Genèse d’un autoritarisme numérique. Répression et résistance sur Internet en Russie, 2012-2022

Depuis février 2022, la guerre menée par la Russie est totale

L’ouvrage couvre la décennie 2012 à 2022, la guerre menée par la Russie en Ukraine marquant un point de bascule dans « l’enrôlement d’internet au service de la politique belliciste » du pays dirigé par Vladimir Poutine.

« Comment cette dynamique autoritaire est-elle devenue possible dans un espace numérique qui fut libre à ses débuts », s’interrogent les chercheurs Françoise Daucé, Benjamin Loveluck et Francesca Musiani ? En effet, le Runet, l’internet « russophone », est, dans les années 2000, très ouvert sur le monde, ou tout du moins, très peu encadré ou régulé. Dix ans plus tard, les réglementations successives pèsent de plus en plus sur les libertés en ligne, et, à partir de 2012, avec la réélection de Vladimir Poutine pour un troisième mandat, puis en 2018 pour un quatrième, la réglementation laisse place à un « arsenal législatif au service des objectifs du pouvoir » dont le « durcissement politique [est] proportionnel au déclin de la légitimité démocratique du chef de l’État ».

Ce travail met remarquablement en lumière « à la fois les contraintes pesant sur l’information et la communication en Russie et les pratiques concrètes des acteurs cherchant à s’en défaire ». Issu du projet de recherche ResisTIC 2018-2022, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), il résulte d’un ensemble d’enquêtes menées avec des citoyens et des militants russes de l’internet libre – le tissu associatif local ou dans les pays étrangers où certains ont dû se réfugier –, avec des professionnels de l’espace public et des acteurs de l’internet – les militants du Fonds anticorruption (FBK) fondé par Alexeï Navalny en 2011, et plus largement avec le public qui résiste à l’emprise du pouvoir sur les libertés numériques. Organisé en trois parties, l’ouvrage commence par présenter l’évolution du cadre normatif et législatif de l’internet russe avec les différentes étapes de sa « mise sous contrôle » par l’État ; la deuxième partie examine les outils et les techniques déployés par les militants critiques, les journalistes, les éditeurs ou les libraires pour se protéger de la surveillance et des contrôles déployés par le régime ; enfin, la dernière partie décrit la violence des moyens de répression utilisés par l’État et les différentes formes de résistance à l’autoritarisme de la part des militants critiques et citoyens mobilisés, notamment depuis la guerre en Ukraine.

Les chercheurs et auteurs Olga Bronnikova, Ksenia Ermoshina et Anna Zaytseva se sont tout particulièrement intéressés au « tournant autoritaire et dictatorial » au lendemain du déclenchement par le Kremlin de la guerre en Ukraine, marqué à la fois par la coupure et les restrictions d’accès de certains services et plateformes américaines comme Slack, YouTube, Google Pay et AppStore, et la manière dont certains acteurs de la société civile russe critique ont dû s’adapter à ce nouveau contexte d’une guerre dont il est même interdit de prononcer le mot dans le pays.

Depuis février 2022, il est question de « sécurité informationnelle » pour le Kremlin, ce qui se traduit par un contrôle total des flux d’information et le démantèlement de toute force politique ou sociale indépendante, et, en réaction, de « sécurité numérique » de la part des acteurs de la société civile, les obligeant à basculer dans « des pratiques d’autodéfense numérique » afin de se protéger contre ces offensives étatiques. Surveillés par le gouvernement, les plateformes et les outils russes comme VKontakte (réseau social), Mail.ru, Yandex (moteur de recherche), sont devenus impraticables.

La répression numérique est telle que, dorénavant, « des personnes ordinaires, non militantes, sont pénalisées par milliers pour avoir posté dans leurs réseaux sociaux des messages dénonçant la guerre », alors que les militants et les journalistes indépendants font l’objet de perquisitions violentes et de la confiscation systématique de tous leurs appareils électroniques.

Si la question de l’anonymat dans les communications entre militants était débattue avant le 24 février 2022, dorénavant les formateurs en sécurité numérique « préconisent l’anonymat maximal pour toute personne craignant des persécutions en Russie, même quand il s’agit de personnes exilées ». La guerre menée par le Kremlin marque un tournant décisif, « obligeant les militants, restés sceptiques quant à la mise en œuvre de recommandations maintes fois répétées en matière de sécurité numérique, à s’approprier sur le tas des outils et pratiques d’autodéfense vis-à-vis de l’État russe ». Les ONG russes de défense des libertés numériques et d’accompagnement technologique des militants, qui opèrent désormais depuis l’étranger, jouent aujourd’hui un rôle central entre les acteurs de la société civile restés en Russie et ceux qui se sont exilés, ceci dans un contexte de conflit qui a commencé en 2014 avec l’occupation de la Crimée et qui a basculé depuis 2022 en de nombreux crimes de guerre et crimes contre l’humanité dont est accusé le dictateur russe.

Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good