Interdiction de diffusion des images vidéo non floutées d’une intervention policière

CEDH, 31 octobre 2023, Bild GmbH et autres c. Allemagne.

La couverture médiatique, par la voie d’images vidéo non floutées, d’interventions policières, notamment pour dénoncer des recours à la force considérés comme abusifs, conduit à estimer, sur le fondement des articles 8 et 10 de la Convention (européenne) de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ce qui doit prévaloir entre la liberté d’expression et le droit du public à l’information, d’une part, et le respect du droit à l’image, de la vie privée et de la présomption d’innocence des policiers, d’autre part.

Suite à la diffusion, sur le site internet d’un média, d’images vidéo non floutées d’une intervention policière, pour dénoncer un recours à la force considéré comme abusif, les juridictions allemandes en ordonnèrent la cessation et l’interdiction tant qu’il ne serait pas fait en sorte que les policiers ne soient pas identifiables. La société exploitant le site concerné, se prévalant d’une violation de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ConvEDH), relatif à la liberté d’expression, saisit la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Dans sa saisine de la Cour, l’exploitant du site, se référant à la liberté d’expression et au droit du public à l’information, contesta la motivation de la décision des juridictions allemandes selon laquelle montrer l’image des policiers, en cours d’intervention, n’aurait pas été nécessaire pour informer le public. Il prétendit que cela relevait de son choix éditorial et s’opposa à l’idée que le floutage de l’image s’imposerait en raison de l’impact négatif que sa diffusion pourrait avoir sur la réputation d’un des policiers, dans des conditions telles que sa publication ne pourrait se faire qu’avec l’accord de ce dernier.

Le gouvernement allemand fit valoir : que le fait de révéler l’identité du policier n’était pas nécessaire pour satisfaire la mission d’information du public, telle qu’assumée par les journalistes ; que la diffusion d’images non floutées n’apportait rien à l’information du public, et qu’elle portait atteinte aux droits du policier ; et que les juridictions nationales n’avaient pas prononcé une interdiction générale de publication des images, mais avaient seulement ordonné la cessation de la publication sans floutage de l’image dudit policier.

Relevant qu’aucune des parties ne contestait que la décision des juridictions allemandes constituait une « ingérence » dans l’exercice de la liberté d’expression de la société d’exploitation du site, la Cour européenne, conformément à sa méthode habituelle d’analyse en trois temps, notifiant que ladite « ingérence » était « prévue par la loi », et qu’elle répondait à un « but légitime » (la défense de la protection des droits d’autrui), examina si elle était « nécessaire dans une société démocratique ».

Se référant à différents arrêts dans lesquels elle a précédemment mis en balance les articles 8 (relatif à la protection de la vie privée) et 10 (relatif à la liberté d’expression) de la Convention, la Cour pose : que la tâche d’un informateur comporte nécessairement « des devoirs et des responsabilités » ; que les journalistes sont, autant que possible, tenus de prendre en considération l’impact d’une information et des images avant leur publication ; que l’impact des médias audiovisuels et, plus encore, de l’internet, compte tenu de ses capacités de conservation et de diffusion, est, à cet égard, plus fort que celui de la presse écrite ; et que la protection de la vie privée d’une personne inclut celle de son image, attribut essentiel de sa personnalité, et entraîne le droit de contrôler l’usage qui en est fait.

Posant que l’examen de la nécessité de la mesure restrictive de la liberté d’expression est d’une particulière importance, la Cour européenne relève : que les juridictions allemandes ont estimé que les images vidéo ont reflété un aspect de la société contemporaine et ont expressément reconnu qu’il était important que les médias rendent compte de l’usage de la force par la police ; que les « violences policières » constituent un sujet de préoccupation pour le public, et que la presse a un intérêt vital à attirer l’attention du public sur ces questions.

La Cour européenne observe que si, en pareilles circonstances, les agents publics peuvent être contraints d’accepter d’être davantage soumis à la critique que des individus ordinaires, en l’absence d’allégations d’infractions, ils ne sont cependant pas privés de leur droit au respect de leur vie privée, face à de fausses allégations d’abus dans l’exercice de leurs fonctions.

Tout en posant qu’il n’y a, sur le fondement de l’article 8 de la Convention, aucune règle d’où il découlerait que les officiers de police ne devraient pas être rendus reconnaissables dans les médias, la Cour admet cependant qu’il peut y avoir des occasions dans lesquelles le respect de leur vie privée doit prévaloir. Elle pose alors que les juridictions nationales peuvent, dans la conciliation de ces droits concurrents, être amenées à prendre en considération les circonstances particulières, y compris l’objet de la couverture médiatique et de ses conséquences pour la personne mise en cause.

La Cour retient : que, en l’espèce, les vidéos ont été réalisées dans un lieu public et que leur authenticité n’a jamais été contestée ; que, pour les juges nationaux, le policier en est apparu, aux yeux du public, comme étant violent ; que les juges nationaux ont souligné que les vidéos préalablement publiées n’ont montré que l’intervention de la police, sans faire état de ce qui a motivé qu’elle a été appelée, ce qui aurait été fait dans l’intention d’amplifier, dans l’esprit des spectateurs, l’impression d’un usage non nécessaire de la force.

La Cour européenne commence alors par rappeler : que le choix des sujets et les techniques de reportage relèvent de la liberté journalistique ; qu’il ne lui revient pas, pas plus qu’aux juridictions nationales, de substituer son point de vue à ceux des médias. Elle pose cependant : que cette liberté n’est pas dénuée de responsabilités ; que les choix des journalistes doivent être conformes à leur éthique professionnelle et à leurs codes de déontologie ; et que, tel que protégé par l’article 8 de la Convention, le droit à la vie privée peut rendre nécessaire d’imposer aux organes de presse de brouiller l’image d’une personne mentionnée dans une publication.

La Cour européenne dit encore être d’accord avec les juridictions nationales pour estimer que l’absence de floutage et que le commentaire accompagnant la vidéo étaient des facteurs à prendre en compte en mettant en balance les droits du média et ceux du policier, bien qu’elle considère que les arguments relatifs au commentaire concerné n’étaient pas de nature à justifier les décisions nationales concernant les vidéos litigieuses.

La Cour rappelle que le risque d’un dommage découlant des messages diffusés sur internet, quant à la jouissance des droits et des libertés, et particulièrement s’agissant du droit au respect de la vie privée, est plus élevé que lorsqu’il résulte d’une publication dans la presse.

Concernant la sévérité de la mesure ordonnée par les juridictions nationales, la Cour note qu’il n’a pas été interdit au site internet de rendre compte de l’intervention de la police dans cette affaire, et que, dès lors que serait respectée la décision de justice, il pourrait faire usage de la vidéo pour illustrer le reportage. Cependant, bien que ladite décision n’ait pas constitué une sévère restriction, la Cour estime qu’elle ne peut pas être envisagée comme justifiée, dès lors que, dans les circonstances et pour les raisons précédemment exposées, la mesure n’a pas respecté la nécessité de comparer les intérêts en présence, s’agissant d’une éventuelle publication de la vidéo litigieuse.

En conséquence, la Cour européenne affirme que les juridictions allemandes ont, s’agissant de la publication initiale, correctement pris en compte les critères de la mise en balance des droits consacrés par les articles 8 et 10 de la Convention, et elle ne voit aucune raison de se substituer à elles à cet égard. Elle estime, en revanche, que, s’agissant d’une future publication, elles n’ont pas procédé à une juste analyse, dès lors que cela pourrait, en des termes généraux et contraires à l’intérêt du public à l’égard de l’usage de la force par la police, conduire à une interdiction de publication d’images de policiers dans l’exercice de leur activité, sans l’accord desdits policiers.

La Cour européenne estime que les juridictions allemandes n’ont pas procédé à une juste analyse pour justifier, en application de l’article 10, paragraphe 2 de la Convention, l’atteinte portée à la liberté d’expression de la société exploitant le site internet, s’agissant de toute éventuelle future publication de la vidéo litigieuse. Elle dit ne pas pouvoir considérer que, au sens de l’article 10 de la Convention, l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique. En conséquence, elle conclut qu’il y a eu violation dudit article 10.

Une telle décision devrait éclairer les juges français dans l’application qu’ils pourraient être amenés à faire notamment de l’article 223-1-1 du code pénal, tel qu’introduit par la loi du 24 août 2021, qui réprime « le fait de révéler, de diffuser ou de transmettre, par quelque moyen que ce soit, des informations relatives à la vie privée, familiale ou professionnelle d’une personne, permettant de l’identifier […] afin de l’exposer […] à un risque direct d’atteinte à la personne », et qui prévoit que les peines encourues sont aggravées « lorsque les faits sont commis au préjudice d’une personne dépositaire de l’autorité publique ».

Professeur à l’Université Paris 2