Les investissements de Canal+ dessinent une alternative mondiale aux services américains de streaming

En s’apprêtant à prendre le contrôle de MultiChoice, Canal+ fait émerger un géant africain de la télévision qui sera demain le sésame de MyCanal sur le continent, après son entrée en Europe et en Asie.

MyCanal, une plateforme atypique

Les services américains de streaming vidéo se sont tous internationalisés, dans le sillage de Netflix, pour amortir à l’échelle internationale le coût de leurs productions. En France, Max (HBO) est le dernier acteur à se lancer en mai 2024. Face à eux, partout dans le monde, peu d’acteurs parviennent à véritablement résister et à imposer leur offre de contenus payants. Canal+ fait partie des exceptions qui confirment la règle.

Cinq ans après l’arrivée de Netflix en France, qui s’est aussitôt imposé, Canal+ a abandonné son ancienne stratégie d’offre contrôlée et exclusive pour distribuer également les offres de ses concurrents à partir de 2019 (voir La rem n°53, p.39). En effet, en tant qu’éditeur de chaînes ou de services, Canal+ a, certes, des contenus originaux dans le sport, dans les séries, dans le cinéma en France, grâce à sa position privilégiée dans la chronologie des médias, mais cela ne suffit pas face à Netflix ou Disney+.

Afin de protéger l’offre de contenus qui fait la puissance de la marque Canal+, le développement des activités de distribution et d’agrégation des offres concurrentes s’est ainsi imposé : plus les clients souhaitent disposer des contenus de Canal+ et d’un autre service, plus ces « autres » services dépendent de Canal+ comme distributeur pour toucher un public plus large. Apple en a tiré les conséquences sur le marché français en avril 2023 et a confié à Canal+ la distribution d’Apple TV+, en association avec les abonnements à MyCanal.

C’est là toute l’originalité du positionnement stratégique de Canal+ : le groupe dépend de ses chaînes de télévision premium (dont la chaîne Canal+) pour renforcer son identité de marque ; il investit en revanche dans l’agrégation en ligne d’offres tierces (MyCanal) parce que, dans le streaming vidéo, les seuls contenus de Canal+ sont insuffisants pour assurer un parc d’abonnés conséquent. MyCanal émerge alors comme concurrent d’autres agrégateurs de flux, à l’instar d’Amazon Prime Video qui mélange contenus « maison » et offres de tiers (le Pass Warner en France). Pour cette raison, MyCanal est une « plateforme » atypique qui réunit depuis une interface unique une offre de chaînes, une offre de replay, une offre de streaming vidéo, toutes étant issues de différents acteurs.

L’internationalisation du modèle Canal+ et l’enjeu du financement des contenus

La particularité de MyCanal comme « plateforme » tout-en-un (chaînes, replay, VOD) explique pourquoi le groupe Canal+ mise encore sur la télévision pour résister à l’arrivée des acteurs américains de streaming vidéo, en même temps qu’il cherche à s’internationaliser pour atteindre une taille critique. L’exportation de MyCanal ne passe donc pas systématiquement par le lancement dans d’autres pays du service de streaming vidéo, comme le font tous les acteurs américains. L’internationalisation par la télévision l’emporte en général, par exemple avec une chaîne de télévision et un service de streaming lancés en Autriche en 2022, ou le lancement d’un bouquet de télévision par satellite en Éthiopie en 2011, avec pour objectif de convertir ensuite les abonnés à MyCanal une fois la fibre déployée dans le pays.

Dès lors, quand il cherche à s’internationaliser, le groupe Canal+ va tout à la fois investir dans des distributeurs issus du streaming, mais aussi dans des distributeurs spécialisés dans la télévision. Il se positionne sur les nouveaux marchés du streaming vidéo (voir La rem n°67, p.59) quand il investit en juillet 2023 dans le suédois Viaplay, au capital duquel Canal+ s’est encore renforcé le 1er décembre 2023 (il détient désormais 29,33 % du capital aux côtés du tchèque PPF avec 29,29 % du capital), ou quand il investit dans le hong-kongais Viu en juin 2023, et de nouveau le 26 février 2024 pour contrôler désormais 30 % du capital. Le groupe Canal+ va simultanément investir dans des distributeurs plus classiques, dès lors qu’ils lui permettent d’accéder à de nouveaux abonnés, comme le rachat du groupe luxembourgeois M7 en 2019 (voir La rem n°53, p.36) et, aujourd’hui, du rachat en cours du groupe sud-africain MultiChoice.

Dès 2020, Canal+ a investi dans le premier groupe privé africain, présent d’abord dans les pays anglophones du continent avec 20 millions d’abonnés répartis entre sept pays. En Afrique, en effet, la télévision est surtout payante quand elle n’est pas piratée. Dans l’Afrique francophone, Canal+ est accessible dans un plus grand nombre de pays, vingt-cinq en tout, mais avec seulement 8 millions d’abonnés, un chiffre toutefois multiplié par dix en dix ans. Afin de faire émerger un leader incontestable de la télévision payante en Afrique, le groupe Canal+, présent à 30 % au capital de MultiChoice, a proposé à son conseil d’administration, le 1er février 2024, de lancer une OPA sur le solde de son capital pour 1,5 milliard d’euros, soit une prime de 40 % sur le cours du groupe au 31 janvier 2024.

L’offre a été refusée par MultiChoice, car jugée insuffisante : Canal+ y a déjà investi 1 milliard d’euros et sa proposition valorisait le groupe dans son ensemble de 2,5 milliards d’euros. Le 8 avril 2024, les deux groupes annonçaient s’être mis d’accord sur une prise de contrôle de MultiChoice par Canal+ pour une valorisation de 2,7 milliards d’euros en tout. L’offre répond aux enjeux qui sont ceux de Canal+, puisque le communiqué précise que « les habitants de toute l’Afrique pourront bénéficier d’une offre enrichie de contenus et de services associés, dans un écrin technologique répondant aux meilleurs standards du marché, développé et appartenant à ce nouvel ensemble ».

Les chaînes MultiChoice seront donc demain la porte d’entrée de MyCanal dans l’Afrique anglophone, avant que Netflix et ses épigones ne viennent se positionner sur ces marchés où le faible développement d’internet leur interdit pour l’instant de se développer. Avec une taille critique sur le marché africain, Canal+ a, en outre, l’assurance de pouvoir monter en gamme la production de films et séries en Afrique pour constituer un catalogue de référence. Si l’opération aboutit, Canal+ devra toutefois s’entendre avec NBCUniversal qui, en 2023, a pris une participation de 30 % dans Showmax, le service de streaming vidéo de MultiChoice. En même temps, Canal+ changera de taille à l’échelle internationale : avec 26 millions d’abonnés actuellement, et les 20 millions apportés par MultiChoice, Canal+ aura en tout quelque 50 millions d’abonnés dans le monde, se rapprochant des géants américains du streaming de taille intermédiaire, par exemple Paramount+ et ses 67,5 millions d’abonnés dans le monde début mars 2024.

Sources :

  • Loignon Stéphane, Madelaine Nicolas, « Canal+ au secours du streamer nordique Viaplay », Les Échos, 4 décembre 2023.
  • Loignon Stéphane, « Sous le capot de MyCanal, l’atout technologique et stratégique de Canal+ », Les Échos, 11 janvier 2024.
  • Sallé Caroline, « L’Afrique, tremplin stratégique pour faire de Canal+ un champion mondial », Le Figaro, 2 février 2024.
  • « Streaming : Canal+ à 30 % dans le capital de Viu », avec AFP, cbnews.com, 26 février 2024.
  • Loignon Stéphane, « MultiChoice, le pari à 2,5 milliards d’euros de Canal+ en Afrique », Les Échos, 2 février 2024.
  • Alcaraz Marina, « MultiChoice refuse l’offre de Canal+ », Les Échos, 6 février 2024. 
  • Alcaraz Marina, « Le sud-africain MultiChoice ouvre la porte à Canal+ », Les Échos, 6 mars 2024. 
  • Loignon Stéphane, « Les voyants sont au vert pour le rachat de MultiChoice par Canal+ », Les Échos, 9 avril 2024. 
Professeur à Aix-Marseille Université, Institut méditerranéen des sciences de l’information et de la communication (IMSIC, Aix-Marseille Univ., Université de Toulon), École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM)