Une ligne de front éditoriale
« Emmanuel Macron est « un trouillard », a lancé Dmitri Medvedev, numéro deux du conseil russe de sécurité, au sujet du récent report de la visite du chef de l’État en Ukraine. L’ancien président russe avait un peu plus tôt relayé la rumeur, colportée par un faux montage aux couleurs de la chaîne France 24, alléguant que Kiev projetait d’assassiner M. Macron lors de ce déplacement et d’imputer sa mort à Moscou – un deepfake relayé par des sites et comptes prorusses sur les réseaux sociaux. Mercredi, M. Medvedev a menacé, dans un tweet en français, les « gallinacés du gouvernement » français d’être « découpés en morceaux par des parents furieux et des membres de l’opposition hargneux » en cas d’envoi de troupes, et de morts, en Ukraine, rebaptisée « Néonaziland ». »1
Les médias sont le reflet des institutions. Ceux de l’État russe assument la nature clanique, mafieuse, criminelle du régime. La falsification y est érigée en système tant pour glorifier le pouvoir que pour incriminer ses ennemis du dedans et du dehors.
LES MÉDIAS SONT LE REFLET DES INSTITUTIONS
Le procédé ne date pas d’hier puisque le NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures), artisan de la Grande Terreur de 1937-1938 qui décima l’Armée rouge (et ancêtre du FSB, le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie, où s’est épanoui Poutine), fabriquait en série les machinations des procès. Sachant qu’ensuite les nazis ont fait plus de vingt millions de morts durant la « Grande Guerre patriotique », on mesure l’impact du surnom donné à l’Ukraine. Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage. L’épithète « nazi » est, depuis 1945, la légitimation de l’ordre social russe. Le mal absolu qu’il désigne permet toutes les outrances, cautionne toutes les brutalités.
Par un concours de circonstances comme seule l’Histoire en produit, les médias israéliens justifient massivement l’acharnement militaire dans la bande de Gaza.
QU’EST-CE QU’UN ORDRE SOCIAL ?
« La population reste bloquée sur ce qui s’est passé le 7 octobre 2023, où un cap dans l’horreur a été franchi. L’écho de la Shoah est puissant. Les Israéliens demeurent persuadés que le pays est parti en guerre car « on n’avait pas le choix ». Ils savent que cette souffrance existe, mais, au fond, la responsabilité palestinienne est toujours mise en avant. C’est une vieille affaire, bien exprimée dans une citation célèbre de Golda Meir [Première ministre du gouvernement d’Israël entre 1969 et 1974] : « Nous ne pouvons pas pardonner aux Palestiniens de nous forcer à tuer leurs enfants », très reprise aujourd’hui. »2 L’ordre social israélien repose historiquement sur l’expropriation qui conduit, elle aussi, à la violence de masse.
…C’EST L’ENSEMBLE DES RÈGLES, DES INSTITUTIONS, DONT SE DOTE UNE SOCIÉTÉ POUR ENDIGUER LA VIOLENCE. D.NORTH, B. WEINGAST, J. WALLIS
Qu’est-ce qu’un ordre social ? Pour l’économiste Douglass North, le politologue Barry Weingast et l’historien John Joseph Wallis, c’est l’ensemble des règles, des institutions, dont se dote une société pour endiguer la violence. Leur théorie formulée en 2009 développe extensivement ce concept, dont la puissance interprétative des situations historiques est remarquable3. Elle opère aussi pour l’analyse du monde actuel et permet de cadrer la fonction des médias à l’ère de la guerre hybride où ceux-ci jouent un rôle essentiel. Nous lui avons consacré en 2017 et 2023 deux ouvrages de vulgarisation appliqués à la géopolitique contemporaine4. Cet article en étend la portée à l’analyse des médias comme outil d’ingérence entre ordres sociaux opposés. Il revient d’abord sur les concepts, puis les applique à l’étude de son objet.
Le cadre des « ordres sociaux »
La théorie des ordres sociaux est un cadre conceptuel visant à décrire la nature et le fonctionnement des institutions. À la vision classiste des modes de production opposant capitalisme et socialisme, dictature et démocratie, elle substitue une approche centrée sur la contention de la violence. Son postulat est que le problème majeur de toute société sédentaire est d’endiguer la violence qui menace son vivre-ensemble. Elle le fait au moyen de règles plus ou moins formelles qui doivent s’appliquer à tous. Ces règles, aussi appelées « institutions », sont fixées par une élite, souvent composée de plusieurs groupes, à qui la violence est déléguée.
LE PROBLÈME MAJEUR DE TOUTE SOCIÉTÉ SÉDENTAIRE EST D’ENDIGUER LA VIOLENCE
L’équilibre institutionnel repose sur des jeux à somme positive – des accords gagnant-gagnant – qui ne lèsent aucun des groupes en présence. La théorie récuse ainsi tout déterminisme, car les systèmes institutionnels restent à la merci de jeux à somme négative déstabilisateurs.
États naturels et ordres d’accès ouvert
Ses auteurs distinguent deux idéaux-types qui coexistent et s’affrontent dans le monde contemporain. Le premier, historiquement plus ancien, est l’ordre d’accès limité (OAL) ou État naturel, dans lequel les élites dirigeantes conditionnent l’accès aux ressources, aux privilèges et aux rentes à l’allégeance à leur coalition. Celle-ci est plus ou moins stable, plus ou moins pérenne, selon que les organisations qui la composent peuvent survivre à la personne de leurs dirigeants. Plus les organisations sont impersonnelles et plus les arrangements entre factions de l’élite ont vocation à durer.
On distingue ainsi des États naturels précaires – comme la Libye, le Mali, le Burkina – des États dits « basiques » – comme l’Arabie saoudite ou la Thaïlande où les règles de succession sont mieux établies. Enfin, dans les États naturels dits « matures », comme la Russie ou l’Inde, la plupart des organisations d’État sont impersonnelles et pérennes. Néanmoins, les règles d’allégeance induisent une forte dépendance aux rentes. Elles limitent la division du travail et astreignent l’économie aux caprices du pouvoir. Dès lors, les États naturels sont soumis à des contraintes de dimension – étendue de la société, étendue du territoire – suscitant des visées expansionnistes pour accroître les rentes à redistribuer. L’Europe a été un champ de bataille aussi longtemps qu’elle a été le siège d’États naturels prêts à en découdre à chaque problème de succession. La Russie a envahi l’Ukraine dès qu’elle l’a vue se soustraire à son ordre et à ses consuls.
LES INSTITUTIONS S’APPUIENT SUR DES CROYANCES QUI FAÇONNENT L’INTENTIONNALITÉ DES ACTEURS
L’autre idéal-type est l’ordre d’accès ouvert (OAO), qui apparaît en Europe et aux États-Unis au cours du XIXe siècle. Dans ce schéma, chaque individu a accès à la propriété et au droit de fonder des organisations (entreprises, syndicats, partis politiques, etc.). L’État de droit encadre une économie de marché découplée de la politique, dont les représentants sont librement élus. Des institutions existent – assurance- maladie, chômage, etc. –, qui rendent l’économie de marché acceptable par tous. La concurrence économique – la destruction créatrice – fait sans cesse évoluer les groupes d’intérêt qui pèsent sur les élections. Cette double dynamique entre marché économique et marché de la représentation politique entretient la croissance et l’innovation. L’égalité en droit institue des relations impersonnelles qui assimilent l’allégeance à la corruption. Les ordres d’accès ouvert ont intérêt à la globalisation des marchés qui stimule l’économie, mais pas à l’extension de leurs territoires. Leurs institutions sont plus stables que celles des États naturels, car la double dynamique est source de jeux à somme positive supportant l’adaptation des institutions.
La théorie explore les processus de transition d’États naturels matures vers des ordres d’accès ouvert. Ces processus sont lents et erratiques – plusieurs décennies – et reposent sur des jeux à somme positive, des arrangements gagnant-gagnant entre élites et non-élites, adossés à l’économie de marché. Grâce au soutien de ses États membres, l’Union européenne est ainsi parvenue à accélérer et à consolider la transition des pays d’Europe de l’Est. En revanche, la transition chinoise initiée sous Deng Xiaoping a franchi plusieurs étapes, mais est encore loin de l’accès ouvert. Sa progression est critique pour l’avenir du monde ouvert.
En effet, les États naturels retiennent encore plus de 80 % de la population mondiale, mais les ordres d’accès ouvert progressent. Les deux idéaux-types peuvent fort bien cohabiter comme durant les Trente Glorieuses – 1945-1975 – ou au temps des trente années de mondialisation économique – 1985- 2015 –, où l’élargissement des marchés profitait aussi bien aux ordres d’accès ouvert qu’aux États naturels. Les choses se compliquent quand les ordres d’accès ouvert s’étendent au point d’affaiblir des États naturels puissants. Si les élites de ces États récusent une transition vers l’ordre d’accès ouvert, elles ont intérêt à devenir agressives. Schématiquement, on peut considérer que l’Allemagne nazie est née de l’échec d’une transition – la République de Weimar – dans un jeu à somme négative imposé par le traité de Versailles. De même, la bascule vers l’ordre d’accès ouvert des États satellites de l’URSS après la chute du mur de Berlin a réduit le champ d’influence de l’État naturel russe. La volonté de l’Ukraine de rallier l’Union européenne a déclenché l’agression de son voisin. Les va-et-vient de la transition chinoise qui opposent encore Pékin aux ordres d’accès ouvert instrumentalisent cette agression.
LES MÉDIAS NOURRISSENT LES CROYANCES SOUS-TENDANT L’ORDRE SOCIAL
Institutions et croyances
Les institutions s’appuient sur des croyances qui façonnent l’intentionnalité des acteurs. Pour ne citer qu’un exemple, le respect du code de la route dépend de la crainte du gendarme, laquelle est entretenue par des sanctions médiatisées. Il en va de même pour toutes les autres règles, y compris, dans l’ordre d’accès ouvert, celles du fonctionnement des marchés ou de l’État de droit. Les médias, autrement dit les messages publics circulant dans la société, nourrissent les croyances sous-tendant l’ordre social. Dans les États naturels où la société civile est soumise au pouvoir, il s’agit d’entretenir la crainte du désordre et l’acceptation de l’arbitraire. Même si les formes peuvent en être diverses, les médias sont assujettis à l’État. Dans les ordres d’accès ouvert, en revanche, les médias sont essentiels au fonctionnement des marchés – publicité, information financière –, à celui de l’État de droit et au jeu de la représentation politique. À ce titre, ils sont divers, contradictoires, et concourent à associer la société civile à la dynamique des institutions.
Depuis trente ans, la mondialisation, la numérisation et le réchauffement climatique intensifient la concurrence et chamboulent les groupes d’intérêt ainsi que les croyances des ordres d’accès ouvert. Ce processus, assimilé à une fragmentation, voire à une archipellisation de la société, impose au jeu de la représentation politique une adaptation beaucoup plus dynamique à l’évolution des groupes sociaux. Des relais doivent sans cesse s’établir entre groupes d’intérêt et partis politiques pour prévenir les frustrations. Les réseaux sociaux concourent à cette adaptation, mais propagent aussi des croyances populistes dont l’essence est de dénier à l’ordre social sa capacité à représenter la société. À chaque fois qu’un groupe d’intérêt ou de croyances se sent sous-représenté, il est agité par des populistes qui discréditent les institutions en bloc. Au cours des dix dernières années, le clivage gauche/droite, qui identifiait les coalitions politiques des ordres d’accès ouvert, a laissé place à la confrontation entre loyalistes (aux institutions) et populistes.
DES RELAIS DOIVENT SANS CESSE S’ÉTABLIR ENTRE GROUPES D’INTÉRÊT ET PARTIS POLITIQUES POUR PRÉVENIR LES FRUSTRATIONS
Bien évidemment, les médias rendent compte de ce nouveau clivage et nourrissent les croyances respectives des divers groupes en présence. Dans l’ordre d’accès ouvert, les médias reflètent les institutions au point de relayer les groupes qui les contestent, ce qui force la démocratie représentative à s’adapter. Le positionnement délibérément populiste de certains médias traditionnels – Fox News aux États-Unis, le groupe de presse de Rupert Murdoch en Grande-Bretagne, CNews et C8 en France, etc. – reflète ce nouveau paysage de l’opinion. À quoi s’ajoute la manipulation des médias sociaux par les groupes d’intérêt nationaux et par les puissances étrangères. A priori, l’arrivée au pouvoir de populistes dans des ordres d’accès ouvert établis ne remet pas en cause les institutions, car l’État de droit est nécessaire au fonctionnement de l’économie dont l’effondrement solderait l’échec des gouvernants. Mais l’essence du populisme étant d’agréger les frustrations, sa gouvernance s’avère imprévisible. Elle peut fort bien s’intégrer aux institutions, devenir mainstream et réformer utilement comme en Italie ou en Grèce. Elle peut aussi causer des tensions institutionnelles comme l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 ou l’enlisement de l’aide à l’Ukraine par le Congrès américain. Enfin, les populistes qui contestent l’ordre d’accès ouvert sont objectivement les alliés des États naturels. En cas de confrontation avec ces derniers, ils sont aisément instrumentalisés.
L’ère de la guerre hybride
Le XXe siècle a été marqué par la confrontation entre ordres d’accès ouvert et États naturels. La Première Guerre mondiale a résulté d’une rivalité classique entre États naturels expansionnistes engageant les premiers ordres d’accès ouvert qu’étaient la France, l’Angleterre et les États-Unis. Malgré la victoire de ces derniers, le traité de Versailles a échoué à étendre les OAO en Europe, déclenchant l’agression brutale de l’Allemagne envers ses voisins. La coalition d’États naturels ralliés à l’Allemagne a fait prendre conscience aux États-Unis que les OAO devaient s’étendre partout dans le monde et que, rompant avec sa tradition isolationniste, l’Amérique y avait un rôle historique à tenir. Le « siècle américain » prophétisé par le patron de presse Henry Luce5 s’est alors mis en place jusqu’à son épuisement après la guerre du Vietnam.
En 1999, deux officiers supérieurs chinois font remarquer que les grandes expéditions militaires à l’image de la première guerre d’Irak (1991), blockbustérisée sous le nom de « Tempête du désert », sont désormais « reléguées au rôle d’acteur de série B. […] Face à des questions politiques, économiques, culturelles, diplomatiques, ethniques et religieuses plus complexes qu’elles ne le sont dans l’esprit de la plupart des militaires du monde, les limites des moyens militaires qui avaient jusque-là si bien réussi sont brusquement apparues comme jamais auparavant »6.
DE LÀ LE BLACK-OUT DES MÉDIAS ISRAÉLIENS DONT LES JOURNALISTES, COMME LES AUTRES D’AILLEURS
De ce constat découle que la guerre moderne est désormais une « guerre hors limites » utilisant mille autres moyens que l’armée pour parvenir à ses fins, à commencer par le piratage des systèmes d’information entendus au sens large, c’est-à- dire les infrastructures de télécoms, les logiciels civils et militaires, industriels et domestiques, ainsi que l’ensemble des médias. À quoi s’ajoute désormais l’intelligence artificielle. La guerre hors limites, que les Américains appellent depuis 2007 « guerre hybride » (hybrid warfare), innove aussi par l’irruption d’organisations transétatiques agissant tantôt de façon autonome comme Daech, tantôt pour le compte d’un État naturel comme les milices Wagner ou le Hezbollah7.
Ce concept trouve son pendant dans celui de « non-belligérance », professé par les ordres d’accès ouvert depuis le début de la guerre en Ukraine, que les Russes périphrasent en « opération spéciale ». En réalité, tant les grandes puissances que les ordres d’accès ouvert répugnent à s’engager dans un conflit mondial dont le feu nucléaire pourrait détruire l’humanité : la guerre traditionnelle ne fait plus que des perdants. La non-belligérance s’interdit l’intervention militaire directe, mais ne renonce pas aux autres moyens de la guerre hybride. En d’autres termes, au-delà des conflits militaires localisés, la confrontation entre États naturels agressifs et ordres d’accès ouvert, unis par leur intérêt pour le commerce et la paix, se traduit par une flambée du terrorisme, des cyberagressions et des ingérences médiatiques.
C’est dans ce piège qu’est tombé l’État hébreu en ripostant à une attaque terroriste par une guerre traditionnelle contre un territoire voisin. L’opération a beau s’appeler « guerre contre le Hamas », celui-ci n’étant ni un pays, ni un peuple, le concept a du mal à passer. Partout dans le monde, y compris chez les alliés d’Israël, la brutalité et, plus encore, l’inanité de la guerre est largement dénoncée.
À L’ÈRE DE LA GUERRE HYBRIDE, L’INFLUENCE DU MONDE OUVERT SERT DE PRÉTEXTE À LA CENSURE DES ÉTATS NATURELS
De là le black-out des médias israéliens dont les journalistes, comme les autres d’ailleurs, et au-delà de la censure de l’armée, ne peuvent pas enquêter sur le terrain.
La progression des ordres d’accès ouvert et la transition chinoise, qui pourrait en faire à terme l’ordre social dominant, éloignent le risque des conflits militaires généralisés. Pour autant, la confrontation entre États naturels – confusément agrégés dans l’expression Sud Global8 – et ordres d’accès ouvert demeure et prend mille formes nouvelles. La guerre hybride n’est pas la guerre ancienne, mais ce n’est assurément pas la paix.
Les médias de la guerre hybride
Le cheval de Troie des médias sociaux
À l’ère de la guerre hybride, l’influence du monde ouvert – terme préférable à celui d’Occident daté par le siècle américain – sert de prétexte à la censure des États naturels. C’est ainsi que la Chine a pris soin de verrouiller non seulement l’usage national de l’internet, mais aussi celui des services et des médias associés. Depuis Xi Jinping et le gel de la transition, les loups combattants dictent leur ligne éditoriale, le ton des médias s’est fait plus agressif. De même, c’est en raison de l’« influence étrangère » que Moscou a drastiquement renforcé sa censure et l’étend désormais en Géorgie et autres États satellites. Bien qu’Israël se réclame du monde ouvert, dont c’est pourtant un maillon faible en raison de l’inégalité en droit qui le fonde et de son expansionnisme récurrent, ses médias suivent massivement la même approche.
Dans le monde ouvert, si l’on désigne ainsi les ordres d’accès ouvert soucieux de la paix mondiale, la censure est impraticable, car le foisonnement des médias est essentiel à la dynamique de l’ordre social. Cependant, les défis de l’ajustement des organisations politiques à l’archipellisation, c’est-à-dire à la fragmentation des groupes d’intérêt et de croyances, met celui-ci à rude épreuve. Quels sont alors les grands enjeux des médias ?
La concurrence entre médias historiques et réseaux sociaux participe à la multiplication des croyances, mais n’en constitue pas le fondement car, quel que soit le média, son récepteur n’en retient que ce qu’il veut bien entendre. L’ordre social doit sans cesse s’adapter à de nouvelles contestations. Néanmoins, l’agrégation et la résonance des frustrations sur des médias sociaux sujets aux manipulations confortent leur syndication par des partis populistes.
LES MÉDIAS SOCIAUX ACCROISSENT LA VULNÉRABILITÉ DES ORDRES D’ACCÈS OUVERT À L’INGÉRENCE ÉTRANGÈRE
En outre, l’ingérence d’États naturels au sein de ces médias renforce la convergence de ces États avec le populisme. C’est là, selon nous, le principal danger pour les ordres d’accès ouvert dont, répétons-le, les institutions ne sont pas gravement menacées, mais dont la coordination pour contrer les guerres d’agression peut être fortement entravée. En d’autres termes, les médias sociaux accroissent la vulnérabilité des ordres d’accès ouvert à l’ingérence étrangère. C’est là, parmi d’autres, une raison des préventions américaines envers TikTok. La société américaine est exposée à bien des influences, celles des lobbies économiques et industriels, des sectes évangélistes, des populistes de tout poil. Elle est surveillée de longue date par la NSA (National Security Agence, créée en 1952), qui renifle tous les réseaux télécoms. Peut-elle, pour autant, se permettre d’être manipulée par Pékin ? Le pays ne doit-il pas bannir le réseau avant que ses 170 millions d’utilisateurs devenus dépendants du service n’empêchent les politiques de le faire ? Et qu’en est-il en France et en Europe ?
La France et l’Europe
Les médias français sont très réglementés, précisément par crainte des ingérences étrangères. La presse ayant massivement collaboré pendant la guerre, elle a été redessinée à la Libération sous le contrôle de l’État qui lui a imposé une distribution paritaire. La radio et la télévision se sont développées sous monopole d’État, puis se sont ouvertes au privé avec des règles strictes d’octroi des concessions, de cahier des charges, de réversion des revenus, de limitation de la publicité et des concentrations. L’ensemble de ces règles reflétait les technologies et les clivages politiques de leur temps. L’irruption d’internet, des réseaux sociaux et des plateformes a changé la donne, mais l’absence de jeu à somme positive parmi les médias traditionnels a rendu toute réforme impossible9. Parallèlement, le clivage entre populistes et institutionnels s’est ancré dans l’opinion.
L’IRRUPTION DES MÉDIAS SOCIAUX EST D’AUTANT PLUS FRACASSANTE QUE LES MÉDIAS HISTORIQUES SONT COMME LYOPHILISÉS
Dans ce contexte, l’irruption des médias sociaux est d’autant plus fracassante que les médias historiques sont comme lyophilisés. L’audience croissante des médias publics à vocation institutionnelle incite d’autant plus les médias privés à s’adresser au marché populiste qu’ils y entrent en résonance avec les médias sociaux. Cette évolution qui contrarie la ligne du journalisme « encarté » ne laisse pas d’inquiéter, entraînant récemment une énième concertation publique sous forme d’États généraux de l’information. Or, une telle occurrence ne peut déboucher ni sur un changement des règles du marché auquel s’opposent bruyamment les perdants, ni sur de nouvelles règles de censure contrariant les institutions. Ainsi, le rappel du Conseil d’État enjoignant l’autorité compétente de faire respecter les temps de parole sur les antennes hertziennes se heurte-t-il à l’impossibilité concrète d’appliquer lesdites règles dans le nouveau paysage médiatico-politique.
Ce débat a largement occulté la question de l’ingérence étrangère qui concerne, en Europe, tous les médias sociaux. Or, ni la France, ni l’Europe ne sont dotées d’agences de surveillance aussi puissantes que la NSA. En dépit du Digital Services Act (DSA) instauré par l’Union européenne, les médias sociaux sont peu perméables à l’inspection extérieure. Les risques d’ingérence viennent, d’une part, des opérateurs de ces réseaux et, d’autre part, de leur manipulation par des cyberagences étrangères. Même si la NSA a espionné des dirigeants européens à travers leurs communications électroniques, même si des firmes occidentales comme Cambridge Analytica ont piraté les données privées des médias sociaux pour en dévoyer l’usage à des fins électorales, ces ingérences sont moins gênantes que celles d’États naturels hostiles aux institutions de l’accès ouvert.
En France, comme ailleurs en Europe, le risque est que l’ingérence russe, bien loin de s’arrêter aux médias, ne pousse davantage les partis populistes. Car, en moins de trente ans, l’Union européenne est parvenue à convertir à l’ordre d’accès ouvert la plupart des États satellites de l’ex-URSS et attire de plus en plus de pays vassaux de Moscou. Son opposition à la Russie est existentielle.
LE RISQUE EST QUE L’INGÉRENCE RUSSE, BIEN LOIN DE S’ARRÊTER AUX MÉDIAS, NE POUSSE DAVANTAGE LES PARTIS POPULISTES
À l’ère de la guerre hybride, la stratégie africaine du Kremlin, comme d’ailleurs celle de l’État islamique, vise à accroître l’immigration vers l’Europe, obsession des médias et des factions identitaires. Plus ceux-ci seront influents, plus l’Europe aura de peine à conforter sa souveraineté civile et militaire, plus elle peinera à s’opposer à Moscou.
Quant à l’ingérence chinoise, notamment avec TikTok, elle est pour l’instant largement ignorée. Et pour cause, l’Europe, qui a massivement investi dans la transition économique et institutionnelle de la Chine, est encore très divisée sur le traitement diplomatique à lui réserver.
Pour conclure
La guerre hybride est la forme de la confrontation des deux ordres sociaux – les États naturels et les ordres d’accès ouvert – au XXIe siècle. Cette conjoncture coïncide avec l’essor de nouveaux médias qui concourent à la dynamique des ordres d’accès ouvert. Or, ces médias sont vulnérables aux manipulations internes (à vocation commerciale) et plus encore aux ingérences hostiles visant les institutions. Quels qu’en soient les biais circonstanciels, le débat américain sur TikTok illustre cette situation. Les Européens n’en ont pas encore pris toute la mesure. Il est urgent de le faire avant que la dépendance du public à des médias nuisibles ne rende leur contrôle impraticable.
UN TEL APPRENTISSAGE FONDÉ SUR L’IDENTIFICATION DE L’ÉMETTEUR EST ESSENTIEL À LA PERCEPTION DE TOUS LES AUTRES MÉDIAS
Il convient par ailleurs de réfléchir à ce que doivent être, à l’ère des écrans et des médias sociaux, les compléments indispensables de l’apprentissage de la lecture qui jusqu’alors s’ancrait sur des médias soumis au statut d’éditeur. On apprenait à lire dans En riant, dans la comtesse de Ségur ou dans Victor Hugo. Le statut du texte allait de soi, il relevait du manuel, de la littérature ou de l’essai. Avec les réseaux sociaux, le statut du texte est d’autant plus ambigu que l’intelligence artificielle a vocation à s’insérer partout. Qui sait lire peut ipso facto être manipulé. Apprendre à lire doit donc être aussi apprendre à décoder qui parle, qui écrit, qui publie… Un tel apprentissage fondé sur l’identification de l’émetteur est essentiel à la perception de tous les autres médias. C’est dès l’école primaire qu’il devrait être engagé.
Sources :
- Pietralunga Cédric, Ricard Philippe, Vincent Élise, Vitkine Benoît, « Insultes, provocations militaires et cyberattaques : l’agressivité de Moscou envers Paris redouble de vigueur », Le Monde, 22 mars 2024.
- Le Bars Stéphanie, « Jérôme Bourdon, historien : La majeure partie des Israéliens ne veut pas voir la souffrance des Gazaouis » Le Monde, 6 avril 2024.
- La théorie des ordres sociaux est née du croisement de l’économie des institutions, de l’histoire et de la science politique. Violence et ordres sociaux, l’ouvrage fondateur de North, Wallis et Weingast, est sous-titré Un cadre conceptuel pour décrypter l’histoire de l’humanité, North Douglass C., Wallis John Joseph, Weingast, Barry R., Gallimard, 2010.
- Bomsel Olivier, La Nouvelle Économie politique. Une idéologie du XXIe siècle, « Folio », Gallimard, 2017 ; Les Damnés de la paix. L’ordre mondial après le siècle américain, PUF, 2023.
- Henry Robinson Luce (1898-1968), fils de missionnaires presbytériens, est né en Chine où il vivra jusqu’à 14 ans. Diplômé de Yale et d’Oxford, il fondera les magazines Life, Time, Fortune et Sports Illustrated. Henry R. Luce, The American Century, Oxford, Oxford University Press, p. 163. Le « siècle américain » et son déclin sont largement commentés dans Les Damnés de la paix, cit.
- Qiao Liang et Wang Xiangsui sont deux colonels de l’armée de l’air chinoise, auteurs d’une réflexion sur la guerre après le XXe siècle intitulée en français La Guerre hors limites. Publié à Pékin début 1999, le texte est dans la grande tradition de la pensée politique chinoise sur la fonction de la guerre. Il ouvre à une réflexion, si ce n’est sur le « siècle chinois », du moins sur l’ordre post-américain. Qiao Liang, Wang Xiangsui, La Guerre hors limites, traduction d’Hervé Denès, Payot, 2006, p. 14-15.
- Frank Hoffman, Conflict in the 21st Century. The Rise of Hybrid Wars, Arlington, Virginia, Potomac Institute for Policy Studies, 2007.
- Cette expression a une connotation populiste au sens où elle entend agréger des frustrations.
- Sur le cas de la télévision face aux plateformes, voir La Nouvelle Économie politique, cit., chapitre 4.