalise 35 % de son chiffre d’affaires aux États-Unis, contre 60 % pour Publicis et ses concurrents anglo-saxons. Sa valeur est estimée entre 2,5 et 2,8 milliards d’euros, ce qui en fait autant une cible potentielle qu’un acteur possible de la consolidation du marché. Havas a, en effet, les moyens, seule, de financer sa croissance externe en rachetant comme elle le fait des petites agences mais, en Bourse, elle pourra viser des acteurs plus importants en finançant ses achats par échanges d’actions.

Enfin, le troisième groupe créé devrait être l’ensemble dédié à la production audiovisuelle et cinématographique, à la distribution et l’édition de chaînes et de services de vidéo en ligne, soit la réunion du Groupe Canal+, de Dailymotion et des participations dans Multichoice Group, Viaplay et Viu (voir La rem n°67, p.59). Ici, le projet semble plus sûr ; il consiste à développer progressivement Canal+ sur les marchés internationaux pour amortir le coût de ses films et séries grâce à une base plus étendue d’abonnés, sur le modèle des services de streaming. Sauf que Canal+ a une stratégie très atypique, le groupe éditant ses propres chaînes et services tout en distribuant ses concurrents afin de proposer une offre « universelle », ce qui le positionne à mi-chemin entre les services intégrés de SVOD (vidéo à la demande par abonnement) et les agrégateurs de chaînes. Il y a, dans ce modèle d’affaires, une réelle plus-value pour le consommateur, mais elle dépend grandement de la capacité à établir, marché par marché, un rapport de force favorable qui oblige les concurrents à se laisser distribuer par Canal+. Si ce pari fonctionne en France où la position relative de Canal+ est très forte, rien ne dit qu’il pourra être tenu facilement ailleurs en Europe, en Asie ou en Afrique. Enfin, le Groupe Canal+ est absent du marché américain, qui reste stratégique sur le marché de la production et de la distribution vidéo.

Sources :

  • Vergara Ingrid, « Arnaud Lagardère garde le contrôle d’Europe 1, Europe 2 et RFM », Le Figaro, 27 octobre 2023.
  • Richaud Nicolas, Loignon Stéphane, « Vivendi réinvente son modèle avec le rachat de Lagardère », Les Échos, 22 novembre 2023.
  • Cohen Claudia, Capele Gaëtan de, « Vivendi, nouveau géant de la communication », Le Figaro, 22 novembre 2023.
  • Cohen Claudia, Sallé Caroline, « Vivendi : Bolloré déclenche le big bang », Le Figaro, 15 décembre 2023.
  • Madelaine Nicolas, « Vivendi se coupe en trois morceaux pour séduire la Bourse et repasse à l’offensive », Les Échos, 15 décembre 2023.
  • Loignon Stéphane, « Vivendi : Bolloré en route vers son big bang », Les Échos, 8 janvier 2024.