Le scientifique-auteur ? Un auteur pas comme les autres
Le développement des universités et des sociétés savantes a conduit à l’institutionnalisation de la science, tandis que le développement parallèle de la propriété intellectuelle a donné naissance à une propriété scientifique. D’un côté, il y a le souhait légitime de garantir à l’auteur d’une invention l’exclusivité sur le produit de sa création, sans quoi la recherche serait découragée. De l’autre, « une connaissance qui reste dans un laboratoire ne sert à rien », comme le dit l’adage. La propriété scientifique se trouve ainsi à l’intersection de ces deux préoccupations, cherchant à concilier la protection des droits de l’auteur avec la diffusion et l’utilisation de la connaissance pour le bien commun. Cette tension entre propriété et partage de la connaissance est au cœur des débats actuels sur la science ouverte et la propriété intellectuelle, et ce fut la mission confiée par le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique à Maxime Boutron, maître des requêtes au Conseil d’État, en collaboration avec Alexandre Trémolière, maître des requêtes en service extraordinaire au Conseil d’État, afin d’y apporter un éclairage approfondi.
Les auteurs du rapport se sont d’abord interrogés sur « la viabilité des différents modèles de publications scientifiques qui existent ou qui sont promus en matière de « science ouverte » » et estiment que la « voie verte », la publication dans une revue suivie d’un dépôt dans une archive ouverte après une période d’embargo, ainsi que la « voie dorée », l’accès ouvert natif financé par l’auteur, sont conformes aux intérêts des auteurs scientifiques et viables dans l’évolution du secteur. Ces deux approches apportent la garantie aux auteurs de conserver le contrôle sur la diffusion de leurs travaux tout en assurant une large accessibilité au public.
Dans une seconde partie, la mission s’est intéressée au cadre juridique plus précis des modèles de publication scientifique et elle a formulé seize recommandations à l’intention des parties prenantes, notamment en direction des professionnels de l’édition scientifique et des pouvoirs publics, afin d’établir des mécanismes juridiques conciliant la nécessité d’une diffusion large de la science et de la connaissance à l’ère numérique avec le respect des principes fondamentaux du droit d’auteur.
Trouver l’équilibre entre les intérêts de chacun n’est pas simple, et il n’existe pas un modèle idéal. Il s’agit tout à la fois de concilier les intérêts de l’auteur scientifique, des pairs qui relisent et qui valident un article, des éditeurs scientifiques, des lecteurs et chercheurs, et de l’État, qui finance en grande partie la recherche en amont. Le contexte de l’édition scientifique a également évolué depuis les années 1990 avec l’avènement d’internet puis du web. En janvier 2022, l’Académie des sciences estimait qu’en 2018, « quatre éditeurs représentaient à eux seuls 52 % du marché de l’édition scientifique ». La concentration croissante du secteur autour de quelques grands groupes internationaux ne masque pas la précarité de nombreux autres éditeurs scientifiques. De plus, le prix de l’abonnement n’a cessé d’augmenter depuis vingt ans, grevant les budgets des bibliothèques et des universités qui, numérique oblige, n’ont en outre plus accès à un support physique, les rendant encore plus dépendantes à l’égard de ces éditeurs.
Toutefois, même en accès libre, toute publication a un coût, d’autant que « l’univers du numérique, en dépit des apparences, coûte très cher », comme l’explique Patrick Fridenson dans la revue Esprit, citée par l’étude. Un coût médian de 1 330 euros (ou 66 euros par page) pour les revues de sciences humaines et sociales (SHS) françaises a été avancé. Une étude britannique, portant sur le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Danemark, évaluait le coût d’une publication, hors frais de revue par les pairs et TVA, à 3 990 euros pour les revues imprimées en abonnement (3 420 euros pour les revues en accès sous abonnement exclusivement numérique et 4 750 euros si les deux accès sont proposés), contre 2 230 euros pour une revue en accès ouvert exclusivement en ligne, tandis que le coût minimal (modèle des épi-revues) était estimé à 1 845 euros. Cette analyse, très pragmatique, du coût de publication d’un article scientifique, met en lumière le difficile équilibre du financement de l’édition, de l’intérêt des scientifiques-auteurs et du risque très probable, inhérent à l’ouverture de la science, d’« une captation abusive de tous les écrits scientifiques par les grandes plateformes financées grâce à leurs recettes publicitaires, et qui développeront des modèles d’intelligence artificielle sans aucune garantie de qualité scientifique des données sources et de juste rémunération des scientifiques- auteurs ». Le rapport fait un certain nombre de recommandations pour permettre aux chercheurs de protéger leurs travaux, de valoriser leurs résultats et de faire en sorte que la science ouverte, encadrée par des mesures appropriées, ne soit une menace ni pour ceux qui la produisent, ni pour le droit d’auteur.
Rapport de mission sur la science ouverte et le droit d’auteur, Maxime Boutron, Alexandre Trémolière, Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), décembre 2023.