Amende record infligée à Apple pour abus de position dominante sur le marché du streaming musical

Les opinions exprimées par l’auteur sont personnelles et n’engagent pas la Cour de justice de l’Union européenne.

Par un communiqué du 4 mars 20241, la Commission européenne fait savoir qu’elle a infligé une amende de 1,8 milliard d’euros à Apple pour abus de position dominante sur le marché de la distribution d’applications de diffusion de musique en continu auprès des utilisateurs du système d’exploitation iOS2. Cette amende est désormais la troisième la plus élevée infligée par la Commission à l’encontre d’un des Gafam.

Le 11 mars 2019, Spotify, concurrent direct d’Apple et de sa plateforme de streaming musical Apple Music, a déposé une plainte relative aux deux règles des accords de licence entre Apple et les développeurs et aux lignes directrices connexes liées à la vérification des applications de l’App Store (App Store Review Guidelines) au regard de leur incidence sur la concurrence, sur le marché de la diffusion de musique en continu via un service de streaming3.

Il est reproché notamment à Apple d’avoir – en imposant une commission très élevée (30 %) sur le prix d’abonnement perçu par l’intermédiaire du système d’achat intégré propriétaire (IAP) et en restreignant la capacité des développeurs à informer les utilisateurs de l’existence d’autres alternatives ou plateformes potentiellement moins coûteuses – poussé les développeurs desdites plateformes à renoncer à introduire la possibilité pour les consommateurs de s’abonner directement via leur application de streaming ou même d’informer ceux-ci de la possibilité de s’abonner par des moyens extérieurs à l’application, ou, aux fins de garantir l’accès continu aux abonnés, d’augmenter le prix de l’abonnement, afin de reporter directement sur le consommateur final l’augmentation des commissions perçues par Apple (ces commissions perçues par Apple via l’App Store faisant également l’objet d’une partie d’une procédure ouverte aux États-Unis pour abus de position dominante, voir La rem n°68, p.79). Une plainte similaire a été déposée le 5 mars 2020 par un distributeur de livres électroniques et de livres audio, pour les mêmes pratiques reprochées au géant américain via sa plateforme Apple Books.

À la suite d’une enquête préliminaire, la Commission européenne a formellement décidé d’ouvrir une enquête en matière de pratiques anticoncurrentielles, notamment par rapport à l’obligation d’utiliser le système d’IAP ainsi qu’aux restrictions d’information des consommateurs.

La pratique anti-steering au cœur de l’infraction

À l’issue de l’enquête menée entre 2019 et 2024, la Commission a considéré qu’Apple avait effectivement mené, sur une période prolongée et continue – s’étalant sur dix ans –, une pratique d’anti-steering. Bien que cette notion n’ait pas de définition juridique admise et établie, celle-ci peut être qualifiée, en l’espèce, comme consistant à interdire aux développeurs d’applications de streaming musical, tels Spotify ou Deezer, d’informer leurs utilisateurs de l’existence d’autres services d’abonnements moins onéreux, accessibles par des canaux extérieurs aux applications mises à disposition via l’App Store, donc non concernés par le système IAP, et à restreindre ou interdire toute information relative à la manière de s’y abonner. En outre, la Commission a constaté qu’il a également été interdit aux développeurs d’informer leurs utilisateurs d’éventuelles différences de prix entre les divers abonnements disponibles sur les différentes plateformes, comme d’intégrer un lien vers le site web du développeur où d’autres abonnements sont proposés, ou encore d’entrer en contact avec les nouveaux utilisateurs par le biais de courriels contenant des offres commerciales propres aux développeurs concernés.

Il en résulte, selon la Commission, qu’Apple a violé l’article 102, paragraphe 1, sous a), du TFUE (traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), qui prévoit que l’imposition directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente, ou d’autres conditions de transactions non équitables, peuvent consister en des pratiques abusives qui seraient incompatibles avec le marché intérieur. Selon la Commission, Apple a commis un abus de position dominante sur le marché du streaming musical du fait de cette pratique d’anti-steering ayant créé des conditions commerciales déloyales. En effet, la Commission donne raison à Spotify, qui avait reproché à Apple de ne pas « garantir la liberté de choix aux consommateurs et un environnement équitable aux développeurs ».4

Au moment de l’écriture de cette contribution, la décision de la Commission n’est pas publiée et demeure confidentielle, alors même qu’Apple a rapidement déclaré avoir l’intention d’introduire un recours devant le Tribunal de l’Union européenne contre ladite décision5. À cet égard, nous disposons de peu d’informations et d’éléments permettant de comprendre, de manière détaillée, le raisonnement juridique suivi par la Commission en vue de qualifier l’infraction et de déterminer l’amende.

Cependant, il est éventuellement possible d’identifier un faisceau d’indices pertinents pour comprendre l’approche suivie par la Commission. Plus particulièrement, certaines dispositions de la directive 2005/29/CE sur les pratiques commerciales déloyales6 permettent de repérer les arguments qui ont pu être dégagés par la Commission afin de qualifier l’infraction d’« anti- steering ». En effet, cette directive, portant sur les pratiques commerciales visant directement à influencer les décisions commerciales des consommateurs à l’égard de produits7, a pour objectif de protéger expressément les intérêts des consommateurs contre les pratiques commerciales déloyales des entreprises à leur égard8. Ainsi qu’il ressort de son article 2, ces pratiques, consistant en toute action, omission, conduite, démarche ou communication commerciale, de la part d’un professionnel, en relation directe avec la promotion, la vente ou la fourniture d’un produit aux consommateurs9, sont interdites10, notamment lorsqu’elles sont susceptibles d’altérer de manière substantielle le comportement économique d’un groupe clairement identifiable de consommateurs11.

Il ressort de la communication de la Commission que l’interdiction d’informer les consommateurs et de proposer des offres alternatives ou un comparatif des tarifs entre les différents abonnements existants constitue des conditions commerciales déloyales dès lors qu’Apple a faussé le jeu de la concurrence pour tirer meilleur profit de sa plateforme Apple Music et pour maintenir sa position dominante sur le marché. Un parallèle peut être fait, notamment, avec l’article 7, paragraphe 2, de la directive sur les pratiques commerciales déloyales, en ce qu’Apple aurait, par l’imposition de cette interdiction, intentionnellement omis de fournir des informations substantielles pour que les consommateurs puissent faire un choix libre et éclairé concernant la plateforme de streaming musical à laquelle ils souhaitent s’abonner. En outre, ces interdictions n’étaient, selon la Commission, ni nécessaires ni proportionnées aux fins de la protection des intérêts commerciaux d’Apple, et ont conduit les consommateurs à payer des prix nettement plus élevés que ce qu’ils auraient payé auprès d’autres développeurs, ce qui leur aurait causé un préjudice moral du fait de devoir investir du temps à rechercher des offres alternatives ou de se contenter de l’offre unique proposée par Apple sans informations aisément accessibles par leurs propres moyens.

La preuve d’un préjudice réel et matériel ne semble pas être aisée à établir dans un tel contexte factuel. Toutefois, les pratiques en cause entrent dans le champ d’application de l’article 102 du TFUE, qui interdit les comportements d’une entreprise ayant pour effet, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou des services, sur la base des prestations des opérateurs économiques, de faire obstacle au maintien du degré de concurrence existant toujours sur le marché, ou encore au développement de cette concurrence12. De ce fait, la Commission aurait potentiellement effectué, en vue de fixer l’amende, une lecture très large du principe connexe selon lequel la qualification d’« abus de position dominante » ne pouvait pas être retenue sans que la démonstration d’un effet anticoncurrentiel soit apportée, tout au moins d’un effet anticoncurrentiel potentiel13, dès lors qu’Apple semble vouloir exclure ses concurrents du marché en maintenant abusivement son monopole par ces pratiques.

Une amende à objectif dissuasif

L’amende s’élevant à 1,8 milliard d’euros constitue à ce jour la troisième la plus élevée infligée par la Commission à un des géants américains, notamment après celles de 2,4 milliards et de 4,3 milliards d’euros infligées à Google, respectivement en 2017 et 2018 (voir La rem n°44, p.14 et n°48, p.5) et la première à l’encontre d’Apple pour la violation du droit européen de la concurrence.

Il y a lieu de rappeler que dans la situation où une infraction d’anti-steering a été qualifiée sur une période de dix ans, il est quasiment impossible de quantifier ou de monétiser l’effet réel ou potentiel sur la concurrence et sur le marché aux fins de déterminer le montant de l’amende à imposer. En effet, la Commission fait valoir qu’elle s’est fondée dans ce but sur les lignes directrices pour le calcul des amendes de 200614. À cet égard, il ressort du communiqué de presse de la Commission qu’elle a adopté une approche conforme, dans un premier temps, au point 7 du préambule des lignes directrices de 2006 et des prévisions relatives à la détermination du montant de l’amende de base, selon lesquelles il y a lieu de prendre en compte la valeur des ventes des biens ou services en relation avec l’infraction, ainsi que la durée de l’infraction et ses conséquences potentielles sur le marché. Cette amende devrait également avoir un effet dissuasif, notamment en la majorant de 10 % par année supplémentaire de continuation de l’infraction. C’est pourquoi, dans un second temps, la Commission a estimé que, dès lors qu’Apple avait présenté des informations inexactes dans le cadre de la procédure administrative, il s’agit d’une infraction continue sur dix ans et, compte tenu du chiffre d’affaires total d’Apple, la somme forfaitaire de 1,8 milliard d’euros infligée à la marque à la pomme serait suffisamment dissuasive et nécessaire, notamment car le préjudice causé était essentiellement d’ordre moral pour les consommateurs, ce que ne prend pas en compte la méthodologie prévue dans les lignes directrices de 2006. En outre, la Commission entend dissuader non seulement Apple de récidiver sur une telle infraction, mais également les autres acteurs et opérateurs sur le marché d’adopter des comportements identiques ou similaires. Il s’ensuit que cette amende est assortie de l’obligation pour Apple de supprimer toutes les dispositions relatives à une pratique d’anti-steering, et de ne pas réitérer ce comportement ou tout autre qui pourrait avoir un effet équivalent. Cela impliquerait des changements structurels qui pourraient également avoir un impact direct sur Apple, sur son organisation interne et sur le développement de ses logiciels.

Cette décision fera très probablement l’objet d’un recours en annulation devant le Tribunal de l’Union européenne. Il n’en demeure pas moins que la Commission a véhiculé un message clair, fort et sans précédent dans le cadre de sa lutte contre les abus de position dominante, qui pourrait refléter la sévérité avec laquelle l’exécutif européen compte mettre en œuvre sa politique de défense commerciale, notamment avec l’entrée en vigueur récente du Digital Markets Act et du Digital Services Act.

Sources :

  1. Au moment de la rédaction, la notification des griefs, les réponses et la décision finale n’avaient pas encore fait l’objet de publication.
  2. Voir communiqué de presse du 4 mars 2024 de la Commission européenne, accessible sur : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_ 24_1161
  3. Voir communiqué de presse du 16 juin 2020 de la Commission européenne, accessible sur : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_ 20_1073
  4. Ménage Gaëlle, « La Commission européenne inflige à Apple une amende record de 1,8 milliard de dollars », Forbes, 5 mars 2024.
  5. En vertu de l’article 263, paragraphe 4, du TFUE, le Tribunal de l’Union européenne est, en substance, compétent pour connaître des recours directs (recours en annulation) intentés par des personnes physiques ou morales, contre des actes dont elles sont les destinataires ou qui les concernent directement et individuellement, comme c’est, prima facie, le cas de la présente décision.
  6. Directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs dans le marché intérieur et modifiant la directive 84/450/CEE du Conseil et les directives 97/7/CE, 98/27/CE et 2002/65/CE du Parlement européen et du Conseil et le règlement (CE) n° 2006/2004 du Parlement européen et du Conseil (« directive sur les pratiques commerciales déloyales ») (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE), JO 2005, L 149, p. 22-39.
  7. Point 7 du préambule de la directive sur les pratiques commerciales déloyales.
  8. Point 8 du préambule de la directive sur les pratiques commerciales déloyales.
  9. Article 2, sous d), de la directive sur les pratiques commerciales déloyales.
  10. Article 5, paragraphe 1, de la directive sur les pratiques commerciales déloyales.
  11. Article 5, paragraphe 3, de la directive sur les pratiques commerciales déloyales.
  12. Voir en ce sens, arrêt du 14 octobre 2010, Deutsche Telekom/Commission, C-280/08 P, EU:C:2010:603, point 174 et jurisprudence citée.
  13. Voir en ce sens, arrêt du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commission (Google Shopping), T-612/17, EU:T:2021:763, point 438 et jurisprudence citée.
  14. Lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement (CE) n° 1/2003 (2006/C 210/02).
Assistant juriste à la Cour de justice de l’Union européenne