DMA : les plateformes s’adaptent sans entrain et la Commission européenne enquête

En ouvrant cinq enquêtes sur les aménagements proposés par les plateformes en application du DMA, la Commission européenne indique que le nouveau règlement doit provoquer un changement significatif des pratiques des contrôleurs d’accès. Meta, Apple et Alphabet sont ciblés.

Après l’adoption du Digital Markets Act (DMA) en juillet 2022 et son entrée progressive en application depuis le 2 mai 2023, les « contrôleurs d’accès » sont soumis à de nouvelles obligations depuis le 7 mars 2024, un délai ayant été prévu pour identifier les gatekeepers et leur laisser le temps d’adapter en conséquence leurs services. En tout, vingt-deux services sont concernés, parce qu’ils touchent plus de 45 millions d’Européens par mois, 10 000 professionnels par an, ou parce qu’ils sont édités par des groupes qui ont réalisé plus de 7,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires en Europe lors des trois années précédentes ou disposent depuis un an au moins d’une capitalisation boursière supérieure à 75 milliards d’euros (voir La rem n°67, p.14). Ces vingt-deux services avaient donc jusqu’au 6 mars 2024 pour modifier leurs conditions d’utilisation et les mettre en conformité avec le DMA, faute de quoi ils risquaient une amende pouvant aller jusqu’à 10 % de leur chiffre d’affaires mondial, et même 20 % en cas de récidive. L’objectif du DMA est d’éviter, pour les principaux services de l’internet, des pratiques qui nuisent à la concurrence, avec une régulation qui intervient ex ante, avant même que ces pratiques n’aient produit leurs effets, souvent irrémédiables, quand le droit de la concurrence statue toujours ex-post sur les abus de position dominante.

Pour les six groupes qui éditent ces services, à savoir Alphabet, Apple, Meta, Microsoft, Amazon et ByteDance, l’échéance du 6 mars est devenue stratégique. Certains ont tenté d’y échapper en contestant le classement de leurs services dans la liste de ceux soumis aux obligations du DMA. Le 13 février 2024, la Commission européenne a ainsi fait suite aux demandes d’Apple et de Microsoft qui avaient contesté l’inscription d’iMessage et de Bing sur la liste des services de plateforme essentiels. D’autres services sont restés dans la liste mais font l’objet d’un contentieux : Meta a fait appel de la décision de la Commission européenne de considérer Messenger et Marketplace comme des services essentiels ; ByteDance, qui conteste la domination de TikTok sur le marché de la vidéo en ligne, a saisi la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) après le rejet de son référé par le Tribunal de l’Union européenne ; Apple tente également d’exempter l’App Store des obligations du DMA auprès de la CJUE.

Pour les vingt-deux services de la liste (Android, Google Search, Chrome, Google Maps, Google Play, Google Shopping, YouTube, régies publicitaires Google pour le groupe Alphabet ; Amazon Marketplace et régies publicitaires du groupe Amazon ; iOS, Safari, App Store pour Apple ; TikTok pour ByteDance ; Facebook, Instagram, WhatsApp, Messenger, Meta Marketplace, régies publicitaires pour le groupe Meta ; Windows et LinkedIn pour Microsoft), des adaptations ont été déployées afin de se conformer au DMA. Les groupes concernés ont logiquement tenté de faire en sorte qu’elles nuisent le moins possible à leurs modèles d’affaires, même si certaines pratiques sont désormais interdites. Mais, à vouloir limiter le plus possible les inconvénients du DMA, certains de ces groupes ont pris le risque de ne pas répondre intégralement à ses injonctions. Ainsi, le 25 mars 2024, la Commission européenne a annoncé l’ouverture de cinq enquêtes qui concernent Google, Meta et Apple pour non-conformité de leurs services au DMA.

Sur les magasins d’applications, en vertu de l’article 5, paragraphe 4 du règlement sur les marchés numériques, les contrôleurs d’accès doivent permettre aux développeurs d’applications d’orienter sans frais les consommateurs vers des offres en dehors de l’App Store ou du Play Store. Or, des restrictions et des frais s’appliquent, qui posent problème. La Commission a également ouvert une enquête préliminaire sur les conditions tarifaires d’Apple pour les développeurs qui ne souhaitent pas passer par l’App Store, soit en proposant des magasins d’applications alternatifs, soit en proposant des applications à télécharger directement sur le web. En effet, en présentant les nouvelles conditions pour les développeurs le 25 janvier 2024, Apple a certes communiqué sur une baisse des commissions pour ceux qui restent dans son écosystème (la commission passe de 30 à 21 %), mais l’entreprise a en même temps annoncé des frais sur les applications installées sur iPhone sans passer par l’App Store : toute application qui génère plus de 1 million de téléchargements par an devra payer 50 centimes de dollar par téléchargement la première année, et 50 centimes ensuite pour chaque mise à jour à venir. Le coût de sortie de l’App Store pour les applications phares sera donc élevé, ce qui devrait les conduire à rester dans l’écosystème d’Apple. Or, sans ces applications phares, il sera difficile pour les autres magasins d’applications qui pourraient être lancés d’espérer pouvoir s’imposer. Enfin, pour les petits éditeurs, qui sont dispensés de frais si leurs applications ne franchissent pas la barre du million de téléchargements, sortir de l’univers Apple peut être pénalisant au cas où l’entreprise devrait être cédée à un grand groupe qui a intérêt à rester sur l’App Store. Or, quand un éditeur choisit de quitter l’App Store, la sortie est définitive. Ensemble, ces contraintes semblent conduire à exclure toute alternative crédible à l’App Store.

L’enquête de la Commission concerne également un possible « autofavoritisme » de Google Search au profit de ses services de recherche verticale, donc la recherche spécialisée telle que Google Flights, Google Shopping, etc. Pour se mettre en conformité avec le DMA, Google a en effet décidé de donner plus de visibilité aux comparateurs concurrents dans ses réponses. Ce faisant, il dégrade le référencement des offres proposées directement par les hôtels, par les compagnies aériennes, en favorisant les intermédiaires, comparateurs ou agences en ligne, qui prélèvent eux aussi une commission, ce qui a suscité l’ire des hôteliers et des compagnies aériennes.

La Commission européenne s’interroge également sur le respect par Apple de ses obligations concernant la possibilité, pour les utilisateurs de ses terminaux sous iOS, de désinstaller facilement les applications préinstallées, de modifier les paramètres par défaut et d’accéder à des écrans de choix. Le DMA impose, en effet, aux détenteurs des OS dominants sur smartphones, Android et iOS, de proposer des écrans de choix pour le navigateur et le moteur de recherche qui seront installés par défaut lors de la mise en service du téléphone.

Enfin, la Commission européenne a également ouvert une enquête sur le modèle « paiement ou consentement » proposé par Meta pour ses services Facebook et Instagram. Ceux-ci restent gratuits si l’utilisateur accepte l’exploitation de ses données personnelles, faute de quoi il lui est demandé de payer un abonnement pour y accéder sans affichage de publicité ciblée. Sur ce point, la Commission européenne a reçu, le 17 avril 2024, le soutien des Cnil européennes réunies dans l’EDPB (European Data Protection Board) qui, sans citer Meta et ses services, ont considéré la solution du « pay or consent » comme contraire au RGPD. Le règlement européen sur la protection des données personnelles exclut en effet que la collecte des données personnelles soit limitée moyennant paiement, la facturation devant être liée à l’existence d’un service effectivement proposé aux utilisateurs en plus de ce que l’offre en accès libre, avec financement publicitaire, met déjà à leur disposition.

Sources :

  • Woitier Chloé, « Meta et Google livrent un aperçu du big bang provoqué en Europe par le Digital Markets Act », Le Figaro, 24 janvier 2024.
  • Woitier Chloé, « Sous la pression de Bruxelles, Apple annonce ouvrir son écosystème iPhone en Europe », Le Figaro, 26 janvier 2024.
  • Duvert Yann, Trévidic Bruno, Bertrand Philippe, « Ventes en ligne : ce nouveau règlement européen qui inquiète les hôteliers et les compagnies aériennes », Les Échos, 22 février 2024.
  • Dèbes Florian, « Les champions de la tech maintiennent la pression sur le DMA », Les Échos, 4 mars 2024. 
  • Lentschner Karen, « Face aux abus de position dominante des géants de la tech, l’Europe au défi de rendre efficace sa nouvelle arme, le Digital Markets Act », Le Figaro, 7 mars 2024. 
  • « La Commission ouvre des enquêtes pour non-conformité contre Alphabet, Apple et Meta au titre du règlement sur les marchés numériques », communiqué de presse, 25 mars 2024, ec.europa.eu. 
  • Schmitt Fabienne, « Régulation européenne : Apple, Google et Meta soupçonnées de mauvaises pratiques », Les Échos, 26 mars 2024. 
  • Lentschner Karen, « DMA : Bruxelles met la pression sur Meta, Apple et Google », Le Figaro, 26 mars 2024. 
  • « EDPB : les modèles « consentement ou paiement » devraient offrir un véritable choix », communiqué de presse, 17 avril 2024, edpb.europa.eu. 
  • Dèbes Florian, « Les Cnil européennes portent un coup au modèle payant de Facebook et Instagram », Les Échos, 18 avril 2024. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)