ASML : la guerre des semi-conducteurs opposant la Chine et les États-Unis implique les Pays-Bas

L’un des principaux fournisseurs mondiaux d’équipements de photolithographie pour l’industrie des semi-conducteurs, l’entreprise néerlandaise ASML, se retrouve au cœur de tensions géopolitiques entre la Chine, qui cherche à développer sa propre industrie, et les États-Unis, qui tentent, par tous les moyens, de freiner son accès aux technologies les plus avancées.

Depuis plus d’un demi-siècle, le défi de la conception des semi-conducteurs, dont un élément clé est la finesse de la gravure, est de créer des structures de plus en plus petites, intégrant toujours plus de fonctions, avec une consommation d’énergie la plus faible possible, afin d’offrir des performances toujours plus grandes. Les semi-conducteurs, également appelés « puces électroniques » ou « circuits intégrés », ainsi que les microprocesseurs, un autre type de circuit intégré, équipent aujourd’hui une variété croissante de produits, allant des appareils électroniques grand public aux armes de guerre, des réseaux de télécommunication à l’industrie automobile, de l’aérospatiale à la défense en passant par l’industrie médicale, l’industrie énergétique ou l’industrie manufacturière de nouvelle génération. Leur conception et leur fabrication, ainsi que les transferts de technologies et les compétences associées sont devenus l’objet d’enjeux géopolitiques majeurs, particulièrement entre la Chine et les États-Unis depuis 2018, sous la présidence de Donald Trump.

Jusque dans les années 1990, les sociétés de fabrication de semi-conducteurs investissaient dans leurs propres usines, les « fabs » (en anglais, fabrication plant), dont les coûts devinrent prohibitifs au fur et à mesure de la complexité des procédés de conception. La technique de « lithographie suivie de gravure » est la plus courante pour la fabrication de semi-conducteurs. On parle de « photolithographie », car le procédé utilise une source lumineuse à travers un masque pour graver la surface de galettes de silicium, le matériau de base utilisé par les industriels. Si, entre les années 1960 et les années 1990, la photolithographie nécessitait un rayonnement lumineux et une résine photosensible, la miniaturisation croissante des circuits électroniques ont fait évoluer les techniques de conception et de gravure qui s’appuient dorénavant sur les types de rayonnement les moins sujets à la diffraction, tels que la photolithographie aux ultraviolets profonds (DUV, Deep Ultraviolet) ou encore la photolithographie aux ultraviolets extrêmes (EUV, Extreme Ultraviolet) qu’une seule entreprise au monde maîtrise, ASML (Advanced Semiconductor Materials Lithography).

La finesse de gravure des semi-conducteurs fait référence à la taille minimale des éléments qui composent les circuits intégrés sur une puce de silicium. Plus la gravure est fine, plus il est possible d’intégrer un grand nombre de transistors sur une surface réduite, ce qui améliore les performances, la consommation d’énergie et le coût des dispositifs électroniques. Sorti en 2008, l’iPhone 3G d’Apple était équipé d’un micro-processeur Samsung gravé en 65 nanomètres. Six ans plus tard, l’iPhone 6 utilisait un processeur Apple A8 gravé en 20 nanomètres et en 2020 ; l’iPhone 12 est doté d’un processeur Apple A14 Bionic gravé en 5 nanomètres.

Il y a dorénavant trois catégories d’acteurs sur le marché des semi-conducteurs. Les fabricants traditionnels de circuits semi-conducteurs qui conçoivent, fabriquent et vendent eux-mêmes des puces, comme le coréen Samsung, l’américain Intel, l’européen STMicroelectronics ou le japonais Renesas. Les sociétés dites fabless – sans usine –, comme Nvidia, Qualcomm, Xilinx, AMD ou Apple, qui conçoivent et vendent leurs puces, mais sous-traitent leur fabrication à des fonderies. Et, enfin, les fonderies, qui fabriquent des circuits intégrés à partir des plans de leurs clients, comme les taïwanais TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Co. Ltd.) et UMC (United Microelectronics Corp.), le chinois SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation) ou encore Samsung. TSMC est la plus grande fonderie au monde. Créée en 1987, cotée en Bourse à Taïwan et aux États-Unis, elle emploie quelque 50 000 personnes et elle compte parmi ses clients Apple, Qualcomm, Nvidia, AMD ou Huawei.

Fondé en 1984 aux Pays-Bas, coté en Bourse à Amsterdam et aux États-Unis, le discret ASML est, quant à lui, le leader mondial de la fabrication des machines de photolithographie les plus avancées au monde. Avec les japonais Nikon et Canon comme principaux concurrents sur certains types de machines, ASML fournit à la fois TSMC ou Samsung, c’est-à-dire les fabricants de semi-conducteurs et les fonderies. Ses machines de photolithographie aux ultraviolets extrêmes de dernière génération nécessitent quatre à cinq mois de fabrication, et elles coûtent entre 100 et 150 millions d’euros chacune. De 11,8 milliards d’euros en 2019, son chiffre d’affaires s’est élevé à 27,6 milliards d’euros en 2023. C’est le seul acteur au monde à vendre des machines capables de graver des circuits intégrés de 3 nanomètres.

Avec 42 000 employés dans le monde et 23 000 aux Pays-Bas, l’entreprise a l’oreille du gouvernement. Or, en janvier 2024, le PDG d’ASML, Peter Wennink, qui va prochainement céder sa place au Français Christophe Fouquet, actuel directeur des Affaires commerciales, s’est plaint d’un climat d’investissement détérioré aux Pays- Bas et d’une politique migratoire trop restrictive (40 % des employés d’ASML sont étrangers). Il a même déclaré : « si nous ne pouvons pas trouver les gens ici, nous les trouverons ailleurs. Nous irons là où nous aurons accès aux moyens de développer l’entreprise », en citant la France ou l’Allemagne. Des inquiétudes dues à la suppression progressive d’une mesure fiscale avantageuse pour les expatriés, mais également en écho à la montée en puissance du Parti pour la liberté, parti d’extrême droite avec son chef de file, Geert Wilders, dont les idées sont jugées néfastes par de nombreux entrepreneurs néerlandais.

À peine trois mois plus tard, le 6 mars 2024, le quotidien néerlandais De Telegraaf révélait le lancement par le gouvernement sortant de l’opération Beethoven, censée améliorer le « climat d’investissement » dans le royaume. Déterminé à soutenir ASML, afin d’éviter qu’il délocalise ses activités, le Premier ministre sortant, Mark Rutte, a annoncé, le 22 avril, un plan d’investissements de 2,5 milliards d’euros destiné à la région d’Eindhoven, où se trouve le siège d’ASML, dans le but, notamment, d’étendre le Brainport Industries Campus, le parc technologique de la ville de Veldhoven, pour accueillir les 20 000 nouveaux salariés qu’ASML projette d’embaucher, améliorer les infrastructures routières, répondre aux pénuries de logements et, enfin, renforcer le réseau scolaire.

C’est que l’entreprise a essuyé un revers important en janvier 2024 avec l’interdiction ordonnée par le gouvernement de vendre ses machines les plus perfectionnées à la Chine. En effet, si les clients d’ASML sont de toutes les nationalités, la Chine compte pour un peu moins d’un tiers de ses revenus. Et, dans la guerre commerciale qui oppose les États-Unis et l’Empire du Milieu depuis 2018, les Américains utilisent toute leur influence pour empêcher ce dernier de combler son retard en matière de production de semi-conducteurs.

Dès 2019, les États-Unis ont ainsi imposé des restrictions à l’exportation de technologies clés vers la Chine (voir La rem n°64, p.79). Si ASML a vendu des machines de photolithographie offrant une finesse de gravure de 5 nanomètres au coréen Samsung et au taïwanais TSMC, Washington a exercé une pression politique sur les Pays-Bas pour empêcher l’exportation de ces machines vers la Chine. « Citant des sources anonymes, l’agence de presse financière Bloomberg a rapporté que des responsables américains avaient contacté le gouvernement néerlandais et ASML à la fin de l’année dernière [2023] pour tenter de bloquer des expéditions » rapporte La Tribune.

Technologie à usage à la fois civil et militaire, la photolithographie par rayonnement ultraviolet extrême est couverte par l’arrangement de Wassenaar. Établi en 1996 aux Pays-Bas, réunissant quarante-deux pays, dont les États-Unis, la plupart des pays de l’Union européenne ainsi que le Japon, la Corée du Sud et l’Australie, il s’agit d’un régime multilatéral de contrôle des exportations d’armes conventionnelles, ainsi que de biens et technologies à double usage, c’est-à-dire à la fois civil et militaire. Dans ce cadre, le gouvernement néerlandais peut refuser d’accorder une licence d’exportation à ASML et donc l’empêcher d’exporter sa technologie vers la Chine. En représailles, la Chine a annoncé, dès la fin de l’année 2023, mettre fin à l’exportation d’une série de technologies liées à l’extraction de terres rares. En 2022, la part de marché de la Chine dans cette production minière est de 70 %, contre 14 % pour les États-Unis, selon Statista.

Dans un premier temps, Pékin a dû se contenter de machines de photolithographie aux ultraviolets profonds, acquises notamment par SMIC, la plus grande fonderie de semi-conducteurs en Chine continentale, créée en 2000. Mais, depuis le 1er janvier 2024, Washington a fait pression sur ASML pour bloquer les ventes de machines de moyenne gamme à la Chine, en raison de liens présumés de SMIC avec l’armée chinoise, et interrompre la maintenance et la mise à jour des équipements déjà installés. Parmi les clients de SMIC, Huawei, le géant chinois dans le collimateur des États- Unis depuis 2019 (voir La rem n°57-58, p.96), ex- deuxième fabricant mondial de smartphones, après Samsung, interdit d’achat de puces électroniques taïwanaises depuis 2020, et qui a étonné le monde entier en lançant en 2023 un nouveau téléphone, le Huawei Mate 60 Pro, dont la finesse de gravure des circuits intégrés est inférieure à 7 nanomètres. Un revers pour les États-Unis qui tentent, par tous les moyens, de paralyser la capacité de la Chine à produire des semi- conducteurs avancés.

Le 27 mars 2024, le président chinois Xi Jinping, s’adressant au Premier ministre néerlandais sortant Mark Rutte en visite à Pékin, avait ainsi averti qu’« aucune force ne peut entraver le rythme des progrès technologiques de la Chine ». Ce à quoi ce dernier avait répondu que la Chine soutenant la Russie, les exportations des Pays-Bas « de biens susceptibles d’être utilisés à des fins militaires seront examinées de près ». Difficile de tenir un autre discours quand on est l’un des principaux candidats au poste de secrétaire général de l’Otan, et le favori des États-Unis.

Sources :

  • Grasland Emmanuel, « ASML, le plus gros succès européen de la tech », lesechos.fr, 31 mai 2021.
  • Renouard Guillaume, « ASML, ce fleuron de la tech européenne qui ne connaît pas la crise des puces électroniques », latribune.fr, 1er février 2023.
  • Sterling Toby, « ASML to ship first pilot tool in its next product line in 2023, CEO says », reuters.com, September 5, 2023.
  • Dèbes Florian, « Le prochain patron d’ASML, champion européen des semi-conducteurs, sera Français », lesechos.fr, 30 novembre 2023.
  • « Semi-conducteurs : le fabricant européen ASML interdit de vendre certaines machines indispensables à la Chine », AFP, latribune.fr, 2 janvier 2024.
  • Marchand Leïla, « ASML voit ses commandes tripler, signe de reprise sur le marché des puces », lesechos.fr, 24 janvier 2024.
  • Haeck Pieter, « Europe’s tech champions sound the alarm over migration rhetoric », politico.eu, March 7, 2024.
  • Thibault Harold, « Les Pays-Bas coincés dans la guerre des puces électroniques entre les États-Unis et la Chine », lemonde.fr, 29 mars 2024.
  • Freifeld Karen, Alper Alexandra, Sterling Toby, « Targeting Chinese chips, US to push Dutch on ASML service contracts », reuters.com, April 4, 2024.
  • Stroobants Jean-Pierre, « Les Pays-Bas mettent 2,5 milliards d’euros sur la table pour ancrer le géant ASML dans le pays », lemonde.fr, 24 avril 2024.
  • Dèbes Florian, « Le Français Christophe Fouquet prend la tête d’ASML, le champion européen des puces », lesechos.fr, 24 avril 2024.
  • « ASML wil graag in regio Eindhoven groeien, maar heeft een plan B », telegraaf.nl, April 24, 2024.
Docteur en sciences de l’information et de la communication, enseignant à l’Université Paris-Panthéon-Assas, responsable des opérations chez Blockchain for Good